Par Dmitry Orlov – le 10 novembre 2015 – Source Club Orlov
Partie I, Partie II, Partie III, Partie IV
Avant d’aller plus loin en décrivant comment les technologies politiques peuvent être utilisées pour apporter le genre de changement social radical qui pourrait accorder à l’humanité un nouveau bail pour sa vie sur la planète Terre, nous allons décrire à quoi ces technologies «proches de la nature» pourraient ressembler. Par «proche de la nature», nous entendons quelque chose qui est en équilibre avec la nature, ses rythmes, à la fois diurnes et annuels, et ses cycles : de l’eau, du dioxyde de carbone (CO2), des nutriments organiques et du renouvellement des générations humaines. Par «technologies», nous entendons le savoir-faire, transmis de génération en génération, dont on a besoin pour survivre, non pas tous les gadgets ou une quelconque machinerie, pas l’internet des objets, les nano – ceci ou les «génétiquement modifiés» – cela.
Bien sûr, il doit exister des technologies politiques qui peuvent soutenir et défendre un tel effort, en particulier contre les prédations à but lucratif des psychopathes qui ont mis en péril la vie humaine à travers l’épuisement rapide des ressources et le développement industriel hors de contrôle, mais nous allons mettre cette question de côté pour l’instant …
Alors que je grandissais en URSS, chaque été, à partir de l’âge de cinq ans jusqu’à neuf ans plus ou moins, ma famille s’est envolée dans différentes directions, vers l’Est ou vers l’Ouest, pour des voyages qui pouvaient, sous certains aspects, être décrits comme des voyages dans le temps. Nous avons passé un été dans un village si hors du temps que les habitants ont demandé comment nous savions que leur village existait. Nous ne le savions pas, pas plus que les autorités du centre régional local, et les habitants semblaient désireux que ça continue ainsi.
Nous avions simplement suivi une équipe de relevés géologiques qui faisait des essais sismiques, dynamitant sur son chemin le long d’un faille d’hydrocarbures. Notre mode de transport était un Smotka, un vrai camion cahotant le long des chemins de terre défoncés avec son câble relié aux capteurs plantés dans le sol qui déclenchaient de petites charges explosives, des données sismiques étaient alors comptabilisées comme des lignes irrégulières sur des bobines de papier millimétré crachées par un sismographe à l’intérieur du camion.
C’était un village très pauvre, avec la moitié des cabanes en bois intactes, colmatées, les rares habitants étaient en mauvais état. La nuit, les loups et les ours parcouraient le village, et la viande, quand nous avions réussi à en obtenir un peu par des conducteurs de camions de passage, devait être enterrée à l’extérieur, dans une fosse, avec des rochers empilés dessus. Alors que l’été avançait et que les loups et les ours creusaient plus loin, la fosse est devenue plus profonde et les rochers plus gros.
Nous avons passé un autre été dans un village des environs de Rybinsk, près de terres inondées par la construction de barrages hydroélectriques, où la plupart des transports se faisaient en bateau au dessus des terres inondées, et où les personnes âgées parlaient un dialecte Ugro-finlandais impénétrable et sans nom. Ce village était plus prospère ; la plupart des ménages avaient des vaches, qui transformaient le chemin de terre qui traverse le centre du village en un bourbier jusqu’aux genoux à chaque fois qu’il pleuvait. Je me souviens avoir eu mes bottes en caoutchouc coincées dans la boue, essayant désespérément de les en retirer avant de voir le bétail revenir et passer dessus, et certains taureaux assez méchants me prenaient périodiquement en chasse.
Il y a eu d’autres étés aussi dans une propriété familiale en Estonie qui avait à peine changé depuis le Moyen Âge et était devenue quelque chose comme un musée, avec une collection impressionnante de candélabres en fer forgé avec de vraies bougies, puis un autre dans une ferme familiale de Transcarpathie en Ukraine occidentale, une ferme en activité, où j’ai eu la chance de mener des troupeaux de vaches à cheval (ce qui me plaisait), d’aider à faire le foin (ce que je déteste jusqu’à ce jour) et de dormir dans la grange avec les quatre filles de la famille (ce que j’ai beaucoup aimé).
Nous avons passé deux étés dans un pavillon de chasse sur le lac Ladoga en Carélie ayant appartenu au baron Gustaf Mannerheim pendant la courte période où la Carélie n’a plus fait plus partie du Grand Duché de Finlande de l’Empire russe mais n’était pas encore devenue la République socialiste Karelo-finlandaise soviétique au sein de l’URSS. Quand nous sommes arrivés au pavillon, il avait été nationalisé, transformé en station de villégiature et affecté à l’Union des Compositeurs, dont mon père était membre. Là, je suis devenu obsédé par la pêche, une pêche à la traîne d’une chaloupe pour le brochet d’eau douce qui était caché dans les crevasses qui longeaient le fond des fjords. Nous les avons mangés après les avoir fumés à chaud avec de la fumée de rameaux d’aulne.
Partout où nous nous trouvions à passer l’été, la plupart de nos journées étaient occupées à errer dans les bois, à la recherche de baies, de champignons et de tout ce que les bois avaient à offrir. Partout, les bois étaient des labyrinthes de sentiers creusés par les déplacements des animaux et des personnes sur plusieurs milliers d’années.
Contrairement à ce que les Américains aiment à appeler «région sauvage» ou, pire encore «terres non mises en valeur», il s’agissait de terres qui ne pouvaient pas être améliorées, car elles étaient vivantes et pleines d’esprits d’animaux et d’humains mêlés dans une harmonie installée là depuis des milliers d’années. En comparaison, le paysage nord-américain, avec ses parcs nationaux, ses sentiers balisés pour la randonnée commençant par de grands parkings, et avec le reste de l’espace interdit d’accès par un affichage «No Trespassing», est un paysage mort, dépourvu d’âme et de sens, maintenu parce qu’il est supposé être utile aux loisirs ou à la conservation de quelquechose. Ce paysage est artificiel : une construction mentale superposée à un domaine naturel considéré comme étranger. Pour un Américain, la carte est le paysage ; pour un Russe vivant dans la campagne profonde, une carte est la preuve que vous pourriez être un fonctionnaire du gouvernement ou, pire encore, un espion.
En Russie, dans la plupart des endroits, vous pouvez marcher dans toutes les directions sur presque toutes les distances, guidé par la mémoire et l’instinct plutôt que par un balisage ou une carte. Plutôt que de suivre une piste unique marquée, comme les Américains ont tendance à le faire ce qui – aux yeux des profanes – ressemble à une promenade en prison, en Russie les gens se déploient à travers le paysage et restent en contact par le «yoo-hooing» [lire youuu-hooou, cris utilisés pour appeler en pleine nature, NdT] devant et derrière eux. Même les jeunes enfants ont tendance à errer dans les bois de leur propre chef, parce que la conscience de la sécurité à l’américaine est inexistante et serait probablement considérée comme nuisible – une façon de laisser prospérer les nigauds.
Mais les glorieux bois russes, si pleins d’émerveillement et d’esprit, étaient également plutôt peu peuplés. Dans de nombreux endroits, nous traversions des fermes abandonnées où les arbres surgissaient d’une cabane en rondins tenant à peine debout, pourrie depuis longtemps sous un tapis de mousse ; où un saule épais émergeait d’un puits effondré, bref la nature récupérait rapidement du terrain. À ce propos, la seule structure encore debout était celle, assez impressionnante, du peu de maçonnerie trouvée dans chaque maison traditionnelle des villages russes : le poêle russe (j’en parlerai plus tard…). Parfois, il y avait les restes d’un verger et d’un jardin, des arbres fruitiers, pommes, poires, prunes, portant encore des fruits, ainsi que des bosquets, groseille, framboise, groseille à maquereau, le champ de pommes de terre et le jardin de légumes étaient déjà retournés en bosquet.
L’éradication du paysage rural en Russie a été l’un des pires résultats du 20ème siècle : la collectivisation et l’industrialisation rapide après la Révolution [Russe, NdT] ont poussé les gens vers les villages et les villes. Les vieux modèles d’auto-gouvernance locale démocratique et autonome, datant de plusieurs siècles, ont été éliminés en une seule génération. Les vieilles fermes familiales ont été remplacées par de grandes fermes collectives et un régime de planification centralisée de la production agricole. Cela s’est avéré être un échec total, forçant l’URSS à recourir à l’importation de céréales des États-Unis et du Canada à crédit, et ouvrant la voie à sa destruction finale par les mains de ses créanciers étrangers. Heureusement, cet effet a été temporaire ; un quart de siècle après l’effondrement du système soviétique, la Russie est, une fois de plus, redevenue l’un des principaux producteurs et exportateurs agricoles au monde, prenant la première, deuxième ou troisième place dans la production de la plupart des produits agricoles.
Bien qu’il y ait beaucoup d’agriculture industrielle mécanisée en Russie, pour les produits d’exportation en particulier (Le fabriquant russe Rosselmash soutient bien la comparaison face à John Deere [fabriquant de matériel agricole américain, NdT]) alors qu’une grande partie de la nourriture locale est encore cultivée sur de petites parcelles, qui ont tendance à être très productives, et leurs produits, vendus sur des marchés omniprésents, sont d’une qualité supérieure. Les sanctions occidentales imposées à la Russie après le putsch de Kiev, le référendum de Crimée et la guerre civile dans l’Est de l’Ukraine, ainsi que les sanctions contre la Russie, qui ont interdit les importations de produits alimentaires des nations occidentales aggressives, combinées avec des prix bas du pétrole et une attaque spéculative ayant entraîné une baisse du taux de change du rouble, tout cela a donné aux producteurs agricoles locaux un formidable élan. Indépendamment des sanctions, une grande partie des importations de produits alimentaires ne sera jamais retrouvée. Les Russes sont en syntonie avec la provenance rurale de leur nourriture, de plus la Russie a interdit tous les produits génétiquement modifiés, coupant les importations en provenance des États-Unis presque entièrement basées sur du maïs transgénique.
Un certain nombre de nouvelles initiatives et une nouvelle législation appropriée ont rendu plus facile le retour des gens à une agriculture à petite échelle. Certaines catégories de personnes, comme les anciens combattants et les jeunes familles avec enfants, reçoivent maintenant du gouvernement des parcelles de terres libres. Les impôts sur le revenu, normalement un impôt forfaitaire de 15% plus une taxe sur la retraite de 1%, tombe à seulement 6% pour ceux qui se lancent dans l’agriculture. D’autres facteurs, tels que la forte pénétration des services de téléphonie cellulaire, l’accès à internet et la popularité croissante de l’enseignement à domicile (par la loi russe, les écoles doivent dédommager les parents pratiquant l’école à la maison) vont aider à rendre la vie rurale plus populaire. Les informations qui surgissent périodiquement sur les médias sociaux, envoyées par ceux qui sont retournés dans les villages, ont tendance à peindre des portraits idylliques de la vie rurale. Lentement mais sûrement, le paysage est reconquis.
Cette tendance est à bien des égards un retour à la norme : durant la plus grande partie de son histoire millénaire, la Russie était couverte de petites villes, de nombreux villages et d’innombrables fermes isolées. Ce modèle d’habitation est adapté à un paysage, certes vaste, mais qui fournit des ressources répandues pour une économie préindustrielle. Jusqu’à tout récemment, la plupart des maisons en Russie, même les plus grandes, étaient construites en bois, limitant ainsi leur durée de vie. Le bois était, et est toujours, abondant, mais la pierre est assez rare dans de nombreux endroits, limitée à quelques rochers épars dans le paysage, laminés par les glaciers pendant plusieurs âges glaciaires. Pour cette raison, il est resté très peu de traces de bâtiments anciens ou de ruines : quelques églises et quelques forts. Bien sûr, cela a changé avec l’industrialisation et l’avènement du ciment, de la brique et du béton armé, mais pendant de nombreux siècles jusqu’alors, la civilisation russe n’a laissé presque aucune marque permanente sur le paysage. La nature pouvait rapidement récupérer ses droits, par le feu ou le pourrissement.
L’humble et rustique cabane de village russe, avec ses murs en bois et son toit de chaume, est physiquement transitoire : les rondins pourrissent ; le chaume doit être remplacé après quelques saisons. Tout ce qui peut être fait pour prolonger la vie de la structure, qui se trouve généralement sur un sol humide, est de remplacer périodiquement les rondins les plus bas, mais même alors, après quelques décennies, la structure entière doit être abandonnée, démontée et découpée en bois de chauffage, brûlé sur place, ou tout simplement laissé à la désintégration en un tas de compost. Mais c’est une technologie facile à reproduire, elle n’a pas d’âge : un ensemble parfait d’adaptations à un environnement difficile et exigeant qui ont été aiguisées à la perfection pendant de nombreux siècles.
Ceci, avec le mode de vie et les pratiques qui lui sont associées, est un très bon exemple d’une technologie «proche de la nature» qui englobe tout. Nous allons les décrire en détail dans la prochaine partie de cette série apparemment sans fin, qui menace de devenir la matière première de mon prochain livre.
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone