Pourquoi les attentats terroristes de Paris n’ont rien changé


Pepe Escobar

Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 23 novembre 2015 – Source Russia Today

Le modèle narratif établi est que Paris a tout changé. Permettez-moi d’en douter.

Commençons par le front diplomatique. Les réunions que tiennent régulièrement à Vienne les 19 acteurs politiques formant ce qu’ils appellent le Groupe international de soutien à la Syrie, chargé de mettre en place un processus de paix en Syrie, se sont fait damer le pion par la guerre. Une guerre contre la terreur version remixée non plus contre Al-Qaïda, mais bien contre Daesh.

Le Conseil de sécurité de l’ONU a déjà livré de facto une déclaration de guerre contre Daesh. Il appelle les États membres à prendre toutes les mesures nécessaires pour défaire Daesh. Le libellé était assez vague pour en garantir l’adoption. Mais depuis la Libye, nous savons que tout est caché dans les détails, surtout lorsqu’il s’agit de vagues résolutions de l’ONU.

À Vienne, on a fixé comme date limite arbitraire le 1er janvier 2016 pour le début des négociations entre Damas et l’opposition syrienne respectable au sujet d’une transition politique, avec des élections et une nouvelle constitution dans les 18 mois.

Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU sont également convenus d’appuyer un cessez-le-feu sur le territoire syrien non contrôlé par Daesh. Comme si Daesh allait respecter tout cessez-le-feu.

C’est ensuite que les choses deviennent encore plus surréalistes. Car c’est à la Jordanie, ce royaume dirigé par le roi Playstation Abdallah, qu’on a confié la tâche de dresser la liste des dix principaux groupes terroristes en Syrie.

L’administration Obama s’est au moins laissée infléchir et a admis que le front al-Nosra, alias Al-Qaïda en Syrie, considéré comme des rebelles modérés à l’intérieur de la rocade à Washington, est une entité terroriste au même titre que Daesh.

Le dernier communiqué de Vienne est assez vague, merci. L’article 6 stipule que Daesh, et d’autres groupes terroristes, tels que désignés par le Conseil de sécurité des Nations unies, et de plus, tel que convenu par les participants, doivent être vaincus.

Nous nous retrouvons donc avec une liste formée seulement des deux principales entités terroristes en Syrie. C’est tout ! Rien au sujet de Ahrar al-Sham, une branche des Frères musulmans soutenue activement par les alliés des USA que sont l’Arabie saoudite et le Qatar, à qui les USA et la Grande-Bretagne ont donné le champ libre. Même chose pour ce patchwork qu’est Jaish al-Fatah (l’Armée de la Conquête), financé et armé par l’Arabie saoudite. Bon nombre de groupes louches affiliés à Ahrar al-Sham ont scellé des pactes de non-agression avec Daesh.

Quant au front al-Nosra, il manipule les soi-disant rebelles modérés de l’Armée syrienne libre (ASL) pratiquement chaque fois qu’une bataille majeure est livrée à Alep, Lattaquié, Hama et Idlib. Au sein du front de l’alliance rebelle, qui est poreuse en permanence, Jaish al-Fatah s’est rallié de facto au front al-Nosra et à Ahrar al-Sham et leur donne libre accès aux armes de l’ASL Made in USA, notamment aux missiles antichars TOW. Inutile d’ajouter que l’ASY est armée par les USA, l’Arabie saoudite et le Qatar.

Le mois dernier, l’Arabie saoudite a livré directement 500 missiles TOW au front al-Nosra. Ce qui signifie, d’après Vienne, que Riyad arme des terroristes.

Tout doute au sujet de Ahrar al-Sham devrait être dissipé par les Kurdes syriens. Le Parti démocratique kurde syrien a toujours affirmé que Ahrar al-Sham et Daesh sont interchangeables, à l’instar de tous ces autres groupes qui convergent et divergent. Par exemple, sur le théâtre de guerre d’Alep immensément complexe, Daesh et le front al-Nosra sont totalement interchangeables.

De croire que la pauvre Jordanie, qui ne se cache même pas d’être une colonie du CCG [Conseil de coopération du Golfe], soit en mesure de suivre tous ces mouvements et de déterminer qui forme le gratin des groupes terroristes, équivaut à plagier une page au complet du manifeste du surréalisme. Pourquoi la Jordanie ? Rien de plus simple : c’est parce que les Saoudiens et les Qataris ont convaincu les Américains que c’est elle qu’il fallait choisir.

Résultat : ce sont les tenants du wahhabisme, la matrice idéologique du djihadisme sous toutes ses formes, qui dictent à l’Occident qui est ou n’est pas un terroriste. Des choses pareilles, ça ne s’invente pas !

Choisissez votre coalition

Le président Obama poursuit la même rengaine «Assad doit partir». Elle est non seulement pitoyable, mais torpille aussi toute idée viable de processus de paix en permanence souhaité à Vienne. Revenons donc à la situation sur le terrain où, là aussi, surgit une nouvelle variable surréaliste : une coalition militaire russo-française s’insérant entre deux coalitions existantes. Car nous avons, d’une part, l’Otan et le CCG formant ce que j’appelle la Coalition des opportunistes tordus (COT), et, d’autre part, la coalition 4 + 1 formée de la Russie, de la Syrie, de l’Iran et de l’Irak, plus le Hezbollah, qui poursuivent des objectifs complètement différents.

La question à un zillion de dollars consiste à savoir si nous finirons par avoir une alliance multinationale contre Daesh dirigée par les Russes. Ce serait extrêmement étonnant. Car Obama dira à François Hollande en termes sans équivoque ce mardi que c’est hors de question. Le scénario le plus probable sera la perpétuation de l’histoire étrange de ces deux coalitions. Washington va continuer d’affirmer que c’est lui qui mène, pendant que Moscou fera le travail.

Autre question cruciale : est-ce que la France a finalement compris, contrairement à la Grande-Bretagne, ce à quoi s’emploie la Russie, c’est-à-dire à une intervention (légitime) à la demande de Damas, dans le but de sauver un État existant encore fonctionnel et de détruire une fois pour toutes les salafo-djihadistes de tout acabit, qui partagent essentiellement la même idéologie comme les services secrets russes le savent ? Tous ces groupes constituent une menace non seulement pour la Russie (le fameux syndrome d’Alep est à 900 km de Grozny), mais pour l’Europe aussi, comme l’ont démontré les attentats de Paris.

Bienvenue au Peshawar du Moyen-Orient

Lors du sommet du G20 à Antalya, le président Poutine a révélé comment Daesh est financé par différentes sources, y compris par des pays du G20. Il n’est pas nécessaire de posséder un doctorat pour savoir quels sont ces pays du G20.

En Syrie, les frappes aériennes ne suffiront pas. Ni l’espionnage de style NSA. Ce qu’il faut, c’est la présence de services de renseignement relativement élaborés. Le nœud clé est la frontière turco-syrienne, en particulier le tronçon entre Gaziantep en Turquie et Jerablus en Syrie, actuellement contrôlé par Daesh.

C’est le lieu privilégié où les brutes de Daesh font l’aller-retour comme bon leur semble. Abdelhamid Abaaoud, le prétendu instigateur des attentats de Paris maintenant abattu, a utilisé ce point de passage au moins quatre fois cette année. Il y a même un nom qui y est associé : Abu Muhammad Al-Shimali, le douanier en chef de Daesh en charge du passage clandestin de djihadistes dans l’UE et au Caucase. Il y a quelque chose d’absurde à constater que personne, à Vienne ou au Conseil de sécurité de l’ONU, n’a exercé des pressions sur Ankara à ce sujet.

Kadri Gursel, qui écrivait dans le quotidien Milliyet en septembre 2013, avait déjà illustré cette réalité à la perfection : la frontière turque d’Hatay à Gaziantep est pratiquement le Peshawar du Moyen-Orient. Il se référait à la capacité d’Al-Qaïda première mouture, à partir des années 1980, de faire des allers-retours entre l’Afghanistan et le Pakistan en utilisant Peshawar comme base.  

Gursel avait essentiellement tapé dans le mille : pendant que la Turquie se pakistanise, la Syrie fait l’objet d’une libanisation (polarisation ethnique et sectaire), d’une somalisation (effondrement de l’État) et d’une afghanisation (pouvoir djihadiste).

L’afghanisation est un fait évident dans tout le secteur entre Idlib et Alep. Elle est circonscrite par la région kurde de Rojava dans le nord-est syrien. Mais elle se poursuit le long de la vallée de l’Euphrate de Deir ez-Zor jusqu’au désert dans l’ouest de l’Irak.

Les djihadistes n’arriveraient jamais à afghaniser cette région près de la frontière turque s’ils ne bénéficiaient pas du soutien logistique de sources turques douteuses. Par exemple, la base arrière du front al-Nosra lorsqu’il combattait les Kurdes syriens était Ceylanpinar, une ville turque.  

La Syrie ne sera pas pacifiée tant que cette ceinture djihadiste n’est pas reconquise. Seuls deux groupes peuvent accomplir cette tâche : les Kurdes syriens et l’Armée arabe syrienne (AAS).

Le ministre des Affaires étrangères turc Ahmet Davutoglu continue de maintenir que la Turquie n’a pas de liens avec le front al-Nosra, qui compte maintenant 8 000 combattants, le quart d’entre eux étant formé d’étrangers fournis par Djihad et Cie, Ankara les considère encore comme des radicaux plutôt que comme des terroristes, même s’il s’agit en fait d’Al-Qaïda en Syrie. Ce qui veut dire, d’après Vienne et l’ONU, qu’en ne faisant rien, la Turquie soutient indirectement le terrorisme.

La même chose s’applique à l’Arabie saoudite, et bien pire encore. La priorité de Riyad la parano-craintive, c’est la guerre au Yémen, pas Daesh. Le Pentagone, directement ou indirectement, livre la marchandise. On n’a qu’à penser à la vente récente de 19 000 bombes à Riyad pour la modique somme de 1,29 milliard de dollars. Les meilleures affaires sont les affaires de guerre. 

L’armée de l’air saoudienne n’a absolument rien fait contre Daesh depuis des mois. Leurs subordonnés du CCG que sont les Émirats arabes unis ont cessé de bombarder Daesh en mars dernier. La Jordanie, qui dresse maintenant des listes de terroristes, a mis fin à ses bombardements en août. Si très peu de gens sont au courant, c’est parce qu’on ne l’a pas annoncé officiellement ou publiquement.  

Il n’y a évidemment aucune pression de la voix de leurs maîtres pour poursuivre le combat. Les États-arabes-unis et la Jordanie sont au contraire dorlotés et vantés par l’Occident pour leur tentative de promotion d’une version plus douce et gentille de l’Islam sur les réseaux sociaux.

La DIA dit tout

Sur le front de la guerre de l’information, Paris n’a rien changé. Pour les médias du régime qatari (Al Jazeera) et les médias du régime saoudien (Al Arabiya), sans oublier les organes de presse moins importants dominés par les pétrodollars du Golfe qui considèrent les chiites, les alaouites, les chrétiens ou même les sunnites qui vivent dans les régions de la Syrie dominées par le régime comme des dommages collatéraux, c’est tout à fait normal.

Tout ce qu’il faut savoir au sujet de la guerre par procuration en cours en Syrie tient en un seul document. Il s’agit d’un rapport secret déclassifié récemment par les services du renseignement des USA datant d’août 2012 qui, pour l’essentiel, bénit l’avènement possible d’une principauté salafiste dans l’est de la Syrie et d’un état islamiste dirigé par Al-Qaïda en Syrie et en Irak.

En 2012, la Defense Intelligence Agency (DIA – Agence du renseignement de la défense) a qualifié Al-Qaïda en Irak (avant qu’il ne se métastase en Daesh), de même que diverses entités salafistes, de principales forces menant l’insurrection en Syrie.

La DIA a également avoué candidement que les pays occidentaux, les États du golfe Persique et la Turquie étaient directement impliqués. Quant à la possibilité d’établir une principauté salafiste officielle ou officieuse, la DIA s’est rendue à l’évidence : c’est exactement ce que veulent les puissances qui soutiennent l’opposition de façon à isoler le régime syrien, considéré comme le fer de lance de l’expansion chiite (Irak et Iran).

Pour terminer, récapitulons de nouveau : opération US en Irak, choc et effroi 2003 ; naissance de Al-Qaïda en Irak ; Camp Bucca ; la métastase Daesh ; l’Otan libère la Libye en créant un paradis djihadiste. Si les USA, la France, la Grande-Bretagne, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie n’avaient pas financé et armé cette mini galaxie de groupes salafo-djihadistes qui ont transformé la Syrie en nouvel Afghanistan, en les utilisant comme mandataires et pigeons pour lutter contre Damas, le Hezbollah et en premier lieu l’Iran, nous n’aurions pas eu droit au djihad dans les rues de Paris.

Paris a-t-il changé quoi que ce soit ?

Pepe Escobar  est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).

Traduit par Daniel, édité par jj, relu par Literato pour le Saker francophone

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