Sentiments d’Empire : Donald Trump, le Groenland et les transactions immobilières coloniales


Par Binoy Kampmark − Le 24 août 2019 − Source orientalreview.org

Frederiksen

Mette Frederiksen, Premier ministre du Danemark

Les critiques ne l’ont-ils pas encore compris ? Donald Trump, le président des USA, joue avec les déclarations absurdes et les conjugue pour suivre un chemin de pensée. Ses commentaires au départ délirants, quand on en assemble le puzzle, peuvent avec le temps révéler ce schéma.


Prenons, par exemple, sa dernière proposition d’acheter le Groenland. Aujourd’hui considérée comme risible, l’achat de territoires n’est pas sans précédents historiques notables dans l’histoire de la politique étrangère étasunienne. L’agrandissement territorial réalisé de la sorte s’apparente même à une spécialité étasunienne, en complément de la technique habituelle bien connue consistant à user de la conquête militaire par la force.

L’achat de la Louisiane par le président Thomas Jefferson, en 1803, constitua une bonne affaire : le territoire des États-Unis en fut quasiment doublé. L’Alaska également fut vendue aux USA par la Russie, en 1867, pour 7,2 millions de dollars. Ce fut une opération que les Russes allaient regretter : en un demi-siècle, les USA en tirèrent un profit au centuple.

Au cours de cette même décennie de la seconde moitié du XIXe siècle, les dirigeants du département d’État étasunien portèrent leur attention sur le Groenland. Benjamin Mills Peirce compila une publication pour le département d’État en 1868, jeta un œil plutôt insistant sur les ressources de l’Islande ainsi que du Groenland, tout en saluant le traité avec le Danemark, ostensiblement établi afin de céder le contrôle des îles de St Thomas et de St Jean [constituant les îles vierges des États-Unis, aux Antilles, NdT] aux USA. (Le département d’État des USA décrit cette tentative de la part du secrétaire d’État William Henry Seward d’acquérir les Indes occidentales danoises sous la formule assez laconique d'”expansion territoriale pacifique.”)

Cette observation, intégrée à la publication en question, n’est pas sans imprécisions, largement fondées sur un optimisme prématuré : le sénat des USA rejeta vindicativement le traité, bien qu’il fût ratifié par le parlement danois et bien que le vote l’ait plébiscité. Le sénat s’irritait du soutien continu de Seward au président Andrew Jackson au cours des procédures de destitution. Les intérêts étasuniens ne changèrent pas, mais ce fut ensuite la chambre haute du parlement danois qui refusa de ratifier l’accord en 1902, formant en quelque sorte la réponse du berger à la bergère. Ce ne fut qu’au cours de la 1re guerre mondiale que le transfert des Indes occidentales danoises fut formalisé aux USA, le 1er avril 1917.

Le rapport de 1868 utilise un langage assez semblable à celui de Trump, que ce soit en termes politiques ou économiques. Les autorités danoises y sont tenues responsables de leur grande négligence des importantes possibilités de développement. L’Islande est vantée pour ses “pâturages et terres arables, ses mines précieuses, ses zones de pêches splendides, et sa puissance hydraulique inégalée”. Développé à son plein potentiel (comprendre, par les USA), une population d’un million pourrait y vivre. La population du Groenland est également décrite comme “négligée par le Danemark”, en dépit du fait que l’île dispose d’une grande diversité de faune propice à être chassée, comprenant “baleine, morse, phoque, et requin, morue, cabillaud, saumon, truite, et hareng.” Il serait particulièrement intéressant pour les USA de s’emparer du Groenland : cela constituerait un nouveau flanc à l’“Amérique britannique sur l’Arctique et le Pacifique” et l’éloignerait de la Grande-Bretagne, en vue de “devenir partie intégrante de l’Union américaine.”

L’offre de Trump a été prise avec assez de sérieux pour que les médias la reprennent un peu partout. Scott R. Anderson, de la Brookings Institution, n’espérait pas que les discussions puissent déboucher. “Malheureusement pour le président, acheter et vendre le Groenland s’apparente, selon toutes probabilités, à une impossibilité légale et politique.”

Anderson reconnaît une avidité traditionnelle vis-à-vis du Groenland, qui constitue un joyau en matière de ressources naturelles et minières. En outre, sa proximité avec la Russie et l’Arctique, pour reprendre les mots d’Anderson, “en fait un atout stratégique pour héberger diverses installations militaires et de renseignements.” Ce point est d’ores et déjà illustré par l’existence d’une base aérienne étasunienne à Thulé, maintenue depuis la Seconde Guerre mondiale avec l’approbation des autorités danoises. Il est vrai que cette présence avait été encouragée par l’occupation par l’Allemagne nazie du royaume en 1940, qui avait laissé le Groenland glisser dans l’orbite étasunienne. Six années plus tard, le président Harry Truman voulut formaliser cette prise de possession : il proposa la somme de 100 millions de dollars en échange de l’île.

Étant donné que le gouvernement danois autorise déjà un large niveau d’influence étasunienne, il aurait pu être prudent, du point de vue de Trump, d’exercer celle-ci selon les formes traditionnelles d’ingérence apparemment bénigne. C’est l’approche que l’on peut observer vis-à-vis de l’Australie, où une présence militaire étasunienne accrue est en cours du fait de rotations de marines étasuniens dans les territoires du nord du pays. Mais une telle technique apparaît trop calme au vu des procédés de nouage et de dénouage d’alliances de Trump. Mercredi dernier, il a annulé une visite prévue au Danemark, qualifiant les commentaires de Mette Frederiksen, le Premier ministre du Danemark, de “désagréables.”

Madame Frederiksen ne s’est pourtant montrée désagréable que par perplexité. Parler d’acheter le Groenland était “une discussion absurde”, quand bien même les USA achetèrent bel et bien les Indes occidentales danoises contre monnaie sonnante et trébuchante, et gardèrent par la suite un œil attentif, la main près de la poche, à leur expansion en Atlantique. Dimanche, elle a déclaré à un journaliste de télévision que, “Heureusement, l’époque où l’on achetait et vendait d’autres pays et leurs populations est révolue. Laissons les choses comme elles sont.” Elle réalisa une légère concession. “Blague à part, nous adorerions pour autant développer une relation stratégique encore plus proche avec les USA.” Une coopération plus avancée quant aux “événements en Arctique” reste à l’ordre du jour.

Malgré ces quelques rares dérapages de la posture de Mme Frederiksen envers les États-Unis, la politique étrangère danoise est restée fermement arrimée à celle des États-Unis depuis les attentats du 11 septembre 2001, qui avaient mis fin à une longue histoire de non-interventionisme. Le parlement danois avait donné son accord sans réserve à toutes les actions de représailles étasuniennes, et avait envoyé des soldats se joindre aux entreprises guerrières en Afghanistan, en Irak et en Syrie. Les pertes militaires par habitant du Danemark sont les plus élevées parmi tous les pays partenaires de la coalition ayant mené ces tentatives hasardeuses. Cet épanchement de sang a amené à des observations particulièrement vomitives, telles celles de l’ancien premier ministre Anders Fogh Rasmussen, qui a décrit le royaume comme “l’allié le plus grand et le plus petit de l’Amérique”. (Une exposition du Museum of Danish America, en 2017, proclamait sans réserve que les USA et le Danemark “disposent de la relation diplomatique ininterrompue le plus durable au monde, remontant à 1801.”)

On peut également mentionner la relation tendue et compromise du Danemark avec le Groenland, chose qui rend ce dernier sensible aux influences étrangères. L’entité, fortement autogouvernée, a capitalisé sur l’indifférence du Danemark en essayant d’attirer des investissements chinois pour développer trois aéroports, afin de fiabiliser les connexions avec les USA et l’Europe. (Le Danemark avait cédé l’an dernier, non sans renâcler, afin de garder la république populaire de Chine à l’écart.) Le ministre des Affaires étrangères du Groenland a quand même établi ses limites face à la proposition d’achat. “Nous sommes ouverts aux affaires”, énonce un tweet officiel, “mais pas à vendre.”

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Cette carte de l’Arctique illustre l’importance du Groenland dans la région, ainsi que l’absence des USA, qui pourtant ne manquent pas de s’ingérer dans les affaires de la région. Source : wikipedia

Cette escarmouche sur le Groenland a révélé le contexte non historique obstiné du monde de Trump. Les Alliés, pour commencer, doivent rester terrifiés, et leurs tentatives rejetées et qualifiées de misérables. Malgré les contributions du Danemark aux tentatives imprudentes de l’empire étasunien, il restait de quoi houspiller le pays du fait qu’il ne verse que 1,35% de son PIB à l’OTAN. “C’est un pays riche”, avait tweeté Trump, “ils devraient être à 2%”.

Le président a été insulté, son ego a été mis à mal par le Premier ministre d’un petit état. “On ne parle pas ainsi aux États-Unis, en tous cas, pas tant que j’en serai le président” a-t-il déclaré à des journalistes à Washington. “Je pense que ce n’était pas une déclaration aimable, la manière dont elle m’a repoussé”. On n’a jamais repoussé les USA, et ceux-ci restent la pierre d’achoppement surdimensionnée de la politique étrangère danoise. Quant au Groenland, M. Trump aurait peut-être été avisé de poser la question à son propre premier ministre, Kim Kielsen.

Binoy Kampmark

Traduit par Vincent, relu par Olivier pour le Saker Francophone

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