Par Dmitry Orlov – Le 19 octobre 2017 – Source Club Orlov
L’article le plus populaire que j’ai jamais publié sur ce blog, et de loin, était intitulé Poutine s’adresse aux élites occidentales : le temps du jeu est écoulé. Il est sorti il y a presque exactement trois ans, après la conférence du Club Valdaï de cette année-là, et il était basé sur le discours que Poutine a donné à cette conférence. Il a recueilli près de 200 000 vues – plus de deux fois plus que le second article le plus consulté – parce qu’il soulignait quelque chose de très significatif : un changement radical dans les relations internationales avait eu lieu, annonçant la fin du moment unipolaire américain où les USA pouvaient dicter leurs termes au monde entier.
Dans ce discours, Poutine signalait principalement aux élites occidentales qu’elles n’étaient plus qualifiées pour jouer le jeu des relations internationales d’aujourd’hui et qu’elles devaient retourner à l’école pour se recycler. Et maintenant, trois ans plus tard, Poutine leur a remis un bulletin final, leur donnant un 0 pointé dans chaque catégorie : ils n’ont rien appris.
L’extrait suivant de mon article d’il y a trois ans détaille comment les règles ont changé:
« Auparavant, le jeu de la politique internationale se pratiquait comme suit : les politiciens faisaient des déclarations publiques dans l’optique de préserver la fiction agréable de la souveraineté nationale, mais ce n’était que de l’esbroufe et n’avait rien à voir avec la vraie nature de la politique internationale ; en sous-main, ils étaient engagés dans des négociations secrètes dans les antichambres, et c’est là que les vrais accords étaient forgés. Auparavant, Poutine a tenté de jouer ce jeu, pensant seulement que la Russie serait traitée comme une égale. Ces espoirs ont toutefois été anéantis et, à cette conférence, il a déclaré que la partie était finie, violant explicitement le tabou occidental en s’adressant directement au peuple, par-dessus la tête des clans élitistes et des leaders politiques.
Il reste une chance de bâtir un nouvel ordre mondial sans déclencher un conflit planétaire. Ce nouvel ordre mondial doit nécessairement inclure les États-Unis, mais uniquement aux mêmes conditions que les autres : dans le respect du droit et des accords internationaux ; en s’interdisant toute action unilatérale ; dans le respect complet de la souveraineté des autres nations. »
Bien que l’évaluation défavorable de Poutine se soit appliquée à l’Occident dans son ensemble, une grande partie de ses critiques étaient directement dirigées contre Washington, dont les « vassaux » européens (son propre terme, prononcé à une autre occasion) n’étaient « motivés que par des considérations politiques éphémères et leur désir de plaire, et je vais le dire franchement, à leur grand frère à Washington ».
Assis entre Hamid Karzai, l’ancien président de l’Afghanistan, et Jack Ma, le milliardaire à la tête du géant chinois Alibaba, Poutine a souligné que le monde moderne est un endroit intrigant et complexe, plein de problèmes et de contradictions non résolus. D’une part, il existe des sociétés tribales pratiquement médiévales telles qu’en Afghanistan, avec leurs propres traditions de démocratie tribale et ne pouvant pas faire l’objet de changements positifs depuis l’extérieur (par ce que Karzai appelait « la démocratie de John Kerry ») ; de l’autre, l’omniprésence d’Internet, des communications mondiales instantanées et des progrès rapides dans des domaines tels que la robotique et l’apprentissage automatique, incarnés par Jack Ma, offraient à la fois des dangers et des opportunités. Mais Vladimir Poutine a souligné que « tous les conflits doivent être résolus de manière civilisée (…) Nous sommes fermement convaincus que même les nœuds les plus complexes (…) doivent être démêlés plutôt que coupés ». Cela nécessite des connaissances locales complexes, la capacité d’une diplomatie patiente et une réputation d’équité – tout ce que Washington a sacrifié sur le feu de joie de sa propre vanité ou n’a jamais commencé à apprendre.
C’est la raison pour laquelle les résultats de l’Occident ont été si pauvres : « Dans le monde moderne, il est impossible d’obtenir un gain stratégique au détriment des autres. Une telle politique fondée sur l’auto-suffisance, l’égoïsme et les prétentions à l’exceptionnalisme n’apportera aucun respect ou véritable grandeur. Cela suscitera un rejet et une résistance naturels et justifiés. En conséquence, nous verrons la croissance continue des tensions et de la discorde au lieu d’essayer d’établir ensemble un ordre international sérieux et stable et de relever les défis technologiques, environnementaux, climatiques et humanitaires auxquels est confrontée toute la race humaine aujourd’hui. » Le besoin de résoudre les problèmes est urgent, mais la capacité de l’Occident à le faire est absente. En conséquence, « deux décennies et demi ont été perdues, beaucoup d’occasions manquées et un lourd fardeau de méfiance mutuelle s’est installé ».
Contrôle des armes : échec.
Passant aux détails, Poutine a noté que « la Russie et les États-Unis ont une responsabilité spéciale envers le monde en étant les deux plus grandes puissances nucléaires ». La Russie et les États-Unis ont signé un certain nombre de traités de limitation et de réduction des armements. mais alors que la Russie a scrupuleusement rempli ses obligations, les États-Unis ont été négligents. Par exemple, sur l’élimination des surplus de plutonium de qualité militaire,
« [Les Américains] ont commencé à construire une usine sur le site de Savannah River. Son coût initial était de 4,86 milliards de dollars, mais ils ont dépensé près de 8 milliards de dollars, ont avancé la construction à 70% et ont ensuite gelé le projet. Mais, à notre connaissance, la budget alloué pour 2018 comprend 270 millions de dollars pour la fermeture et la mise sous cocon de cette installation. Comme d’habitude, une question se pose: où est l’argent ? Probablement volé. Ou ils ont mal calculé quelque chose lors de la planification de sa construction. De telles choses arrivent. Elles arrivent ici trop souvent. Mais cela ne nous intéresse pas, ce n’est pas notre affaire. Nous sommes intéressés par ce qui se passe avec l’uranium et le plutonium. Qu’en est-il de l’élimination du plutonium ? La dilution et le stockage géologique du plutonium sont suggérés. Mais cela contredit totalement l’esprit et la lettre de l’accord et, surtout, ne garantit pas que la dilution ne soit pas reconvertie en plutonium de qualité militaire. Tout cela est très regrettable et déroutant. »
Pour être juste, concevoir et construire un tel réacteur est une tâche difficile ; beaucoup ont essayé, mais seule la Russie l’a réussi. Les Américains manquent de savoir-faire, mais ils sont trop fiers et embarrassés pour demander de l’aide.
Assurer la stabilité politique : Échec.
Sur le thème du séparatisme ethnique, qui sévit actuellement dans de nombreuses régions du monde, la réprimande de Poutine a été directe : « Vous auriez dû y réfléchir avant », lorsque vous avez organisé la confiscation du Kosovo à la Serbie pour en faire une base militaire de l’OTAN [Camp Bondsteel, NdT]. Il ne sert à rien de feindre de prendre ombrage maintenant que la Crimée a quitté l’Ukraine et rejoint la Russie, ou que l’Ukraine orientale refuse de se prosterner devant le régime de Kiev, ou que le Kurdistan irakien a voté pour l’indépendance (mais a échoué par manque de soutien de quiconque sauf d’Israël).
Et maintenant, il y a la Catalogne, avec une longue liste d’espoirs et de griefs semblables qui mijotent ailleurs. « Je ne peux pas m’empêcher de noter que plus de réflexion aurait dû être faite plus tôt. Quoi, personne n’était au courant de ces désaccords séculaires en Europe ? Ils sont là depuis longtemps, n’est-ce pas ? Bien sûr que oui. Cependant, à un moment donné, ils se sont félicités de la désintégration d’un certain nombre d’États d’Europe sans cacher leur joie. »
Bref, il a été possible de créer un mauvais précédent, comme ce fut le cas pour le Kosovo, mais il n’est pas possible d’imposer un double standard : « Il s’avère que certains de nos collègues pensent qu’il existe de ‘bons’ combattants pour l’indépendance et la liberté et il y a des ‘séparatistes’ qui n’ont pas le droit de défendre leurs droits, même avec l’utilisation de mécanismes démocratiques (…) Les doubles standards – et c’est un exemple frappant de deux poids deux mesures – constituent un grave danger pour le développement stable de l’Europe et d’autres continents, et pour l’avancement des processus d’intégration à travers le monde. »
Développement économique : échec
Il semblerait que les États-Unis aient cessé d’aider les pays en développement à se développer pour s’en prendre aux pays développés. Récemment, même l’Allemagne et l’Autriche se sont opposés bruyamment lorsque les États-Unis ont décidé d’enrichir leurs entreprises dans le domaine de l’énergie au détriment de leurs alliés européens :
« À un moment donné, les défenseurs de la mondialisation essayaient de nous convaincre que l’interdépendance économique universelle était une garantie contre les conflits et la rivalité géopolitique. Hélas, cela ne s’est pas produit (…) Certains ne cachent même pas qu’ils utilisent des prétextes politiques pour promouvoir leurs intérêts strictement commerciaux. Par exemple, le récent paquet de sanctions adopté par le Congrès américain vise ouvertement à évincer la Russie des marchés européens de l’énergie et à obliger l’Europe à acheter du GNL américain plus coûteux, bien que l’ampleur de sa production soit encore trop faible. »
Lutte contre le terrorisme : échec
Poutine a salué les efforts de la Russie en Syrie et a prédit que la lutte contre ISIS serait bientôt terminée. Cependant, gagner une seule bataille, ce n’est pas la même chose que gagner la guerre. De plus, le rôle de l’Occident dans cette lutte a été tout sauf positif :
« Au lieu de travailler ensemble pour redresser la situation et porter un véritable coup au terrorisme plutôt que de simuler une lutte contre celui-ci, certains de nos collègues font tout ce qu’ils peuvent pour que le chaos dans cette région soit permanent. Certains pensent encore qu’il est possible de gérer ce chaos. »
Au cours des questions et réponses qui ont suivi son discours, Poutine a expliqué que « le terrorisme plonge des racines profondes dans l’injustice du monde, parmi les populations et groupes religieux et ethniques défavorisés, et se développe sur l’absence de systèmes éducatifs de base dans de nombreux pays. L’absence d’une bonne éducation de base est l’une des choses qui nourrit le terrorisme ». Les tactiques brutales de l’Occident, qui ont récemment fait ressembler la ville syrienne de Raqqa à Dresde à la fin de la Seconde Guerre mondiale et causé des milliers de victimes civiles à Mossoul, créant le terrorisme alors même qu’ils prétendent le détruire.
Beaucoup d’autres choses ont été dites – sur la situation en Ukraine, sur la Corée du Nord, sur la rapidité avec laquelle la situation dans le monde évolue et se développe et sur le grave danger que cette instabilité fait peser sur le monde. Pour cela, je vous encourage à lire tout le discours. Mais ce qui est essentiel à comprendre, c’est que l’ère de la tolérance russe face aux affronts occidentaux – de « tendre l’autre joue » – est définitivement révolue. Lorsqu’on lui demande si le manque de capacité des Américains à poursuivre le contrôle sur les armements renvoie le monde aux années 1950, Poutine rétorque : « Nous ne revenons pas aux années 1950, nous sommes renvoyés dans les années 1950 », mais cela si les Américains veulent annuler tous les accords de contrôle d’armement. J’espère que certains d’entre vous se souviendront de la situation qui s’est développée dans les années 1950 : la crise des missiles cubains, alors que le monde était si proche de l’anéantissement nucléaire, que seul un heureux accident a empêché.
Nous ne pouvons qu’espérer que la junte des généraux en fauteuil roulant dont Trump s’est entouré s’en souvient aussi, et qu’ils ne vont pas nous suicider. Il y a certainement peu d’espoir que l’establishment de Washington comprenne la gravité de la situation, fasciné par la question de savoir s’il faut accuser Trump d’être un misogyne et un raciste, ou enfermer Hillary Clinton pour escroquerie. Il n’y a pas non plus beaucoup d’espoir pour la population américaine dans son ensemble, alors que la plus grande partie d’entre elle est ravie par de nouvelles révélations sur toutes les jolies filles que Harvey Weinstein pourrait avoir molestées.
Prié de dire si Trump est imprévisible, Poutine a répondu que « les Américains sont imprévisibles ». Tout ce que nous pouvons espérer est que les Russes, ainsi que leurs nombreux amis et alliés, continuent d’être professionnels, calmes, prudents et mesurés dans leurs réponses aux mouvements erratiques des américains, et que les Américains parviennent à maintenir assez de présence d’esprit pour empêcher leur stupide reality-show, avec leur président en paillettes, de se transformer en un film d’horreur.
Je passe maintenant la parole à Vladimir Poutine.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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