Par Valentin Katasonov – Le 21 septembre 2016 – Source Strategic-Culture
Le Fonds monétaire international était perché sur une branche précaire qu’il a coupée. Le Conseil d’administration du FMI s’est réuni à Washington le soir du 14 septembre 2016. La grosse question dans leur agenda était de savoir s’il fallait faire un chèque de $1 milliard à l’Ukraine. Et ils l’ont fait. Sauf l’administrateur représentant la Russie, qui a voté contre le paiement.
Ce ne fut pas un événement ordinaire, mais il aura un impact, d’abord et avant tout, sur le sort du Fonds monétaire international.
L’argent en question fait partie d’un accord avec le FMI pour fournir à l’Ukraine $17,5 milliards de dollars en prêts, en vertu d’un programme de quatre ans pour soutenir l’économie ukrainienne, qui a été étudié avec la participation active du FMI. Le financement étranger pour ce programme, y compris le prêt du FMI, totalise $40 milliards de dollars. Dans le cadre de ce programme Kiev a reçu sa première tranche de $5 milliards de dollars, suivie par une seconde de $1,7 milliard, et attend de nouveaux décaissements. Cependant, le troisième versement, prévu fin 2015, n’est jamais arrivé. Le processus s’est arrêté.
L’explication officielle était centrée autour du fait que l’Ukraine a été incapable de respecter ses engagements. C’était particulièrement vrai surtout quand il s’est agi de diverses réformes promises dans le système d’imposition, la sécurité sociale, les tarifs des services fournis par des entreprises commerciales du secteur, et ainsi de suite. Le FMI a également cité le manque de progrès dans la privatisation, la lutte contre la corruption, etc. Cette liste de griefs a été mise à jour et modifiée presque tous les mois.
Pour mémoire, l’Ukraine a jusqu’à présent réussi à tirer un total d’environ $20 milliards du FMI depuis 1994. Un coup d’œil sur la documentation de ces années montre que l’Ukraine n’a jamais respecté ses obligations dans leur intégralité, mais l’argent du FMI n’a cessé de couler. Donc, quelque chose d’autre a dû se passer.
Lorsque l’Ukraine devint un sujet mondial brûlant au début de 2014, les États-Unis ont commencé à utiliser Kiev pour faire pression sur la Russie – et des changements radicaux ont commencé à prendre place dans la vie du FMI. Oncle Sam est le plus gros actionnaire du fonds – il a une majorité de blocage dans le capital et les droits de vote de cette institution financière internationale – et avec une impudeur totale, il a commencé à instrumentaliser le FMI comme outil pour faire avancer sa propre politique ukrainienne. La décision du FMI d’émettre le dernier emprunt remonte au début de l’année dernière, suite à une pression sans précédent de son plus gros actionnaire. Mais cette décision a été prise contre la loi, et tous les membres du Conseil d’administration du Fonds, y compris la directrice générale Christine Lagarde, le savaient.
Tout d’abord, l’offre précédente du FMI d’étendre son crédit à l’Ukraine en 2014 n’était plus en vigueur. La raison en est très simple : l’emprunteur n’est pas solvable. On pouvait penser que cela aurait fermé le chapitre des relations du FMI avec son client. Cela avait été la réponse du FMI à de nombreux pays depuis des décennies. Mais quelque chose sans précédent s’est produit : ce client insolvable s’est vu offrir un nouveau contrat de prêt au printemps 2015, à des conditions beaucoup plus favorables que le précédent.
La deuxième difficulté, encore plus significative, est le fait que le fonds n’est pas autorisé à émettre des emprunts pour des raisons politiques. Les règles de cette organisation sont clairement écrites, noir sur blanc : les prêts ne sont pas octroyés à des pays en guerre. Il faudrait être aveugle pour nier le fait qu’une guerre sanglante faisait rage en Ukraine au printemps 2014. Toutefois, Mme Lagarde et d’autres fonctionnaires du FMI ont reçu l’ordre du plus gros actionnaire du fonds d’obéir aveuglément. Voilà l’environnement dans lequel ils ont pris leur décision au sujet d’un accord de prêt à l’Ukraine.
Le FMI a toujours été une institution politisée et un outil important de la politique étrangère américaine. Cependant, Washington et le fonds ont, tous deux, observé des normes minimales de bienséance, agissant selon les règles qui avaient été formellement approuvées par tous les membres de l’organisation. Parfois, ils ont essayé de changer ces règles pour mieux répondre à leurs besoins, mais ils l’ont fait dans le cadre des procédures existantes.
Aujourd’hui, aucun sens des convenances n’a prévalu. Un accord de prêt de $3 milliards, signé en décembre 2013, entre la Russie et l’Ukraine a expiré en fin d’année dernière. Selon les termes du prêt, la Russie utilisait l’actif de son propre Fonds national de santé pour acheter des obligations en euros émises par le Trésor de l’État ukrainien. Bien avant la date d’échéance, le gouvernement ukrainien – aiguillonné par Washington – a commencé à annoncer que le prêt ne serait pas remboursé, exigeant que Moscou restructure la dette de la même manière que Kiev avait réussi à restructurer d’autres dettes étrangères en Euro Bonds au cours de l’été 2015.
Mais cette restructuration de la dette en Euro Bonds concernait des titres achetés par des investisseurs privés. La Russie est dans une catégorie différente. La dette de Kiev à Moscou, pour $3 milliards, est un exemple classique de dette souveraine. Kiev répugne à l’admettre, en essayant d’assimiler celle-ci à une dette due aux détenteurs privés d’obligations en euros. Le FMI prétendait que le différend entre Moscou et Kiev ne le concernait pas.
Mais en même temps, Christine Lagarde et d’autres responsables du fonds étaient bien conscients que ce problème de la dette pourrait avoir un impact sérieux sur l’avenir de l’institution financière internationale. Après tout, un refus catégorique de remboursement, de la part de Kiev, pour une dette à Moscou signifierait un défaut complet. Arrivé à ce point, le programme entier pour ressusciter l’économie ukrainienne, grâce à l’accord sur le prêt le plus récent, serait sorti des rails. Et ce serait inacceptable, puisque le plus gros actionnaire insiste pour que le FMI soutienne le régime de Kiev sans condition.
Mais l’an dernier, le fonds a été obligé d’ admettre que un plus un font deux, c’est à dire que la dette de l’Ukraine à la Russie est une dette souveraine. Sous la pression de Washington, le FMI a simultanément fait un pas supplémentaire. Il a apporté des changements révolutionnaires à ses règles de prêt, «juste pour l’Ukraine». Les nouvelles règles assurent qu’il est possible de continuer à étendre le crédit à un pays, même s’il fait complètement défaut sur sa dette souveraine. Cependant, une provision a été incluse disant que le prêt ne pourrait continuer que si le pays débiteur démontrait un «effort de bonne foi» pour parvenir à un accord avec son pays créancier.
Après cela, tout s’est déroulé sans accroc. En décembre 2015, Kiev a officiellement déclaré qu’il ne paierait pas sa dette à la Russie. Cela signifie un défaut complet sur sa dette souveraine. Mais personne au FMI n’a noté que cela était arrivé ! Même les agences de notation mondiales – qui ajustent généralement leurs évaluations chaque fois qu’un pays débiteur éternue – «n’ont pas remarqué».
Et Kiev a commencé à se comporter avec une audace sans précédent une fois qu’elle se sentait en toute sécurité sous l’aile de l’Oncle Sam, en clamant que la dette à la Russie ne serait jamais remboursée. Il n’y eut même aucune tentative de fabriquer l’apparence que la nation débitrice agissait de «bonne foi» pour résoudre ses problèmes de dette avec le pays créancier. Moscou a porté la question de la dette de l’Ukraine devant un tribunal international, mais il semble que ce dernier va prendre tout son temps pour se prononcer sur la question.
Il ne serait pas exagéré de dire qu’il y a eu une révolution dans la finance mondiale à la fin de 2015. Au fil du temps, elle va envoyer une puissante vague de chaos dans le système financier mondial. Ce système a été privé des règles et des lignes directrices les plus rudimentaires qui avaient auparavant sauvegardé les marchés mondiaux en évitant l’entropie des finances.
La vie n’a pas été facile l’année dernière pour Christine Lagarde, la directrice général du fonds. Elle est bien consciente que le nihilisme qui prospère actuellement au FMI pourrait mal finir pour cette institution. Elle a résisté à la pression de son plus gros actionnaire comme elle le pouvait, mais l’Oncle Sam a eu recours à des moyens de pression éprouvés sur les fonctionnaires publics.
L’an dernier, un tribunal français a commencé à enquêter de façon inattendue sur Mme Lagarde pour d’éventuels abus de pouvoir alors qu’elle était ministre française des Finances. Cependant la poussière est vite retombée sur cet épisode juridique, signalant que la directrice générale du FMI a succombé aux «arguments» avancés par son plus gros actionnaire.
Pendant quelques mois, Lagarde a traîné les pieds comme elle pouvait, en essayant d’éviter le cauchemar qui s’est néanmoins produit le 14 septembre à la réunion du conseil d’administration du FMI. La raison pour laquelle la décision de fournir à l’Ukraine le prochain versement du prêt était reportée continuellement n’est pas parce que Kiev «ne remplit pas» quelques conditions – ce pays n’est pas en mesure de remplir quoi que ce soit – il s’agissait seulement d’un peu de théâtre chorégraphié par Mme Lagarde. Mais finalement le metteur en scène – Oncle Sam – est intervenu et a dit à la bureaucrate d’arrêter de foutre la merde. Oncle Sam se moque de la «reprise économique» de l’Ukraine, mais les États-Unis ont besoin de ce pays – sous son régime actuel – comme un outil pour continuer à mettre la pression sur la Russie. Donc, la contrainte politique et militaire n’est pas suffisante, il faut y ajouter la financière. Le FMI est essentiel pour arriver à ces fins.
Le récent comportement irresponsable de Washington envers le FMI rappelle Érostrate – le pyromane légendaire de la Grèce antique – mettant le feu au temple d’Artémis. Pendant sept décennies, le fonds a été un outil utile de politique étrangère pour les États-Unis, mais maintenant ces jours heureux s’achèvent pour Washington. La grande majorité des membres du FMI en a marre de la mainmise de l’Amérique. Et finalement le mécontentement a conduit au début du processus de réforme du fonds, surtout en ce qui concerne la révision des quotas de parts de capital et des voix attribuées à ses pays membres. Dans un proche avenir cela pourrait entraîner une perte de la participation majoritaire des États-Unis dans le capital et le pouvoir de vote du FMI. Ce n’est pas ce genre de FMI dont Oncle Sam a besoin.
Ce n’est pas la Russie qui a pris le plus gros coup lors de la session de vote du 14 septembre au conseil d’administration du FMI. La principale victime est le fonds lui-même. Ainsi que le système financier global qui a évolué au cours des sept décennies depuis la Seconde Guerre mondiale.
Valentin Katasonov
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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