La résistance palestinienne à la Nakba actuelle et future ne faiblit pas malgré tous les efforts d’Israël pour l’écraser.
Par Joseph Massad – Le 23 mai 2018– Source Chronique de Palestine
La conquête sioniste de la Palestine, qui a commencé de manière aléatoire au début des années 1880 et qui s’est intensifiée après le tournant du siècle, atteignant son apogée avec l’invasion et l’occupation britannique du pays avant la fin de la Première Guerre mondiale, a constitué les prémices de ce qu’on allait appeler la Nakba – la Catastrophe.
Le terme « Nakba » a été utilisé par l’intellectuel syrien Constantin Zureik pour décrire ce qui était arrivé aux Palestiniens en août 1948 (dans son livre Ma’na al-Nakba qui est devenu un classique), mais d’autres auteurs ont employé d’autres termes. L’officier militaire jordanien et gouverneur de Jérusalem-Est Abdullah al-Tall a employé le terme « karitha » (catastrophe) dans son livre Karithat Filastin, et l’intellectuel nationaliste anticolonialiste palestinien Muhammad Izzat Darwaza le mot « ma’saa » (tragédie), dans son livre Ma’sat Filastin de 1959.
Le terme « Nakba » s’est cependant révélé le plus approprié et le plus utilisé pour décrire le calvaire enduré par les Palestiniens. Le journaliste palestinien anticolonial puis maire de Jérusalem-Est Arif al-Arif l’a choisi comme titre de sa vaste historiographie en plusieurs volumes des événements de 1947-1952, publiée pour la première fois en 1956.
Al-Arif commence par s’interroger : « Comment pourrait-on décrire ce qui nous est arrivé par un autre mot que Nakba ? Nous avons bien été victimes d’une catastrophe – nous, nous, les Arabes en général, et les Palestiniens en particulier…Notre patrie nous a été volée, nous avons été expulsés de nos maisons, nous avons perdu un grand nombre de nos enfants et de nos proches et, en plus de tout cela, nous avons été profondément atteints dans notre dignité ».
Étant donné que la Nakba se traduit principalement sur le terrain par le fait de voler les terres palestiniennes et d’expulser les Palestiniens de leurs terres, et, lorsque les terres ne peuvent être volées, ni les Palestiniens expulsés, de les soumettre à un contrôle systématique et à l’oppression, alors, et comme je l’ai soutenu il y a dix ans, il serait tout à fait inexact de considérer la Nakba comme un événement ponctuel et banal, lié à la guerre de 1948 et à ses conséquences immédiates. Il faut la considérer comme un processus qui s’est étendu sur les 140 dernières années, et qui a commencé avec l’arrivée des premiers colons sionistes au début des années 1880.
Et d’autant plus que les dirigeants israéliens continuent à faire croire à leur propre peuple et au monde entier que la Nakba n’est pas seulement un processus passé et présent de dépossession et d’expulsion du peuple palestinien de ses terres, mais bien plutôt un processus nécessaire à la survie d’Israël. La Nakba n’est pas seulement un événement qui a commencé dans le passé et qui dure jusqu’à aujourd’hui, c’est une catastrophe destinée à durer car son développement futur a été soigneusement planifié. Quelle forme prendra la Nakba dans l’avenir ?
Le colonialisme sioniste, qui s’est finalement débarrassé de son sponsor colonial britannique en 1948 et a établi l’État colonial d’occupation, n’a jamais cessé de craindre la fin de la Nakba. Les politiciens et intellectuels « pragmatiques » arabes et palestiniens libéraux et néolibéraux des trois dernières décennies ont plus ou moins entériné la propagande sioniste et impérialiste qui affirme qu’Israël est là pour rester et que la Nakba palestinienne est un événement historique qui ne pourra jamais être inversé, mais ce ne semble pas être le cas des dirigeants des colons juifs.
En effet, des plans visant à empêcher la fin de la Nakba sont élaborés tous les jours par les dirigeants et les politiciens israéliens. Et les célébrations actuelles du 70e anniversaire de la destruction du peuple palestinien sont gâchées par la peur que la situation ne s’inverse.
La peur que la situation ne s’inverse
Quelques mois avant les célébrations, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a ouvertement exprimé ses craintes et ses espoirs. Au cours d’une session régulière d’études bibliques à la résidence du premier ministre à Jérusalem-Ouest en octobre dernier, Netanyahou a dit, selon Haaretz : « Israël doit se préparer à faire face aux futures menaces existentielles s’il veut célébrer son 100ième anniversaire dans trois décennies. » Netanyahou, selon le journal, a ajouté que « le royaume hasmonéen n’avait survécu qu’environ 80 ans » et qu’il « faisait le nécessaire pour que l’état moderne d’Israël, lui, atteigne son 100e anniversaire ».
Le contexte des études bibliques est très révélateur, car il ne s’agit pas seulement d’un signe indiquant que la direction de l’État colonial est de plus en plus religieuse, mais d’un rituel initié par son premier premier ministre séculier et athée, David Ben Gourion, qui avait inauguré la tradition des cours d’études bibliques à la résidence du premier ministre. Netanyahou l’a simplement reprise il y a plus de quatre ans. Si Ben Gourion et les premiers dirigeants juifs sionistes séculiers, à la différence des chrétiens protestants sionistes mais tout à fait comme les chrétiens sionistes séculiers, considéraient la Bible comme un livre d’histoire et de géographie qui inspire la colonisation, Netanyahou et les chefs religieux juifs de d’État colonial la considèrent aujourd’hui comme la justification religieuse de la colonisation.
Tandis que les dirigeants israéliens expriment leurs craintes d’un renversement futur de la Nakba, les stratèges de l’État colonial s’assurent de sa pérennité. Ce que le président américain Donald Trump a appelé, à juste titre, « L’accord du siècle » 1 est une opération de communication qui va dans ce sens. L’accord du siècle est un remake des Accords d’Oslo du début des années 1990 (et la nouvelle version est encore pire que la précédente), qui garantissait la pérennité de l’État colonial israélien et de la Nakba palestinienne.
Le projet d’Israël est d’effacer complètement la Nakba de la mémoire publique, d’éliminer les témoins qui ont survécu en les expulsant et en en faisant des réfugiés, et de forcer les survivants de la Nakba qu’ils n’ont pas encore réussi à éliminer à reconnaître qu’Israël et le sionisme avaient le droit de leur infliger la Nakba, et que les Palestiniens sont responsables de tout ce qui leur est arrivé.
Netanyahou est très attentif à cette dernière question. Il a déclaré lors de la même séance d’études bibliques que la condition qui garantirait l’avenir d’Israël et de la Nakba était que : « Quiconque parle d’un processus de paix doit d’abord dire que [les Palestiniens] doivent reconnaître Israël, l’État du peuple juif. »
Les expulsions
L’observation de la stratégie sioniste pour faire de la Nakba une réalité quotidienne, passée et présente, nous fournit quelques indices sur la manière dont Israël entend la pérenniser dans l’avenir, au moins jusqu’à ce que l’État colonial atteigne l’âge de 100 ans.
L’empire ottoman a introduit en 1858 une loi pour transformer les terres de l’État et les terres communales en propriété privée dans tout le sultanat, qui a constitué la première étape de la dépossession des Palestiniens en les expulsant de leurs terres par la force de la loi. En effet beaucoup de paysans palestiniens n’ont pas pu enregistrer, alors, leurs terres à leur nom parce qu’ils ne pouvaient pas payer les impôts impériaux pour ce faire, et leurs terres ont été vendues aux enchères dans les dix ans qui ont suivi, à des marchands de Beyrouth, de Jérusalem et d’autres villes.
Cela a permis aux colons sionistes européens de s’installer en Palestine. La première vague est arrivée en 1868. Ces premiers colons étaient des protestants millénaristes allemands appelés Templiers ; ils décidèrent d’établir plusieurs colonies dans le pays pour accélérer la seconde venue du Christ.
Entre-temps, les propriétaires arabes qui n’exploitaient pas leurs terres, en ont vendu à des philanthropes juifs comme le baron Edmond de Rothschild qui les a cédées à des juifs russes, qui se faisaient appeler les Amoureux de Sion, pour établir leurs colonies.
Les chrétiens allemands déjà installés ont partagé avec les nouveaux colons juifs l’expérience coloniale accumulée pendant une quinzaine d’année. Le sort des colons allemands a été scellé avec la Seconde guerre mondiale, ils ont été expulsés par les Britanniques et leurs terres ont été reprises par les sionistes juifs et plus tard par les Israéliens, mais l’avenir des colons juifs sionistes s’est révélé beaucoup plus prometteur.
Les Allemands semblaient avoir des relations relativement cordiales avec les Palestiniens indigènes, à la différence des colons juifs qui expulsaient tous les villageois palestiniens des terres qu’ils achetaient. Parmi les dirigeants des colons juifs chargés de leur expulsion, certains avaient mauvaise conscience.
L’agronome et colonisateur polonais Chaim Kalvarisky, directeur de l’Association pour la colonisation juive, l’une des armes du mouvement sioniste, a écrit en 1920, après avoir dépossédé les Palestiniens pendant 25 ans, c’est-à-dire depuis les années 1890 : « La question des Arabes m’est apparue pour la première fois dans toute sa gravité immédiatement après le premier achat de terres que j’ai fait ici. J’ai dû déposséder les résidents arabes de leurs terres dans le but d’y installer nos frères. »
Kalvarisky disait que la « complainte » de ceux qu’il chassait de leur terre « n’a pas cessé de résonner à mes oreilles par la suite ». Pourtant, il a affirmé à l’Assemblée provisoire sioniste qu’il n’avait pas d’autre choix que de les expulser parce que « les juifs l’exigeaient ».
Les expulsions engendrées par les acquisitions sionistes de terres respectaient la loi ottomane et n’étaient pas contestables, mais cela n’a pas suffi à l’occupation britannique qui a mis en place un régime d’expulsion plus musclé, peu après sa prise de pouvoir.
Un des premiers instruments britanniques les plus importants pour dénationaliser et expulser des dizaines de milliers de Palestiniens a été l’Ordre de la citoyenneté palestinienne de 1925 que les Britanniques ont imposé au pays. À la lumière du Traité de Lausanne de 1923 qui fixait les conditions de l’après-guerre dans les anciens territoires ottomans, l’article 2 de l’Ordre de la citoyenneté palestinienne donnait à des milliers d’expatriés palestiniens un ultimatum de deux ans pour demander la citoyenneté palestinienne, qui a été réduit à neuf mois seulement par le haut-commissaire britannique en Palestine.
Comme l’historien du droit palestinien Mutaz Qafisheh le montre, cette période de neuf mois « était insuffisante pour que les autochtones qui travaillaient ou étudiaient à l’étranger puissent rentrer chez eux. Par conséquent, la plupart de ces autochtones sont devenus apatrides. D’une part, ils avaient perdu leur nationalité turque [ottomane] en vertu du traité de Lausanne, d’autre part, ils ne pouvaient pas acquérir la nationalité palestinienne selon l’Ordre de la citoyenneté ». Environ 40 000 personnes au bas mot se sont trouvées dans cette situation.
Les débats des sionistes depuis les années 1890 sur ce qu’ils ont appelé le « transfert » des Palestiniens sont riches en détails et reflètent le consensus qui régnait sur la question entre les sionistes travaillistes majoritaires et les révisionnistes minoritaires qui se sont séparés des premiers pour former leur propre groupe un peu plus tard. Leur conclusion était la même et elle était sans appel.
Les Palestiniens doivent être expulsés et leurs terres doivent être saisies, mais, pour ce faire, les sionistes doivent obtenir la souveraineté. C’était déjà le plan de Theodor Herzl dans son pamphlet de 1896 L’État juif : « Une infiltration [des juifs] finira mal. Elle se poursuivra jusqu’au moment inévitable où la population autochtone se sentira menacée et obligera le gouvernement à stopper l’afflux de juifs. L’immigration ne servira donc à rien si nous n’avons pas le droit souverain de poursuivre cette immigration ».
Les dirigeants sionistes étaient d’accord. Le chef révisionniste Vladimir Jabotinsky a été clair sur la question dès le début, alors que David Ben Gourion, qui connaissait l’importance de la propagande, se montrait plus prudent et plus attentif à la façon de présenter les choses en attendant que l’expulsion devienne la politique officielle du pouvoir souverain.
Les conquérants britanniques de la Palestine leur ont alors rendu le service de publier le rapport de la Commission Peel, en 1937, lors de leur ré-invasion de la Palestine pour réprimer la grande révolte des Palestiniens de 1936-1939. Ce rapport du gouvernement anglais a constitué la première proposition officielle britannique de voler les terres palestiniennes et d’expulser des centaines de milliers de Palestiniens.
Plan directeur du « transfert »
Le rapport proposait comme solution au conflit le partage du pays entre les colons juifs européens et les Palestiniens autochtones et stipulait que, pour réaliser le partage, il était nécessaire de priver les Palestiniens de leurs terres et de les expulser. Le rapport citait comme précédent l’« échange » des populations grecque et turque de 1923.
L’échange prévu par le rapport en Palestine aurait entraîné l’expulsion de 225 000 Palestiniens de l’État juif prévu et de 1 250 colons juifs de l’État palestinien prévu.
De plus, à une époque où les Juifs ne contrôlaient que 5,6 % des terres de Palestine (que ce soit par achat ou par l’octroi de terres d’État par les conquérants britanniques), principalement concentrées dans la plaine côtière, la Commission Peel proposait de créer un État juif sur un tiers du pays, y compris la Galilée, entièrement détenue et peuplée par des Arabes. Cela aurait nécessité la confiscation de tous les biens qui appartenaient à des Palestiniens dans ces zones.
Suite à cette proposition officielle britannique d’expulsion et de confiscation massives, Ben Gourion a écrit dans son journal : « Le transfert obligatoire des arabes des vallées de l’État juif prévu pourrait nous donner quelque chose que nous n’avons jamais eu, même lorsque nous régnions en maîtres à l’époque des premier et deuxième temples : [une Galilée quasiment sans non-juifs]. (…) On nous donne ce que nous n’avons jamais osé imaginer dans nos rêves les plus fous. C’est plus que l’offre d’un État, d’un gouvernement et d’une souveraineté – c’est la consolidation nationale dans une patrie libre ».
Le gouvernement britannique a approuvé les conclusions du rapport, et a cherché à obtenir l’accord de la Société des Nations pour partitionner le pays. Mais les Britanniques ont finalement dû abandonner le plan Peel, car il aurait entraîné l’expulsion massive et forcée des Palestiniens, en violation, entre autres, des règlements de la Société des Nations.
Les sionistes, cependant, ont considéré à juste titre que le rapport de la Commission Peel les autorisait à promouvoir plus ouvertement leurs projets de vol de terres et d’expulsion. À l’instar de Jabotinsky qui avait appelé plus tôt à l’expulsion massive des Palestiniens, Ben Gourion déclara en juin 1938 : « Je soutiens le transfert obligatoire. Je n’y vois rien d’immoral ». Sa déclaration venait soutenir la politique adoptée par l’Agence juive − le principal organe sioniste chargé de faire venir des colons juifs en Palestine − qui avait mis sur pied son premier « Comité de transfert de population » en novembre 1937 afin d’élaborer une stratégie pour l’expulsion forcée des Palestiniens.
Joseph Weitz, le directeur du département des terres de l’Agence juive était un membre clé de ce comité. Ce n’était pas une coïncidence. Comme la colonisation et l’expulsion font partie de la même politique, le point de vue et le rôle de Weitz étaient déterminants. Les paroles de Weitz sur la question sont restées célèbres : « Entre nous, il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour les deux peuples dans ce pays. Aucun ‘développement’ ne nous rapprochera de notre objectif qui est d’être un peuple indépendant dans ce petit pays. Après le transfert des Arabes, le pays sera tout à nous. (…) Si les Arabes restent ici, le pays sera trop petit et nous ne serons pas libres… La seule solution est de transférer les Arabes vers les pays voisins, sauf peut-être Bethléem, Nazareth et la vieille ville de Jérusalem. Il ne doit pas subsister un seul village ni une seule tribu. »
Comme l’historien palestinien Nur Masalha l’a expliqué, l’Agence juive a créé un deuxième comité de transfert de population en 1941, et un troisième pendant la conquête sioniste de la Palestine en mai 1948.
La révolte palestinienne et le déclenchement de la Seconde guerre ont donné un coup d’arrêt au plan britannique car les Britanniques ne pouvaient plus s’offrir des soulèvements en Palestine, et l’expulsion des Palestiniens a dû attendre la fin de la guerre.
La partition sans expulsions
Le Plan de partition des Nations Unies de 1947 va proposer une autre solution. Alors que la Commission Peel proposait que les terres privées et publiques soient volées et que le peuple soit expulsé, le plan de partition de l’ONU proposait uniquement de partager la Palestine mandataire entre les colons juifs et les autochtones palestiniens, en donnant aux colons qui constituaient alors moins d’un tiers de la population plus de la moitié de la terre.
Et contrairement à la Commission Peel, le plan de l’ONU interdisait explicitement la confiscation des terres privées et l’expulsion des populations. Les sionistes ont accepté le plan de partition de l’ONU, mais ils ont violé tous ses préceptes en faisant comme s’il s’agissait du plan de la Commission Peel ratifié par l’ONU.
Le Plan de partition de l’ONU était en fait une proposition non contraignante qui n’a jamais été ratifiée ni adoptée par le Conseil de sécurité et n’a donc jamais acquis de statut juridique.
Néanmoins, il est important de se pencher sur le sens exact que le plan donnait aux expressions « État juif » et « État arabe » parce qu’Israël utilise ce document pour justifier son établissement et exiger que les Palestiniens et le monde entier reconnaissent son droit d’être un « État juif », plutôt que l’État israélien de tous ses citoyens.
Le plan stipule clairement qu’il n’y aura « aucune discrimination d’aucune sorte entre les habitants sur la base de la race, de la religion, de la langue ou du sexe » et qu’« aucune expropriation de terres appartenant à un arabe dans l’État juif (ou à un Juif dans l’État arabe) (…) ne sera autorisée, sauf à des fins d’intérêt public ». Dans tous les cas d’expropriation, « l’intégralité de l’indemnité fixée par la Cour suprême sera versée avant la dépossession. »
Lorsque la « Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël » a été publiée le 14 mai 1948, les forces sionistes avaient déjà expulsé environ 440 000 Palestiniens de leurs terres et elles allaient en expulser 360 000 de plus dans les mois suivants.
Il s’ensuit clairement que les efforts d’Israël pour établir un État à majorité démographique juive, au moyen du nettoyage ethnique, n’ont rien à voir avec le Plan de partition des Nations Unies, mais tout à voir avec les recommandations de la Commission Peel.
La manière dont Israël s’autoproclame État juif n’est pas non plus conforme au Plan de partition des Nations Unies, en ce sens que c’est un État qui privilégie les citoyens juifs par rapport aux citoyens non juifs sur le plan racial et religieux, légalement et institutionnellement.
Le plan de partition des Nations Unies sur lequel Israël se fonde prévoyait au départ un État juif à majorité arabe (cela a ensuite légèrement modifié pour inclure une population arabe de 45 %). Le plan n’a donc jamais envisagé un État juif sans aucun arabe, ou Araberrein, comme l’État israélien l’avait espéré et comme de nombreux juifs israéliens l’espèrent encore aujourd’hui.
En effet, comme la Palestine était divisée en 16 districts, dont neuf étaient situés dans l’État juif prévu, les arabes palestiniens étaient majoritaires dans huit des neuf districts.
Nulle part dans le plan de partage de l’ONU l’utilisation du terme « État juif » n’autorise le nettoyage ethnique ou la colonisation par un groupe ethnique des terres privées confisquées à un autre groupe ethnique, d’autant plus que le plan voyait les arabes dans l’État juif comme une grande « minorité » perpétuelle et l’emploi de ce mot même garantissait aux Palestiniens les droits qui doivent être accordés aux minorités dans tous les États.
Par contre dans l’État arabe, le plan de l’ONU prévoyait qu’il n’y aurait qu’une population juive de 1,36 %.
Le mouvement sioniste a compris le parti qu’il pouvait tirer de cette contradiction du Plan de partition et il a entrepris d’expulser la majorité de la population arabe de l’État juif prévu, conformément aux recommandations de la Commission Peel. Mais les sionistes n’ont pas réussi à rendre l’état Araberrein, ce qui a compliqué les choses pour eux au fil du temps.
Aujourd’hui, environ un cinquième de la population d’Israël est constituée d’arabes palestiniens qui subissent une discrimination légale et institutionnalisée en tant que non-juifs.
Les sionistes, y compris l’éminent historien israélien Benny Morris, soutiennent que c’est la présence même d’Arabes dans l’État juif qui l’oblige à édicter des lois racistes. Si Israël avait réussi à chasser tous les Palestiniens, la seule loi qui serait nécessaire pour préserver le statut des Juifs serait une loi sur l’immigration. (Voir mon débat avec Morris dans History Workshop Journal and dans mon livre The Persistence of the Palestinian Question).
Mais contrairement au plan de partition de l’ONU, Israël entend par « État juif » l’expulsion d’une majorité de la population arabe, le refus de laisser les réfugiés revenir dans leur pays, la confiscation des terres palestiniennes pour la colonisation exclusive des juifs, et l’adoption de dizaines de lois discriminatoires à l’encontre des Palestiniens qui sont restés dans le pays.
Quand Israël exige aujourd’hui que l’Autorité palestinienne et les autres États arabes reconnaissent son droit d’être un État juif, cela ne signifie pas qu’ils doivent reconnaître sa judéité de la manière dont le plan de partage de l’ONU l’envisageait, mais plutôt de la manière dont Israël comprend et applique cette définition sur le terrain.
Le plan sioniste pour pérenniser la Nakba n’a pas changé depuis la recommandation de Herzl. Si le rapport de la Commission Peel a constitué la première approbation de ce plan par un gouvernement occidental, ce n’était pas du tout le cas du plan de partition de l’ONU. Dans ce contexte, la Nakba infligée aux Palestiniens allait comprendre trois étapes principales, la première a précédé le plan de l’ONU et les deux autres ont suivi l’échec de l’ONU à faire respecter l’esprit de son plan de partition sur le terrain.
Phase I (1880-1947)
Les sionistes ont fait alliance avec le gouvernement de l’époque (les Ottomans et les Britanniques), et acheté des terres privées ou obtenu des terres appartenant à l’État grâce à des subventions du gouvernement ; ils ont expulsé les Palestiniens des terres acquises légalement et ont commencé à construire des structures d’État discriminatoires et une économie racialiste qui excluait les autochtones, avec pour objectif final de s’approprier toute la terre palestinienne et d’expulser toute la population.
Ils faisaient passer, aux yeux de l’opinion publique, les Palestiniens expulsés pour des mauvais perdants qui refusaient d’accepter des expulsions légales, morales, et tout à fait normales (nonobstant les réserves de Kalvarisky).
Phase II (1947-1993)
Cette phase a vu se poursuivre et s’intensifier, mais cette fois par des moyens illégaux, la conquête de la terre et l’expulsion forcée de la population sur la période 1947-1950 dans les zones que l’État d’Israël avait déclaré siennes en 1948, et sur la période 1967-1968 en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, ainsi que sur le plateau du Golan en Syrie et dans la péninsule du Sinaï en Égypte. Israël a voté des lois pour légitimer la confiscation des terres et empêcher le retour des réfugiés expulsés, et a institué un système de gouvernement démocratique racialiste qui prive les autochtones de l’égalité et limite leur droit à posséder de la terre et à résider dans leur propre pays.
Israël a coopté et/ou créé une caste de collaborateurs pour diriger les Palestiniens (les moukhtars dans les zones de 1948, et les ligues villageoises dans les zones de 1967) et s’est efforcé de délégitimer les réfugiés survivants en prétendant qu’ils étaient victimes de leur propre erreur de jugement qui les avait fait quitter, de leur propre gré, des maisons dont ils n’avaient pas du tout été expulsés par les sionistes.
Cette stratégie à multiples facettes a été appliquée avec souplesse et efficacité à l’intérieur d’Israël, et dans les territoires occupés en 1967, sauf que, malgré tous leurs efforts, les Israéliens n’ont pas réussi à installer totalement et durablement un leadership de collaborateurs dans le pays qu’ils occupaient.
Phase III (1993-2018)
Les expulsions massives illégales sont devenues impossibles pendant cette phase, mais les expulsions individuelles légales et surtout les confiscations massives de terres sous couvert de la loi se sont poursuivies sans entrave.
Les occupants ont aussi changé complètement de tactique en ce qui concerne les dirigeants palestiniens. Comme ils n’arrivaient pas à chasser du pouvoir la direction palestinienne anticoloniale historique, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), pour la remplacer par un gouvernement de collaborateurs, ils ont fait semblant de s’accommoder de l’OLP pour la corrompre et la transformer en une équipe de collaborateurs et d’exécutants du colonialisme sioniste, l’Autorité palestinienne (AP).
Israël voulait aussi que la direction palestinienne de collaboration reconnaisse officiellement que le colonialisme sioniste était et est toujours légitime et que l’expulsion des Palestiniens et le vol de leurs terres était et est légitime. Cet objectif a été atteint avec les accords d’Oslo et les nombreux accords que l’AP a signé avec Israël depuis.
Sur la base des stratégies employées au cours de ces trois phases, on peut extrapoler les tactiques qui seront utilisées pendant les 30 prochaines années, pour qu’Israël atteigne l’âge de 100 ans et rende la Nakba totalement irréversible.
La phase future
La phase future est déjà en cours, il s’agit d’éliminer complètement les deux tiers du peuple palestinien et leur droit à la terre.
Une partie de ce projet a été réalisée au cours de la phase III, notamment en éliminant l’OLP qui représentait réellement tous les Palestiniens, et en créant l’AP qui ne représente − sur le papier − que les Palestiniens de Cisjordanie (excepté Jérusalem) et de Gaza.
Israël a déjà relégué la question des réfugiés palestiniens dans des pourparlers sur le statut final qui n’ont jamais eu lieu, et espère maintenant éliminer formellement leur droit au retour garanti par l’ONU, et même la question des réfugiés palestiniens elle-même.
Les efforts en cours du gouvernement américain et d’Israël pour détruire l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens, visent à en finir avec la question des réfugiés une fois pour toutes.
Dans la phase future − déjà en cours − Israël s’efforcera aussi d’éliminer complètement les hypocrites démonstrations de nationalisme de l’AP, et de mettre en place une équipe de collaborateurs qui ne feront même plus semblant de défendre les Palestiniens contre la Nakba.
Enfin, dans cette phase, Israël intensifiera ses efforts pour isoler les survivants palestiniens de la Nakba qui dure depuis 140 ans, et les entourer d’ennemis arabes, qui sont maintenant les meilleurs amis d’Israël ou du moins les ennemis avoués des Palestiniens qui continuent de résister à la Nakba − comme les régimes jordanien, égyptien, syrien et libanais 2 ainsi que tous les régimes du Golfe (à l’exception possible du Koweït).
Pendant que les politiciens et intellectuels arabes et palestiniens libéraux et néolibéraux et les dirigeants arabes non élus entérinent les projets israéliens pour assurer leur propre avenir désormais lié à l’avenir d’Israël et à l’éternisation de la Nakba, ce qui reste du peuple palestinien en Palestine continue à résister et à subvertir la stratégie israélienne.
La résistance palestinienne à la Nakba actuelle et future, que ce soit en Israël, en Cisjordanie (Jérusalem comprise), à Gaza ou en exil, ne faiblit pas, malgré tous les efforts d’Israël pour l’écraser.
Comme les contradictions au sein de l’État colonial et le contexte international ne lui permettent plus de se lancer dans l’expulsion illégale et massive de la population, Israël a présenté au gouvernement de collaboration de l’AP un projet d’expulsion légale et volontaire des citoyens palestiniens d’Israël par le biais d’un accord final (du type Plan Peel). Toutefois le projet s’est avéré plus facile à rédiger qu’à mettre en pratique.
La période actuelle est une période de transition. En effet un certain nombre d’obstacles se dressent maintenant sur le chemin d’Israël pour rendre la Nakba irréversible en s’appropriant toute la terre et en expulsant toute la population.
À l’intérieur même d’Israël, les citoyens palestiniens israéliens sont vent debout contre la nature juive et coloniale de l’État, et ils exigent l’abolition de ses nombreuses lois racistes. L’équipe de collaborateurs de l’AP, encore au pouvoir en Cisjordanie, est sur le point de perdre son dernier vestige de légitimité avec la disparition prochaine de Mahmoud Abbas.
La résistance, à Gaza, de la population et de l’aile militaire du Hamas n’a pas été affaiblie malgré les agressions monstrueuses d’Israël et l’assassinat de milliers de personnes depuis 2005, année où Israël a retiré ses colons et déplacé ses forces d’occupation de l’intérieur de Gaza vers son périmètre, d’où elles maintiennent les Gazaouis sous un siège brutal.
Si la Grande Marche du retour des dernières semaines signifie quelque chose, c’est bien que la volonté du peuple palestinien demeure inflexible et inébranlable.
Sur le plan international, le mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions isole de plus en plus Israël en prenant de l’ampleur sauf dans les cercles gouvernementaux occidentaux et arabes.
Même si les régimes officiels occidentaux et arabes apportent à l’État colonial israélien un soutien inconditionnel, ils refusent catégoriquement de le laisser expulser de force les 6,5 millions de Palestiniens vivant sous son régime colonial dans les régions saisies en 1948 et en 1967. Ils lui permettent cependant de continuer à confisquer les terres des Palestiniens et à les opprimer, les assassiner et les emprisonner. Ce faisant, ils soutiennent une moitié des plans de Nakba éternelle d’Israël, mais pas l’autre.
C’est le dilemme d’Israël depuis le début.
Quand, après la conquête de 1967, Golda Meir a demandé au Premier ministre Levi Eshkol ce qu’Israël ferait d’un million de Palestiniens puisqu’il ne rendrait pas les territoires occupés et qu’il ne pourrait plus les expulser en masse, il lui a répondu : « Vous voulez la dot, mais pas la mariée. »
Dans ce contexte, il semblerait que la Nakba n’ait pas d’avenir, sauf si les dirigeants israéliens pensent pouvoir s’en tirer avec une nouvelle expulsion massive de millions de Palestiniens. En ce 70e anniversaire de l’établissement de l’État colonial juif, Netanyahou a raison de craindre qu’Israël n’atteigne pas ses 100 ans, et que l’avenir de la Nakba, tout comme celui d’Israël, soit derrière elle.
Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’Université de Columbia. Il est l’auteur du récent ouvrage Islam in Liberalism (University of Chicago Press, 2015).
Traduction : Dominique Muselet
L’article original a été publié sur The Electronic Intifada
Notes