Par Andrew Korybko – Le 30 octobre 2018 – Source orientalreview.org
Merkel a déclaré que son pays suspendait ses engagements contractuels, prévoyant que l’Allemagne livre au Saoud des systèmes d’armement à hauteur de centaines de millions de dollars cette année, tant que Riyad ne répondrait pas de manière responsable à toutes les questions concernant l’assassinat de Khashoggi.
Elle a été jusqu’à qualifier cet événement de « monstrueux » et a promis qu’elle ferait pression sur ses alliés de l’UE à en faire autant. Pour horrible que la mort du dissident soit pour beaucoup, les normes internationales veulent qu’elle ne relève cependant que des affaires internes de l’État saoudien : l’homme a disparu alors qu’il était au consulat, territoire souverain du pays, et sa mort n’implique que des ressortissants saoudiens. En outre, la vente d’armes conventionnelles au Royaume n’a rien à voir avec la mort de ce journaliste. Cette décision allemande apparaît surtout comme une manière bien pratique pour la chancelière de faire pression sur le Royaume, et tâcher de le faire adhérer à son agenda politique de gestion de cette crise de relations publiques.
Chose ironique au plus haut point : l’Allemagne utilise ses ventes d’armes comme levier auprès des Saoud, opaques à un point caricatural, pour la mise en place d’une enquête transparente sur la mort de Khashoggi, mais, si l’enquête en question en venait à satisfaire Merkel, elle n’a cure de la très haute probabilité que ces livraisons d’armes, une fois débloquées, serviront à tuer bien d’autres personnes dans la guerre saoudienne du Yémen. Il ne s’agit pas ici de juger l’Allemagne, ou quelque pays que ce soit, de pratiquer la « diplomatie militaire » pour faire valoir ses intérêts, mais plutôt de mesurer le degré d’hypocrisie dont fait preuve l’Union européenne quand il s’agit d’exporter ses soi-disant « valeurs », alors qu’elle passe son temps à les fouler aux pieds dans un jeu de realpolitik. Et à ce jeu-là, chacun peut jouer, et les Saoudiens viennent, au vu des développements récents, de perdre toute foi dans la fiabilité de leurs soi-disant « partenaires occidentaux » de l’UE.
Dans la même veine, il est censé de voir l’Arabie saoudite renforcer ses liens avec la Russie, en réponse à l’instrumentalisation politique allemande de ses livraisons d’armes. Moscou ne pratique jamais ce genre de chantage avec ses partenaires, et constitue donc un partenaire d’affaire plus sérieux que Berlin. Les effets de la décision allemande seront très éloignés de ce qu’elle escompte : l’Arabie saoudite ne se soumettra pas à une « solution politique » élaborée à l’étranger, en règlement de l’assassinat de Khashoggi ; ce plan comprendrait possiblement des risques de changement de régime en Arabie saoudite, si le prince de la couronne Mohammed Bin Salman était déclaré coupable de ce crime aux yeux du tribunal de l’opinion publique européenne. Bien au contraire, l’Arabie saoudite est plus que jamais encouragée à poursuivre la diversification de son ancienne dépendance stratégique vis à vis de l’Occident, et va se rapprocher, en réponse aux pressions de l’UE, de pays comme la Russie et même la Chine. L’Arabie saoudite pourrait se transformer en acteur plus responsable dans l’ordre mondial multipolaire émergent.
Le présent article constitue une retranscription partielle de l’émission radiophonique context countdown, diffusée sur Radio Sputnik le vendredi 26 octobre.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone