Par Kolya Maloff, le 8 avril 2015 – Source Le Saker Original
Préface
Je suis récemment parti en voyage en Russie. Ce n’était pas la première fois que je visitais la mère patrie. Il y a vingt-cinq ans, je m’étais joint à mon oncle Steve pour l’une de ses excursions soviétiques.
Pour être tout à fait honnête, les origines de ce nouveau voyage remontent à quatre ans, à Cuba. Mon père et moi étions à la Havane, assistant à un match de baseball et profitant du soleil lorsque nous avons rencontré une équipe de Russes affables, qui avaient également décidé de venir se plonger dans la gueule de bois fruitée qu’expérimentait le socialisme de ce cher vieux Fidel.
Cuba est connue pour sa musique. Et après treize voyages dans l’île, je peux témoigner de la qualité et de la passion exprimée par les musiques et les danses cubaines. Au regard des toutes les merveilleuses expériences musicales que la Havane m’a apportées, il est amusant de constater que l’un des mes moments musicaux les plus mémorables y fut procuré par une bande de chaleureux cosaques de Ryazan.
Nous avons acheté une guitare et nous sommes mis à chanter des chansons populaires russes sur la plage d’un restaurant près de Guanabo. Au matin, nous avions attiré un groupe de locaux, qui nous acclamaient et chantaient avec nous avec effusion. Ce fut une grande nuit d’échange culturel, mélangeant mélodies attractives et traductions approximatives.
… mais revenons à ma Grande Aventure Patriotique de 2014 …
Cette dernière année s’est déroulée avec fracas, emballée par les questions mondiales qui s’y sont pressées. Des développements géopolitiques tels que le coup d’état de Maidan, le référendum criméen, la destruction du vol MH17, les violences à Marioupol, le massacre du 2 mai à la maison des syndicats d’Odessa, les bombardements de civils et la bataille du Donbass, les sanctions occidentales, ainsi que le parti-pris constant des médias de masse dans leur couverture de ces événements. Tout ceci rendait une visite à la Russie d’autant plus pressante.
Les citoyens soviétiques ont enduré les tourments des massacres communistes, la désastreuse naïveté de Gorbatchev, et la trahison criminelle de Eltsine. Toute personne douée d’un minimum de compassion ne peut qu’éprouver un sentiment de soulagement en voyant ce pays, riche de talents et de ressources, regagner le contrôle de la bande de brigands qui l’entraînait sur un chemin plein de périls. Et nous savons tous qui a repris les rênes, et ramené le pays sur un chemin bien plus sûr et plein d’avenir.
Le ressenti est avant tout question de timing. Alors que la Russie était au plus bas, avec Eltsine à la barre pour la dépouiller de ses richesses, l’Occident célébrait l’effondrement du communisme impie. Les Russes souffraient le martyre, alors qu’une classe d’oligarques jubilants engloutissait tout ce qu’elle pouvait atteindre, envoyant des quantités immenses de capitaux à l’étranger. Les médias célébraient le triomphe de la démocratie et de la liberté, alors même que les Russes affamés se battaient pour survivre dans des rues de moins en moins sûres.
Maintenant que la Russie a commencé à régler certains de ses problèmes, maintenant qu’elle cherche à obtenir la souveraineté et le respect, l’Occident a mis en branle tout un arsenal de stratégies géopolitiques dangereuses et déchaînées. Notre propre gouvernement canadien a joint ses forces avec ferveur à cette attaque, en aidant à financer des campagnes de terreur et des actes de génocides. Il est profondément choquant de voir à quel point nos médias de masse sont devenus biaisés et malhonnêtes. Il n’est plus temps de garder ses distances ou de plaider l’ignorance. Cette situation est des plus volatiles et pourrait avoir des conséquences globales.
Durant les années 1980, nous autres du Kootenay [en Colombie britannique au Canada, NdT], avions pour habitude de nous rassembler et de voyager en groupe pour participer aux marches populaires pour la paix qui prenaient place à Vancouver. La raison principale en était l’opposition à la prolifération nucléaire. Les enjeux nucléaires d’aujourd’hui ne sont pas moins dangereux qu’à cette époque, nous croyons pourtant être moins concernés par les problèmes qu’ils posent.
Et pourtant, les politiques nucléaires récentes des principaux acteurs sont devenues bien plus dangereuses. Il est important de se rappeler que l’an dernier, Obama a fait discrètement modifier la doctrine nucléaire US-américaine, afin d’y inclure des préparations pour la réalisation d’une première frappe stratégique. La logique qui sous-tendait la doctrine MAD (Mutually Assured Destruction pour Destruction Mutuelle Assurée) a disparu. Quelques stratèges US-Américains assurent aujourd’hui qu’une première frappe nucléaire peut amener la victoire, en se basant sur la capacité (théorique) de leurs boucliers antimissiles à détruire toute riposte russe. Ce type de non-sens peut engendrer des erreurs de calcul désastreuses et entraîner une intensification incontrôlée des conflits, au fur et à mesure que la stratégie de première frappe nous rapproche d’une logique de pari plutôt que d’une logique de dissuasion mutuelle.
Et il y a la politique des sanctions que les USA se sentent obligés d’imposer à d’autres pays. Le palmarès des sanctions ayant entraîné l’adoption de politiques différentes dans un pays étranger est des plus réduit. Les sanctions sont généralement un indicateur de l’application imminente d’actions militaires, qu’elles soient publiques ou dissimulées. Après cinquante ans de sanctions sans aucun effet contre Cuba, une île minuscule à quatre-vingt-dix miles de la Floride, Obama a récemment déclaré qu’il était temps d’examiner et démanteler cette politique inefficace et nocive. Et avec une hypocrisie aveuglante, le même jour, un peu plus tard, il nous a expliqué qu’il était nécessaire d’accroître les sanctions contre la Russie, le pays le plus riche en ressources de la planète, et en possession de l’arsenal nucléaire le plus conséquent.
Malheureusement, notre gouvernement canadien marche main dans la main avec les US-Américains. Si mon pays doit participer à des sanctions contre la Russie, basées sur des attentats menés sous faux pavillons et un coup d’État imposé à Kiev, alors, en tant que Canadien, il est de mon devoir patriotique de chercher à percer cette hostilité mal placée. Il était donc temps d’aller passer quelques jours en Russie, afin de voir par moi-même ce que les locaux y ont à dire à propos des événements incroyables qui secouent la scène des affaires mondiales depuis quelques temps.
Bienvenue chez toi, mon frère!
Après une brève escale en Hollande, j’étais sur le point d’atterrir à l’aéroport international de Sheremtyevo, à Moscou, pour y retrouver Volodin, l’un des amis que j’avais rencontrés à Cuba en 2010. Je m’attendais à constater des changements profonds depuis mon dernier passage à Moscou, ayant lu de nombreux articles à ce sujet. A vivre soi-même, le contraste était vertigineux. Il s’agissait d’un pays totalement différent de celui que j’avais visité en 1989.
L’hospitalité russe est renommée dans le monde entier. J’ai été accueilli comme si la Russie était mon pays de toujours, n’y revenant qu’après un exil transatlantique prolongé. Après avoir récupéré mes affaires, et un peu de sommeil, ce qui n’était pas des plus simples avec ma bande d’amis, j’étais prêt à faire le tour de la plus septentrionale des mégalopoles. Étant un passionné d’histoire, et notamment de l’histoire russe, eh bien, disons que Moscou est éblouissante, tout simplement. La Place rouge est un endroit magique. Elle influe sur votre imagination, tout comme Dickens, et vous harcèle d’images du passé, du présent, du futur.
Résidant dans un pays si jeune, nous autres Canadiens ne possédons tout simplement pas le type de connexion physique avec l’Histoire que peuvent expérimenter les peuples d’Europe.
Par ailleurs, et d’après mon expérience, j’ai l’impression que les accomplissements les plus importants ne viennent que face aux menaces existentielles. Au Canada, à moins que vous ne descendiez des Nations premières, il est difficile de s’identifier à ces conflits immenses auxquels des cultures plus anciennes peuvent se référer. Quand avons-nous eu des envahisseurs à nos portes? De quel droit pouvons-nous juger du chemin choisi par une autre culture? Quand avons-nous perdu vingt-cinq millions des nôtres en défendant notre nation contre un ennemi désirant la destruction complète de notre peuple?
Fin du coup de gueule.
Nous ne nous soumettrons jamais!
Volodin et moi avons tout naturellement commencé notre tour de Moscou par le Kremlin. Nous avons marché autour de l’endroit, baignant dans les énergies mystiques diffusées par la cathédrale Saint-Basile et la Flamme Éternelle. Alors que la plupart des touristes s’intéressaient à la rigidité proverbiale des gardes, j’ai été attiré par les lettres d’or sur granit rouge commémorant les villes qui ont subi les affres des batailles majeures de la Seconde Guerre mondiale. Parmi les plus grandes, telles Stalingrad, Leningrad et Koursk, quelques-unes résonnent d’événements plus récents. Des villes comme Kiev, Odessa et Sébastopol. Des villes situées à l’avant-garde d’un nouveau type de confrontation. La guerre par la collusion malhonnête des médias de masse, par l’utilisation de mercenaires et d’intermédiaires, par la mise en place d’opérations de terreur et de subversion sous faux pavillon.
Le jour suivant, nous avons fait le tour du parc de la Victoire de Moscou. Il s’agit d’un grand parc et d’un musée en l’honneur des vies perdues et des sacrifices inimaginables consentis par les Soviétiques de tous les horizons pendant les première et seconde guerres mondiales. Volodin, son équipe, et moi-même, avions un autre but que la simple visite. Ils travaillent tous pour une agence publicitaire avec le vent en poupe, qui se concentre sur les projets d’installations de vidéo-projections. Le gouvernement organise un grand spectacle au parc de la Victoire pour les célébrations du soixante-dixième anniversaire de la Victoire, prévu en mai 2015. Nous étions là autant pour rendre hommage que pour repérer le terrain pour ce projet.
Il est déprimant de voir comme les événements récents en Ukraine dégradent la capacité des Occidentaux à se rappeler et honorer les sacrifices et les luttes des soviétiques pour arriver à la défaite de l’Allemagne nazie. Il ne s’agit pas d’être pro ou anti-communiste, cela n’a aucune importance. Nous parlons là de personnes, pas d’idéologies. Ce n’est pas parce que ces sacrifices appartiennent à l’ère soviétique que leur valeur doit en être niée aujourd’hui. Lorsque j’entends nos médias de masse traiter Poutine avec tant de dédain (et par association, tous les Russes qui soutiennent sa présidence), cela me semble un manque de respect historique confinant au crime. Accepterions-nous d’entendre d’autres chefs de gouvernements critiquer Harper sans relâche, pour la seule raison que notre gouvernement a été complice des génocides menés contres les Nations premières du Canada, et que son gouvernement n’a pratiquement rien fait pour reconnaître cet immense tort?
Aime ton ennemi
Le musée du parc de la Victoire contient un immense hall commémorant les héros de la Seconde Guerre mondiale. Je crois qu’ils affirment avoir plus de 60 000 héros listés. Essayez d’imaginer… Pour être désignés ainsi, chacun de ces combattants a dû réaliser un acte extraordinaire. L’ampleur et l’immensité de la contribution russe à la victoire de 1945 est inégalée. Cela ne devrait jamais être oublié, et cette mémoire ne devrait jamais être considérée comme définitivement acquise [voir les récentes tentatives de révision historique par l’Occident, NdT].
Alors que nous faisions le tour des installations et dioramas du musée, j’ai été frappé par une révélation simple mais profondément touchante. Au Canada, nous sommes influencés par la culture US-Américaine, et notre manière de penser est guidée de façon plus ou moins subtile par Hollywood. On peut facilement constater que nos ennemis sont dénigrés dans nos cinémas, sur nos chaines de télévision, dans nos journaux. Nous sommes encouragés à ressentir de la peur et de la haine envers les Japonais et les nazis [ça change, NdT], à cause de leurs actes durant la Seconde Guerre mondiale. Après tout, c’était la guerre. Puis, nos alliés se sont transformés en ennemis, avec les Russes devenant les adversaires. Assez semblables pour qu’on puisse les comprendre, assez différents pour être détestés.
Or, en visitant les différentes sections du musée, j’ai pu constater que mes camarades russes ne se permettaient aucun commentaire exprimant de la haine ou de l’indignation envers les nazis. Leur respect et leur sentiment de connexion profonde avec leur histoire collective semblait leur interdire une telle faiblesse. A la place, ils se concentraient sur les faits, les détails techniques des différentes armes utilisées, les stratégies, les personnalités, les statistiques. J’ai alors compris que j’étais profondément révolté et écœuré par les atrocités nazies du passé, et j’ai constaté que mes amis rayonnaient de calme et d’un sentiment de sécurité. Aucunes vantardise, aucune haine exprimée. Les Russes ont franchi trop d’obstacles pour donner à la peur et la haine plus de place qu’elles n’en ont déjà réclamée.
C’est à ce moment que j’ai compris une autre des grandes qualités du caractère russe. Je me rappelle avoir appris une leçon similaire lors d’un cours du dimanche. Il s’agit du concept d’aimer son ennemi. Il s’agit de quelque chose qu’il nous faut mieux comprendre en Occident, si nous souhaitons que notre contribution au monde moderne soit plus positive qu’elle ne l’a été. Nos discours publics sont remplis de haine et de peur, et je crois que les médias en portent l’immense responsabilité. La Démocratie est inutile sans la vérité.
J’ai constaté que mes camarades russes ont hérité d’une certaine confiance, au prix de tant de sang et de richesses perdus. Contrairement aux USA ou au Canada, la Russie a fait face aux invasions à de nombreuses reprises. Et des invasions féroces. La Horde d’Or de Batu Khan, Tamerlan, les Polonais, les Suédois, les Chevaliers teutoniques, jusqu’au génie stratégique de Napoléon et l’efficacité démoniaque d’Hitler, tous ont échoué dans leur tentative de soumettre pour de bon le peuple russe. Obama n’est qu’un moins-que-rien à côté de ces immenses faiseurs de guerres.
Moscou ne dort jamais
Le reste de ma semaine à Moscou fut une suite ininterrompue de balades en ville, de restaurants, d’excursions improvisées et de visites contemplatives. Ceux que j’ai fini par appeler avec affection mon équipe Volodin (ses amis et collègues), m’interdirent tout laisser-aller en me noyant sous les activités et les célébrations. La nourriture était sans doute la partie la plus fantastique. Par rapport à mon voyage de 1989, lorsque tout ce que mon estomac de jeune végétarien pouvait ingurgiter se résumait à du pain et des crèmes glacées, ce voyage fut rempli de toutes sortes de délicieux restaurants, et de plats préparés chez mes amis. Nous nous sommes même mis d’accord pour imposer nos propres sanctions, en refusant de consommer tout produit occidental que nous jugions trop aligné avec ce que nous considérions comme une invasion de saveurs étrangères.
Volodin joue dans une équipe de hockey amateur, dont font partie diverses célébrités de l’industrie du divertissement moscovite. Ils commencent à jouer aux alentours de minuit. Profitant d’un barbecue, ils m’ont convaincu de jouer un peu avec eux. Ils m’ont équipé de pièces de bric et de broc, et m’ont poussé sur la glace. Je n’avais pas joué au hockey depuis 1989, j’étais assez rouillé et sans aucune forme physique. Nous avons commencé par une heure d’entrainement, suivie d’une heure de jeu. Et pour rendre les choses plus corsées, notre côté n’avait que trois défenseurs. L’un d’eux devait bien supporter 130 kilos sur de petites jambes, le deuxième était un joueur talentueux et en grande forme, et le troisième, c’était moi, le quasi-inutile canadien. Après quelques minutes, j’avais du mal à récupérer mon souffle, je suais à pleins seaux et je priais pour la venue de la mi-temps. Cela aurait été beau, de ne voyager jusqu’en Russie que pour y endurer la mort par surabondance de hockey.
Toutes les rumeurs que vous pouvez entendre sur la circulation moscovite sont généralement vraies. J’ai conduit à Hong Kong, Manille, Séoul, Tokyo, la Havane, Mexico, et même à New York, mais les rues de Moscou exsudent une folie toute particulière. Pourtant, avec le temps, ce chaos apparent devient intelligible, avec un certain sens logique émergeant des probki (le mot russe pour désigner un bouchon). J’imagine que l’un des avantages de ces éternels probki est l’inculcation d’une leçon quotidienne de patience et de tolérance pour les Moscovites qui les subissent. J’étais particulièrement impressionné par le calme avec lequel Volodin ignorait ou riait de la conduite désastreuse de certains automobilistes, qui m’auraient donné des sueurs froides en toutes autres conditions.
Après mes dix premiers jours à Moscou, j’ai pris un train pour un voyage de trois heures jusqu’à Ryazan pour y retrouver les amis musiciens que j’avais rencontrés à Cuba, que nous appellerons l’équipe Yakovlev. Il y a quelques choses de magique dans les gares de Russie. Mon train partait de la gare Kazanskaya. Et une fois encore, ce sont les traces de son histoire qui m’ont captivé, les images émouvantes tirées du puits sans fond de la littérature russe. Le fait que les banlieusards russes utilisent majoritairement le train est à la fois romantique et louable. A l’intérieur des diverses grandes gares situées autour de Moscou et à travers le reste du pays, les gens se croisent en un ballet sans fin. La cohue fait penser à de véritables ruches. Les vendeurs, les voyageurs, les hommes d’affaires, les touristes, les travailleurs, tous passent par là, et suivent des horaires à la mécanique réglée comme une horloge. Et de penser que quelque géant historique a pu se trouver sur la même plate-forme que moi. Tolstoï, Pouchkine ou Dostoïevski ont-ils parcouru le même chemin que moi? Très certainement.
Changement de programme
Je suis arrivé à Ryazan, et n’y étais pas depuis plus de sept heures quand notre programme a pris un tour inattendu, qui nous a renvoyé au nord vers Moscou, puis à l’ouest, vers la Biélorussie, et jusqu’à la périphérie de Minsk. J’étais excité à l’idée de ce changement de programme, mais je n’étais pas si pressé de traverser tout Moscou un vendredi après midi, car en plus des probki habituels, une bonne partie des banlieusards serait en train de prendre la route vers leurs datchas respectives pour y passer le week-end. Au final, notre petit voyage, prévu pour durer sept heures s’est transformé en une odyssée de treize heures.
Visiter la Biélorussie fut un voyage dans le temps vers la Russie soviétique. Peu de signalisation dans les rues. Celles-ci n’étaient pas aussi bien éclairées, et on y voyait moins de publicités que dans la Russie actuelle. Les vêtements et les voitures y semblaient plus anciens. Le jour suivant, nous avons pu vivre un jour férié spécifique à la Biélorussie, le jour de la plus Grosse Voiture. En fait, ils y célèbrent leur cher Belaz, un énorme camion à benne utilisé pour les grandes opérations de terrassement.
Après nous être joints à cette célébration qui semblait venir tout droit des années soixante-dix, nous nous sommes rendus dans une datcha pour y fêter l’anniversaire de l’un de nos amis sur tout le week-end. Contentons-nous de dire qu’il n’est pas besoin de recenser le nombre de zakuskis (des amuses-bouches) et de bouteilles de vodka qui furent sacrifiées en quelques trente-six heures. La datcha était rustique, fraîche et isolée. Nous avons passé notre temps rassemblés autour de la table du salon ou au-dehors, à nous réchauffer autour d’un barbecue, que les Russes appellent un mongol, en référence aux unités de cuisine mobiles que les Tartares transportaient avec eux.
Nous avons partagé un beau moment avec le grand-père biélorusse de notre ami, qui a demandé à mes amis russes ce qu’ils savaient du chaos et de la terreur qui étaient en train d’engloutir l’Ukraine. Il se faisait du souci pour sa famille, craignant que les combats ne se répandent jusqu’en Biélorussie. Il nous a dit qu’il n’y avait pas besoin d’une autre guerre. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi les Galiciens se battent contre leurs propres cousins slaves. Il lui manquait les incisives, ses yeux étaient enfoncés, son accent prononcé, et je luttais pour comprendre toutes ses paroles. Il souhaitait juste se joindre à nous pour un verre de vodka et une pomme de terre cuite, avant de retourner à son cheval et son jardin. Yakovlev a fondu en larmes alors qu’il le serrait dans ses bras, lui disant de ne pas s’en faire, que la Russie serait toujours là, et ne permettrait pas que leurs terres soient prises.
L’âme et le cœur
Nous avons conduit toute la nuit pour notre voyage de retour. Arrivés à Ryazan, l’équipe Yakovlev étendue m’a fait faire le tour des attractions locales. Nous avons visité Constantinova, la maison du second poète le plus fameux de Russie, Sergey Essénine. Le paysage était éblouissant. L’immensité des ciels de Russie vous emplit l’âme. La rivière Oka courrait à travers le paysage, ruban scintillant sous la caresse du soleil. Après avoir parcouru les terres et les domaines chéris de Essénine, nous avons visité un monastère renommé pour ses bains glacés dans des sources sacrées. Les eaux apaisantes et le coucher de soleil glorieux chassèrent de notre corps les restes toxiques du week-end biélorusse.
Après ce plongeon revigorant, nous avons continué jusqu’à la maison d’un ami, pour ce qui restera dans les mémoires comme le meilleur banya [sauna, NdT] de mon existence. Les Russes ont une manière adorable de discuter de l’étiquette du banya. Ils ont tous des interprétations différentes des rituels qu’ils affirment être la correcte méthodologie pour un bon banya. Et comme cela arrive à tous les passionnés, de nombreux Russes adorent critiquer ou questionner les manières de faire et les rituels des autres. J’ai appris la manière correcte de verser l’eau aromatisée sur les murs, la manière correcte d’effectuer un massage en frappant avec un venik. La bonne variété de poisson à consommer. Quelle combinaison de thé et de confiture est la plus bénéfique. Ce que l’on doit rechercher dans un bon samagon (un alcool maison semblable au gin), et ainsi de suite. Le paradis est un immense banya, et je m’en suis totalement imprégné.
Il est impressionnant de voir à quel point les Russes connaissent la poésie et la littérature. Ils peuvent vous citer des stances et des vers de leurs poètes et écrivains favoris. Ils prennent le temps de faire de longs toasts qui veulent vraiment dire quelque chose. Ils reconnaissent que la vie contient une part de poésie. J’ai un grand respect pour l’attention qu’ils portent à leur histoire et leur culture. Leur amour pour la parole et l’écrit est profondément enraciné. On m’a affirmé que bien que Moscou soit considérée comme le cœur de la Russie, Ryazan était souvent présenté comme son âme.
Sachant l’importance que notre culture accorde à Tolstoï, l’équipe Yakovlev a décidé de m’accompagner à Iasnaïa Poliana. Bien que cela ne soit qu’à quelques heures de Ryazan, la plupart d’entre eux n’y étaient jamais allés, ou au mieux, l’avaient visité il y a longtemps, durant leur enfance. Pour y arriver, il nous a fallu passer par Tula, fameuse pour ses samovars et ses kalashnikovs. Yakovlv m’a demandé si cela me tentait d’aller visiter le musée Kalashnikov de Tula. Évidemment, que cela m’intéressait, mais le sort en avait décidé autrement. Notre GPS nous a envoyé sur une fausse piste dans un dédale de rues. Nous ne voulions pas risquer de rater les heures d’ouverture à Iasnaïa Poliana, et nous avons abandonné. Un doukhobor verrait une délicieuse ironie dans la manière dont s’est déroulée cette après-midi.
Mon excitation grandissait à l’approche de Iasnaïa Poliana. Le temps était changeant, avec des nuages noirs, des rayons de soleil et un petit vent frais, qui ont gentiment éparpillé le gros des touristes à notre arrivée. En entrant sur la propriété, un sentiment de sérénité vous monte dans l’âme. L’air est différent en Russie, au point qu’il semble vous régénérer. Mon esprit s’égarait alors que notre guide nous emmenait à travers une visite surchargée en informations. Je me forçais à essayer d’imaginer à quoi pouvaient ressembler la vie en 1880. De petites choses me remplissaient de joie. Voir cette armée de chats qui semblaient savoir ce que l’on attendait d’eux. Apprendre que Tolstoï parlait couramment sept langues différentes et en comprenait treize de plus fut une illumination. Je suis persuadé que lorsque nous apprenons une nouvelle langue, nous nous ouvrons à la possibilité de comprendre de nouveaux paradigmes. Cela ne fait qu’étendre notre compréhension et notre compassion. Il s’agit sans doute d’une des raisons principales qui expliquent que Tolstoï ait été si lumineux dans son art.
Lorsque nous sommes entrés dans la maison principale, on nous a demandé d’enfiler des protèges-chaussures. Mes camarades ont affirmé qu’il s’agissait d’un moyen d’empêcher la contamination canadienne. La bibliothèque de Tolstoï était impressionnante. Moi qui pensais avoir un problème avec la lecture, j’ai tout de suit compris que je n’étais que novice dans l’art de tourner les pages.
Nichée dans un coin du rez-de-chaussée de la maison, se trouvait ce qui était à l’époque une cuisine et salle de préparation, connue sous le nom de salle voûtée. Je fus intéressé d’apprendre que c’est à cet endroit que Tolstoï avait terminé la rédaction de Résurrection, le roman qui nous avait encouragés à émigrer. J’ai pris une profonde inspiration, marqué un temps de silence respectueux et pris quelques photos en douce.
Les photographies étaient interdites à l’intérieur de la maison, cependant j’interprète toujours de telles règles comme une invitation à désarmer le flash et agir avec discrétion. Je me rappelle du frisson que j’ai éprouvé en enfreignant les consignes et en photographiant le corps embaumé de Lénine en 1989 sous l’œil vigilant de la garde d’honneur soviétique. Et qu’allaient donc faire ces quelques grand-mères aux aguets? Me chasser à coup de balai.
J’étais très ému que mes camarades m’aient accompagné. De manière générale, les tours guidés ne sont pas parmi les activités les plus excitantes, et je n’en suis pas un grand amateur, et pourtant j’étais là-bas, accompagné de quatre amis qui étaient venus avec moi pour, en un sens, rendre hommage à notre histoire collective.
Après la fin de la visite, mes amis affamés et assoiffés se dirigèrent vers le restaurant typique à l’entrée de la propriété. Me tournant dans la direction opposée, je me suis dirigé vers la tombe de Tolstoï pour présenter mes respects. Sa tombe est située à un peu plus d’un kilomètre du bâtiment principal, dans la zone boisée qui borde la propriété. Les feuilles des érables flottaient dans le vent, le temps froid entrainant leur passage du vert au jaune avant d’atteindre un rouge vibrant. J’ai ramassé une petite feuille sur le chemin, comme un humble souvenir de cet ilot de tranquillité. J’étais en paix.
Traduit par Étienne, relu par jj pour le Saker Francophone
À suivre…Pour l’amour de la Russie :<br>de Kazan à Saint-Petersbourg [2/3]