Par Moon of Alabama − Le 23 mai 2019
La page « Monde » du Washington Post résume un article sur les conséquences du bannissement par Trump du fabricant chinois d’équipement de télécommunication Huawei :
Un très important concepteur de puces et des sociétés de télécommunications britanniques ont suspendu leurs relations avec le géant chinois de la technologie pour des raisons de sécurité.
Cependant, rien dans l’article ne parle de problèmes de sécurité. Je le signale parce que je perçois une tendance à la création de résumés et de titres trompeurs qui contredisent ce que disent les articles.
La société de matériel informatique britannique ARM, qui cède, sous licence, sa conception à Huawei, cite les contrôles à l’exportation des États-Unis comme une raison pour mettre fin à sa coopération avec Huawei :
Le conflit met les entreprises et les gouvernements du monde entier dans une situation difficile, les obligeant à choisir entre s'aliéner les États-Unis ou la Chine. ARM Holdings a publié sa déclaration après que la BBC eut annoncé que l'entreprise avait ordonné à son personnel de suspendre ses relations avec Huawei. Un porte-parole de ARM a déclaré qu'une partie de la propriété intellectuelle de la société est conçue aux États-Unis et se trouve donc "soumise aux contrôles américains à l'exportation".
En outre, deux fournisseurs de télécommunications britanniques citent les restrictions américaines comme raison de ne plus acheter de smartphones Huawei :
La division EE de BT Group, qui prépare le lancement du service 5G dans six villes britanniques dans le cours du mois, a annoncé mercredi qu’elle ne proposerait plus le nouveau smartphone Huawei dans le cadre de ce service. Vodafone a également annoncé la suppression d’un smartphone Huawei de sa gamme. Les deux sociétés semblent avoir lié cette décision à la décision de Google de suspendre les licences de son logiciel d'exploitation Android sur les futurs téléphones Huawei.
Ces entreprises n’ont pas de problèmes de sécurité concernant Huawei. Mais le lecteur occasionnel, qui ne plonge pas dans le texte, a la fausse impression que de telles préoccupations sont authentiques et partagées.
Le fait que l’administration Trump affirme avoir des raisons de sécurité pour son interdiction de Huawei ne signifie pas pour autant que cette affirmation est vraie. Le matériel Huawei est aussi bon ou mauvais que tout autre matériel de télécommunication, que ce soit de Cisco ou d’Apple. La National Security Agency et d’autres services secrets tenteront de s’infiltrer dans tous les types de matériel.
Après l’interdiction soudaine par des entités américaines d’exporter vers Huawei , des fabricants de puces comme Qualcomm ont provisoirement cessé leurs relations avec Huawei. Google a déclaré qu’il n’autoriserait plus l’accès au magasin Google Play pour les nouveaux smartphones Huawei. Cela diminuera leur utilité pour de nombreux utilisateurs.
En Chine, la réaction du public à cette initiative a été très négative. Il y a eu de nombreux appels au boycott des i-phones d’Apple sur les médias sociaux et un sentiment anti-américain général.
Le fondateur et PDG de Huawei, Ren Zhengfei, a tenté de contrer cela. Il a donné une interview de deux heures (vidéo, extrait de 3 min avec sous-titres) au public chinois. Ren semble très conciliant et détendu. Le Global Times et le South China Morning Post n’ont repris que de courts extraits de ses propos. Ils comprennent que Huawei est bien préparé et peut relever le défi :
Ren a dit que Huawei n'abandonnerait pas facilement les puces américaines mais disposait d'un plan de sauvegarde. La société est capable de fabriquer des semi-conducteurs de qualité américaine, mais cela ne veut pas dire qu'elle ne les achètera pas, a-t-il déclaré. Huawei est néanmoins «très reconnaissant» aux sociétés américaines qui ont beaucoup apporté à Huawei. De nombreux consultants de Huawei sont issus de sociétés américaines telles que IBM, a déclaré Ren. Quand on lui a demandé combien de temps la crise durerait pour Huawei, Ren a déclaré que la question devrait plutôt être adressée à Trump.
Mais Ren a dit beaucoup plus que cela. Yiqin Fu, doctorant à l’Université de Stanford, a traduit d’autres parties de l’interview qui sont plus intéressantes que les reportages des médias anglophones :
Yiqin Fu @yiqinfu - 11:43 heure du 22 mai 2019 Il est remarquable que le PDG de Huawei n'ait jamais fait appel au patriotisme lors de son entretien de deux heures avec la presse chinoise hier. Au lieu de cela, il a déclaré: 1) le nationalisme est mauvais pour le pays; 2) L'avenir de la Chine repose sur la réforme et l'ouverture, et 3) la Chine devrait tenir ses promesses à l'OMC. Concernant l'innovation, le PDG de Huawei a déclaré que la Chine ne serait pas capable d'innover compte tenu de l'état de son éducation. "La Chine a l'habitude de dépenser de l'argent. Cette stratégie fonctionne pour les routes et les ponts mais ne fonctionne pas pour les puces. Combien de bourses d'études existe-t-il pour nos thèses de doctorat ?" Le PDG de Huawei ajoute : "la Chine devrait inciter les talents étrangers à migrer - Israël et les États-Unis sont devenus des pôles d'innovation parce qu'ils ont pu attirer des migrants de l'Union soviétique et de l'Europe de l'Est. La Chine va perdre beaucoup de temps à innover avec des portes fermées." Le ton de Ren contraste avec celui des médias d'État et des réponses officielles des ministères chinois à propos de Huawei. Il a même explicitement déclaré : "Les produits Huawei ne sont que des produits. Le seul fondement à les utiliser est que vous les aimez. La politique n'a rien à voir avec cela." Il est également intéressant de noter que les médias chinois et anglais se sont concentrés sur des choses totalement différentes lorsqu’ils ont rapporté l’interview de deux heures. Les intellectuels chinois se sont surtout intéressés au commentaire de Ren sur l'innovation et le nationalisme, alors que la presse anglaise faisait la une de ces journaux avec des manchettes du style : "Le PDG de Huawei affirme que les États-Unis 'sous-estiment' la force de la société"
Les médias américains décrivent souvent la Chine comme une dictature rigide dans laquelle personne ne peut exprimer son opinion. Mais ces déclarations publiques de Ren sont presque toutes en contradiction avec la politique officielle actuelle de la Chine.
Dans un article précédent sur la guerre commerciale de Trump avec la Chine, nous avons souligné que les États-Unis ne peuvent pas gagner à ce jeu parce que la politique de Trump manque de soutien international :
Peu d'autres pays rejoindront la campagne anti-chinoise de Trump. Cela isolera davantage les États-Unis. C'est vraiment un exploit pour l'homme du MAGA.
Un nouvel article d’opinion de Bloomberg va dans le même sens :
Tout effort visant à exercer une pression économique sur la Chine ou à poursuivre une séparation sélective avec Beijing serait tout à fait efficace s’il était associé à un effort concerté visant à renforcer l’intégration avec les alliés démocratiques de l’Amérique. Nombre d'entre eux ont également des préoccupations croissantes concernant la coercition économique chinoise. Pourtant, en lançant des escarmouches commerciales non seulement avec la Chine, mais également avec ses alliés en Europe et dans la région Asie-Pacifique, le gouvernement Trump a créé une discorde qui rend nécessaire l’unité. Et en omettant apparemment de coordonner au préalable cette interdiction avec des alliés proches, l'administration risquerait de renforcer la colère européenne généralisée à propos de l'unilatéralisme américain sous Trump.
Il y a aussi la question de savoir si Trump va s’en tenir à sa ligne dure actuelle. Cette question est aussi la plus importante pour les Européens. Pourquoi devraient-ils rompre avec la Chine alors que Trump est susceptible de revenir sur sa décision ? Il dit qu’il cherche toujours un accord.
Les conséquences des accidents du Boeing 737 MAX donnent à la Chine un outil pour exercer sa propre pression. La crédibilité de la FAA, organisme de réglementation des États-Unis, est entachée du fait qu’elle a renâclé à clouer les avions au sol. C’est la Chine qui décidera quand ces avions seront autorisés à retourner dans les airs. Et si elle ne le fait pas ? Et si elle achète moins d’avions :
Aucun autre pays n'a une demande d’aéronefs aussi importante pour les 20 années à venir, Boeing estime que les achats chinois atteindront 7 690 avions neufs, d’une valeur de 1 200 milliards de dollars.
Airbus se fera un plaisir de vendre tous ces avions. À moins bien sûr que Trump passe un marché et laisse Huawei tranquille.
Pour le moment, ce sera probablement la façon dont l’histoire se terminera.
Moon of Alabama
Traduit par jj, relu par Wayan pour le Saker Francophone