Qui a fait sauter le marché pétrolier ?


Par Dmitry Orlov – Le 17 septembre – Source Club Orlov

Ça n’aurait pas pu arriver à une plus belle usine de traitement du pétrole. Elle était là, assise dans le désert saoudien, à traiter sept millions de barils par jour de pétrole brut, défendu par des centaines de milliards de dollars de systèmes d’armes « made in USA », et les Yéménites l’ont mise en veille avec quelques drones qu’ils ont assemblés à coups de marteau dans un garage éventré par les bombes [saoudiennes, NdT], programmé par un nerd, neveu d’Al-whiz. Et maintenant, tout d’un coup, 8 % de la production mondiale de pétrole ne peut plus être expédiée parce que tant qu’elle n’est pas traitée, ce n’est pas exactement du pétrole. Que s’est-il passé, qui est responsable et qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Permettez-moi de vous expliquer tout cela…


Les gisements de pétrole saoudiens sont encore abondants, mais plutôt âgés et le pétrole n’en jaillit plus comme autrefois. Ils doivent faire l’objet d’une série constante de lavements d’eau de mer à haute pression. Et ce qui en résulte n’est pas exactement du pétrole, mais plutôt un échantillon de selles. L’usine de traitement d’Abqaiq, la plus grande au monde, nettoie ce liquide et le transforme en quelque chose qui pouvait être chargé dans des camions-citernes et expédié aux raffineries.

C’est du passé, du moins pour les prochaines semaines, parce que l’autre jour, le puissant Empire yéménite a riposté et l’a mis hors service. C’est du moins ce que disent les Yéménites ; le secrétaire d’État américain Mike Pompeo dit que c’était l’Iran ; d’autres pensent que c’était peut-être Israël ; et enfin vous pouvez toujours blâmer la Russie. Avez-vous égaré ce Post-it® qui dit « Toujours blâmer la Russie ! »? Eh bien, s’il vous plaît trouvez-le et collez-le à nouveau sur votre écran où c’est sa place !

L’incident d’Abqaiq ressemble à l’intrigue d’un roman policier. L’odieux patriarche de la famille est retrouvé poignardé dans le dos, étouffé, électrocuté, jeté par une fenêtre et noyé dans une piscine. Qui a fait ça ? Était-ce les deux ou trois maîtresses abandonnées, l’épouse délaissée, les enfants aliénés, les partenaires d’affaires escroqués ou l’étranger à capuche qui se cachait dans les buissons ?

Et si, malgré ce que dit l’inspecteur Clouseau, ce n’était pas, de toute évidence, un suicide motivé par un traumatisme de l’enfance et un cœur brisé ? Il est temps d’allumer nos « petites cellules grises » et de poser les questions difficiles : qui avait les moyens, le mobile et l’opportunité. Plus important encore, Cui bono… qui bénéficiera le plus d’une réduction de 8 % de l’offre mondiale de pétrole pour une période indéterminée ?

Il est clair que les Yéménites sont les derniers à se soucier de l’approvisionnement mondial en pétrole ; ils le prennent aux Saoudiens depuis longtemps maintenant [Les Saoudiens en pompent aussi avec une paille courbée sous la frontière, NdT] et sont très déterminés à se venger. Ils l’ont dit eux-mêmes et ont déclaré qu’ils n’avaient pas encore fini de faire sauter des installations en Arabie saoudite. Mais l’Arabie saoudite est censée être très bien défendue avec ces centaines de milliards de dollars de systèmes d’armes américains alors que le Yémen est un pays pauvre très sale qui, jusqu’à présent, a lancé des missiles SCUD obsolètes et d’autres vieux déchets vaguement en direction de l’Arabie saoudite, causant des dégâts minimes. Comment se fait-il qu’ils aient  soudainement changé de catégorie ?

D’un autre côté, nous savons que tous ces systèmes d’armement américains très coûteux font fondamentalement partie d’un racket d’extorsion : les paiements sont réels, mais les armes elles-mêmes peuvent ou non fonctionner, et les Saoudiens aurait pu simplement les enfouir dans le sable. Ajoutez à cela le fait que les Saoudiens ont été indéfiniment corrompus par l’argent du pétrole gratuit – la plupart d’entre eux vivent sans travailler – ont épousé leurs cousines germaines depuis assez longtemps pour être affaiblis par des phénomènes dysgéniques et ne parviennent à tenir le coup que grâce aux travailleurs invités venus de pays comme l’Inde et le Bangladesh. Les Yéménites, par contre, sont durs au mal. Le fait que les Saoudiens, après avoir attaqué le Yémen, perdent maintenant la guerre contre ce pays, est assez révélateur.

Pourtant, il semble douteux que les Yéménites aient pu lancer tout un escadron de drones suicide super-modernes indétectables sans aide extérieure, et ce n’est pas un secret qu’ils ont reçu l’aide des Iraniens. En effet, le diplomate en chef des États-Unis, Mike Pompeo, n’a pas tardé à blâmer l’Iran pour cet incident en se fondant sur … aucune preuve. On dit que Pompeo a obtenu un diplôme à la John Bolton School of Diplomacy, en remplissant un formulaire trouvé à l’intérieur d’une pochette surprise.

Les Iraniens ont rapidement nié toute responsabilité. Mais ils ont aussi déclaré que s’ils ne peuvent pas exporter de pétrole – en raison de sanctions unilatérales américaines – personne d’autre ne pourra le faire non plus, et selon la norme « très probable » qui prévaut actuellement parmi les gouvernements occidentaux, ils sont automatiquement coupables des accusations, sans preuve nécessaire. Bien sûr, les Iraniens exportent en fait du pétrole, mais s’il vous plaît ne dites pas cela à Pompeo parce que cela ne correspond pas à son récit et cela ne fera que le rendre fou.

Cependant, si nous osons regarder au-delà du sourire satisfait de Pompeo, l’histoire ne tient pas très bien debout. Les Iraniens ne sont pas intéressés par le déclenchement d’une conflagration massive ; ils sont intéressés par la vente de pétrole en dépit des sanctions américaines. Ils s’en sont plutôt bien sortis : leurs efforts pour contourner les sanctions ont été très efficaces et la Chine achète une grande partie de leur pétrole. Faire sauter le marché pétrolier et toute l’économie mondiale ne plairait ni à leur principal client, ni à aucun des autres. Ce n’est pas non plus une question de stratégie pour l’Iran elle-même : une grande partie de ses revenus étrangers provient des ventes de pétrole, et le maintien de ce flux nécessite un marché pétrolier stable, ce qui exige à son tour une stabilité économique dans les pays importateurs de pétrole.

Certaines personnes – qui, soit dit en passant, détestent qu’on les appelle « théoriciens du complot » – se sont empressées de dire qu’Israël était derrière les attaques. Israël importe 99% de son pétrole et choisir de le payer beaucoup plus cher en faisant sauter des installations pétrolières saoudiennes semble anormal. Quand avez-vous rencontré pour la dernière fois un Juif qui s’est porté volontaire pour payer plus cher ? En outre, Israël et l’Arabie saoudite sont globalement des alliés. Les deux pays sont les toutous régionaux de l’Amérique et sont incités à s’entendre et à ne pas s’attaquer l’un à l’autre parce que de telles attaques sont peu susceptibles de plaire à leur seigneur et maître.

Netanyahou, l’israélien, était récemment en Russie, suppliant Poutine de le laisser bombarder un peu les actifs iraniens en Syrie et en Irak, juste pour qu’il ait l’air assez énergique pour gagner une élection, ce qu’il doit faire pour éviter la prison. Poutine lui a globalement dit « Non, et vous ne pouvez plus bombarder le Liban non plus ! Vos privilèges de bombardement ont été révoqués jusqu’à nouvel ordre ! » Dans ce contexte, l’idée qu’Israël puisse se retourner et frapper l’Arabie saoudite semble vraiment farfelue.

C’est le moment d’éplucher ce « Toujours blâmer la Russie ! », le Post-it® sur votre écran. Examinez-le attentivement. La Russie possède des drones d’attaque furtifs ultramodernes très sophistiqués et pourrait les lancer depuis la Syrie voisine. La Russie est également le deuxième producteur mondial de pétrole – un peu plus petit que les États-Unis, mais c’est un effet temporaire dû à la fracturation hydraulique non rentable. C’est un grand exportateur de pétrole et elle devrait bénéficier de la hausse des prix du pétrole. Mais quand même, elle est vraiment, vraiment loin d’être assez désespérée pour essayer quelque chose d’aussi risqué que faire sauter Abqaiq.

En fait, la Russie n’est pas désespérée du tout ; sa situation est même assez savoureuse ; sa croissance est lente mais régulière, ses réserves financières abondantes, son excédent commercial est sain et sa dette nette est nulle. En outre, la Russie dépense continuellement des ressources et la vie de ses soldats pour assurer la stabilité régionale au Moyen-Orient parce que l’instabilité engendre le terrorisme et que les terroristes menacent la Russie. Ajoutez à cela le fait que la Russie est en bons termes avec les responsables saoudiens au sein d’une organisation informelle appelée OPEP+ qui tente de réguler le marché pétrolier à leur satisfaction mutuelle. Pourquoi la Russie mettrait-elle tout cela en péril ?

Peut-être devriez-vous alors froisser ce Post-it® et le jeter dans la corbeille à papier… et essayer de blâmer l’Amérique à la place. C’est actuellement le plus grand producteur de pétrole au monde, mais, comme je l’ai mentionné, cela n’est dû qu’à la fracturation hydraulique, et l’industrie de la fracturation est en faillite. Les sociétés de production font faillite parce qu’elles ont besoin de prix du pétrole beaucoup plus élevés pour atteindre le seuil de rentabilité. Auparavant, elles étaient en mesure de fonctionner en appliquant une sorte de système de Ponzi, où des investisseurs un peu crétin se ruaient sur la base de promesses de rentabilité future qui ne se sont jamais concrétisées. Mais l’industrie entière a récemment manqué de ce genre d’investisseurs et elle est maintenant en ruine. Des prix du pétrole beaucoup plus élevés lui donneraient certainement un nouveau souffle.

Ajoutez à cela le fait que les États-Unis tentent de déclencher une guerre avec l’Iran depuis un certain temps déjà. Le déclenchement d’une guerre avec l’Iran est une obsession chez les bellicistes américains depuis que la révolution islamique de 1979 a renversé leur marionnette, le Shah. Il ne fait aucun doute que Trump a remarqué que le seul moment où il reçoit l’amour des démocrates, c’est quand il bombarde un pays. C’est lorsqu’il a ordonné la futile attaque aérienne d’un aérodrome syrien inutilisé que les interlocuteurs de CNN ont déclaré que c’était « le jour où il est vraiment devenu président ». Trump est donc peut-être assez superficiel et malavisé pour penser que le lancement d’une campagne de bombardement tout aussi futile contre l’Iran lui assurerait une victoire facile lors des prochaines élections. Faire sauter Alqaiq et blâmer l’Iran fournirait un casus belli puissant.

Enfin, il y a le puissant facteur de désespoir. Malgré Trump qui tweete de manière insipide que l’économie américaine n’a jamais été aussi en forme, tout le monde sait que « l’hiver arrive«  – c’est-à-dire la récession ; ou, si vous voulez, l’effondrement financier. Il est probable qu’il sera bien pire que celui d’il y a dix ans parce que le fardeau de la dette des gouvernements et des entreprises est beaucoup plus lourd alors que les banques centrales n’ont plus de marge de manœuvre parce que les taux d’intérêt sont déjà soit proches de zéro, soit en fait négatifs.

Il convient de noter que ce prochain effondrement ne sera pas du tout comme la fin habituelle d’un cycle économique. Ce que les taux d’intérêt négatifs indiquent, c’est que le capitalisme occidental, dans son ensemble, a échoué. La façon dont cela est censé fonctionner est la suivante : les gens économisent de l’argent ; les banques versent des intérêts aux épargnants, prêtent de l’argent aux entreprises à un taux plus élevé en réalisant un profit sur la différence et les entreprises investissent dans des activités productives et lucratives afin de pouvoir rembourser leurs dettes avec intérêt. Mais lorsque les taux deviennent négatifs, les banques font de l’argent en confisquant l’épargne des gens, prêtent une partie de l’argent confisqué aux entreprises à des taux négatifs, et les entreprises font de l’argent en ne faisant rien ou en jouant à la bourse.

Normalement, les gouvernements empruntent de l’argent à un taux d’intérêt positif parce que la croissance économique augmentera leur assiette fiscale, ce qui permettra de rembourser la dette avec intérêts. Mais maintenant, les gouvernements sont en mesure d’emprunter à des taux d’intérêt inférieurs à zéro parce que les investisseurs parient que les taux seront encore plus négatifs à l’avenir, rendant leur investissement à rendement négatif relativement plus rentable. Si vous pensez que c’est de la folie, vous avez probablement raison.

En bref, le capitalisme occidental est brisé. Il est censé faire des profits à partir d’activités productives, mais au lieu de cela, il ne fait que gaspiller des ressources tout en faisant des dettes à partir d’autres dettes, à l’infini. Cet état des choses ne peut qu’engendrer un désespoir extrême. Une solution serait d’en parler franchement, d’en tirer des conclusions désagréables et d’apporter des changements rapides et radicaux qui pourraient peut-être éviter l’effondrement, mais personne ne sait comment faire cela. L’autre ligne de conduite consiste à organiser un autre 9/11 et blâmer les terroristes pour l’effondrement qui s’en suivrait. C’est quelque chose que les Washingtoniens savent certainement faire.

Mais ces spéculations, qui ne sont que ce qu’elles sont, semblent beaucoup trop fantaisistes. Il semble beaucoup plus sûr de supposer que c’était les Yéménites après tout. Peut-être qu’un nerd, le neveu de quelqu’un a habilement programmé des drones qui ont été assemblés à coups de marteau par des rebelles Houthis dans un garage éventré par les bombes. Les équipes de défense aérienne saoudiennes étaient sorties déjeuner comme d’habitude, et Abqaiq s’est transformé en boule de feu. Vous êtes, bien sûr, libre de penser ce que vous voulez. Peut-être que quelqu’un l’a fait. Ou peut-être que l’inspecteur Clouseau avait raison de penser qu’il s’agissait d’un suicide motivé par une combinaison de traumatismes de l’enfance et d’un cœur brisé. Ou peut-être que c’était juste un accident. La civilisation occidentale est devenue extrêmement sujette aux accidents ces derniers temps, et il arrive que des accidents se produisent.

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé pour le Saker Francophone

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