Pologne et Ukraine sont empêtrées dans une véritable crise politique sans porte de sortie visible


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Par Andrew Korybko − Le 21 septembre 2023

Les deux parties sont entrées dans un dilemme au sein duquel chacune d’elles estime avoir plus à gagner au niveau de ses intérêts nationaux et politiques en escaladant les tensions qu’en étant la première à amorcer une désescalade. Un cycle auto-alimenté est donc en train de se constituer, qui risque de déboucher sur une forte détérioration des liens, au point que l’état actuel pourtant lugubre de leurs relations pourrait devenir sujet à nostalgie.


Mateusz Morawiecki, le premier ministre polonais, a révélé aux médias de son pays ce mercredi que son pays avait arrêté de livrer des armes à l’Ukraine, préférant s’armer lui-même ; cette décision montre à quel point les relations bilatérales se sont dégradées au cours de la semaine écoulée. Varsovie a unilatéralement étendu les limitations sur les importations agricoles en provenance de son voisin de l’Est, après l’expiration de l’accord de la Commission européenne qui visait à protéger ses agriculteurs. Kiev s’est plainte à ce sujet auprès de l’OMC ce lundi.

Toujours ce lundi, Piotr Muller, porte-parole du gouvernement polonais, a suggéré que Varsovie pourrait mettre fin à son aide aux réfugiés ukrainiens au printemps prochain au lieu de l’étendre, ce qui laisse entendre une volonté d’étendre le différend commercial entre les deux pays vers d’autres dimensions. Si cela se produit, le million et demi d’Ukrainiens qui résident temporairement en Pologne vont devoir soit rentrer chez eux, soit rejoindre une autre destination, comme l’Allemagne. À partir de mardi, l’effet boule de neige a transformé le problème en véritable crise politique.

Szymon Szynkowski vel Sek, ministre polonais des affaires européennes, a émis l’avertissement sinistre qui suit :

Les actions menées par l’Ukraine ne nous impressionnent pas… Mais elles produisent une certaine impression dans l’opinion publique polonaise. On peut s’en rendre compte dans les sondages, avec le niveau de soutien manifesté par le public envers l’idée de poursuivre le soutien à l’Ukraine. Et c’est à l’Ukraine que cela provoque des dégâts. Nous aimerions continuer de soutenir l’Ukraine, mais pour que cela soit possible, nous avons besoin du soutien des Polonais. Si nous n’en disposons pas, il va être difficile pour nous de continuer à soutenir l’Ukraine comme nous l’avons fait jusqu’ici.

Zelensky a ensuite profité de son pupitre à l’Assemblée générale des Nations Unies pour brandir ce qui suit :

Nous travaillons pour assurer la stabilité alimentaire. Et j’espère que nombre d’entre vous vont nous rejoindre dans cet effort. Nous avons lancé un couloir maritime d’exportation temporaire depuis nos ports. Et nous travaillons dur pour préserver les routes terrestres servant à exporter des céréales. Il est alarmant de voir comment en Europe, certaines personnes, certains de nos amis, jouent la solidarité dans un théâtre politique — en utilisant les céréales pour créer le suspense. Il peut apparaître qu’ils jouent leur propre rôle, mais en réalité ils contribuent à préparer la scène pour faire entrer un acteur venant de Moscou.

La réponse du président polonais Andrzej Duda, partagée avec des journalistes, montre qu’il s’est senti offensé :

L’Ukraine se comporte comme une personne qui se noie et essaye de s’accrocher à tout ce qui lui passe sous la main… mais nous avons le droit de nous défendre contre les blessures qui nous sont infligées. Une personne qui se noie est extrêmement dangereuse, elle peut vous entraîner dans les profondeurs… couler le sauveteur. Nous devons agir pour nous protéger des blessures qui nous sont infligées, car si la personne qui est en train de se noyer… nous fait couler, elle ne recevra pas d’aide. Par conséquent, nous devons protéger nos intérêts et nous allons le faire de manière efficace et décisive.

C’est face à ce contexte que la Pologne a convoqué d’urgence l’ambassadeur d’Ukraine ce mercredi, après quoi Morawiecki a révélé un peu plus tard que la Pologne vient de cesser d’envoyer des armes à Kiev. Avant que l’Ukraine se soit plainte de la Pologne auprès de l’OMC — c’est cet événement qui a déclenché cette séquence rapide —, les tensions étaient déjà élevées depuis quelque temps par suite de l’échec de la contre-offensive, qui ramène vers la réalité les esprits qui pouvaient croire à l’illusion d’une inévitable victoire sur la Russie.

Ces deux nations voisines ont naturellement commencé à se disputer, au vu du fait que l’ensemble de leurs différends issus du passé sont amplifiés, et que leurs relations bilatérales sont en pleine redéfinition. Le différend commercial ne constitue que la partie émergée de l’iceberg, mais indique que chacune des deux parties a commencé à prioriser ses intérêts nationaux aux dépens des intérêts politiques partagés entre elles. Les sociétés de chacun des deux pays ont reçu le signal indiquant qu’il est de nouveau acceptable de cibler une rage nationaliste contre l’autre pays plutôt que se concentrer uniquement sur la Russie.

Tout ceci aurait pu être évité si l’Ukraine avait fait montre de gratitude envers la Pologne pour tout ce que Varsovie a consenti pour elle au cours des 19 derniers mois, et ne s’était pas plainte auprès de l’OMC sur le sujet des céréales. Pire encore, Zelensky a brisé un tabou en accusant devant le monde entier son homologue polonais, dirigeant l’un des pays les plus russophobes de toute l’histoire, de jouer le jeu géopolitique de la Russie. Il a franchi une ligne rouge et il n’y aura pas de retour en arrière vers la confiance mutuelle illusoire entre les deux pays.

Il faut s’attendre à voir les relations polono-ukrainiennes empirer encore davantage durant les semaines à venir, les élections en Pologne étant planifiées pour le 15 octobre ; le parti « Loi & Justice » (PiS) espère remporter ces élections en mettant en avant l’unique sujet de la sécurité nationale. Ceci explique que la Pologne ait mis fin à toute livraison d’armes à l’Ukraine en réponse au mantra ridicule de Zelensky décrivant la Pologne comme une marionnette de la Russie. Il est possible que d’autres décisions toutes aussi fortes suivent rapidement pour rappeler à l’Ukraine qu’elle est débitrice de la Pologne pour sa survie.

Avec ces calculs en tête, on peut prédire sans trop craindre de se tromper que les liens entre Pologne et Ukraine vont continuer de se dégrader jusqu’à la mi-octobre au moins, date à partir de laquelle ces liens pourraient s’améliorer si la campagne médiatique de « Civic Platform » (PO), le parti d’opposition polonais, parvient à détourner en assez grand nombre l’électorat rural du PiS. La bataille électorale promet d’être pénible pour les deux partis polonais, et le PiS pourrait en arriver à constituer un gouvernement de coalition avec le parti de Confédération anti-establishment, si celui-ci ne se fait pas battre à plate couture ; le retour au pouvoir du PO n’est pas assuré.

Cela étant, il est également plausible que les liens polono-ukrainiens continuent de se dégrader durant l’année à venir, surtout si le PiS est contraint de constituer un gouvernement de coalition avec le parti Confédération. Le PiS a commencé à en vouloir à Zelensky au cours des derniers mois, et le second parti s’est toujours opposé au rôle de premier plan tenu par la Pologne dans la tenue de la guerre par procuration menée contre la Russie par l’OTAN à travers l’Ukraine. Une coalition entre les deux partis pourrait donc constituer une combinaison dévastatrice pour Kiev. Si cela devait se produire, tout pourrait fortement empirer, et ce à une cadence encore accélérée.

Faute d’une victoire du PO aux élections du mois prochain, la seule manière qui pourrait enrayer ce scénario du pire serait de voir Kiev reculer sur ses menaces de procès à l’OMC, et voir Zelensky décider de faire preuve publiquement de gratitude pour tout ce que la Pologne a fait en faveur de l’Ukraine. Il ne faut pas trop espérer voir cela se produire, car Zelensky va sans doute tenter de se faire réélire au printemps prochain, et il pourrait s’inquiéter de perdre les voix nationalistes s’il revenait sur sa nouvelle politique de fermeté envers la Pologne.

Les deux parties sont donc enfermées dans un dilemme au sein duquel chacune d’elles estime avoir plus à gagner au niveau de ses intérêts nationaux et politiques en escaladant les tensions qu’en étant la première à amorcer une désescalade. Un cycle auto-alimenté est donc en train de se constituer, qui risque de déboucher sur une forte détérioration des liens, au point que l’état actuel pourtant lugubre de leurs relations pourrait devenir sujet à nostalgie. Ce sera d’autant plus vrai si la Pologne décide d’exercer son hégémonie rampante sur l’Ouest de l’Ukraine dans un avenir proche.

La séquence d’événements mentionnée ci-avant constitue bien le scénario du pire absolu, et n’est pas forcément la plus probable, mais on ne peut pas non plus exclure qu’elle se produise : bien peu d’observateurs ont prédit au cours des mois passés le niveau de détérioration rapide des relations entre les deux pays. Il est indéniable que les relations polono-ukrainiennes sont entrées dans une période d’incertitude, qui pourrait durer un certain temps. Les deux pays feraient bien de préparer leur société à la possibilité d’un maintien des tensions, afin de pouvoir s’adapter au mieux à cette réalité géostratégique en émergence.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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