Philippe Grasset en grâce : considérations sur le Chaos, la puissance des mots et l’agonie du sens, ça colle plus

Par Philippe Grasset – Le 19 mars 2015 – Source dedefensa

Je vais parler de la puissance des mots par rapport à la signification qu’on leur prête et par rapport à la signification qu’ils ont en eux-mêmes et d’eux-mêmes, de l’attraction qu’ils peuvent exercer sur nous, parfois dans un mauvais sens qui les rend trompeurs parce qu’ils risquent de débaucher notre pensée, jusqu’à ce point où il devient impératif de veiller à les rétablir dans leur véritable influence et leur juste signification. C’est là la signification générale de ma démarche, à propos d’un de ces mots qui exercent une puissante fascination ; un mot qui est un exemple du cas général présenté ici et une nécessité spécifique de notre situation générale présente tant son emploi est courant aujourd’hui.

J’éprouve effectivement ces sentiments divers avec le mot “chaos”, dont on comprend aisément qu’il est pleinement dans l’esprit de notre temps courant. C’est pour cette raison d’abord de son actualité, bien qu’il soit au moins symboliquement et selon la tradition aussi vieux que le monde connu, que ce mot est à la fois trompeur et fascinant, qu’il est en vérité essentiel pour la juste appréciation de notre époque déferlante, qu’il est lui-même l’objet d’un débat sémantique qui recèle également un jugement de fond sur les événements en cours, qu’il mérite par conséquent toute notre attention et qu’il exige d’être rétabli dans toute sa réelle puissance et sa magnifique signification. Le mot “chaos” est un de ces mots qui transmutent une époque, qui transcendent des événements, qui bouleversent les êtres jusqu’aux tréfonds de leurs âmes héroïques, qui suscitent les pensées les plus audacieuses et les emportements les plus exaltants.

Ce n’est que très récemment que la question à propos de “chaos” s’est posée pour les gens d’ici, à dedefensa.org, en même temps qu’elle se pose bien entendu pour notre époque elle-même. On a eu un écho de ce débat dans un texte très récent de la rubrique Glossaire.dde, celui du 16 février 2015 sur l’“hyperdésordre”. Le titre complet suggère et amorce le débat (“hyperdésordre, désordre & chaos”) et le texte commence par une mise au point concernant ces mots cités dans le titre; ou comment s’expliquer du fait que nous décidons désormais, et jusqu’à une situation nouvelle qui le justifierait, de ne plus employer le mot “chaos” pour désigner la situation présente; parce que ce serait faire bien trop d’honneur à la situation présente, qui ne mérite pas ce mot… Et voici, dans la logique de l’entame du texte, ce qui est dit sur le mot “chaos” que nous n’employons pas à propos de la situation présente.

«Chaos, du latin ‘Chaos’ et du grec ancien ‘Khaos’. En théologie, le chaos est la “confusion générale des éléments avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde”. Dans la mythologie grecque, ‘Khaos’ précède tout : “Dans la mythologie grecque, Chaos (en grec ancien Khaos, littéralement ‘Faille, Béance’, du verbe kainô, ‘béer, être grand ouvert’) est l’élément primordial de la théogonie hésiodique. Il désigne une profondeur béante… […] Selon la ‘Théogonie’ d’Hésiode, il précède non seulement l’origine du monde, mais celle des dieux…” Nous nous appuyons sur cette puissante référence pour considérer que ‘le chaos’, dans nos conceptions, est absolument différent du désordre. Le chaos est un état supérieur de désordre, un sur-désordre si l’on veut ; alors que le désordre comprend “des éléments, des données, des informations, des variables, dont le rangement est soudain bouleversé”, le chaos comprend, en désordre, toutes les éléments, toutes les données, toutes les informations et toutes les variables possibles… C’est un sur-désordre, c’est-à-dire selon notre appréciation propre dans notre époque, un désordre qui se détache décisivement de l’époque dont il est issu parce qu’il contient tous les éléments (toutes les informations) pour la création d’une nouvelle époque, d’une nouvelle ère, – mais non, encore mieux, et décisivement mieux dit, – pour un nouveau cycle métahistorique… (De même il est évident que le chaos est “créateur” par définition, ou “nécessairement créateur”, mais dans un sens qui est le nôtre, sans aucun rapport avec la dialectique de Café du Commerce luxueux, comme à Davos, de l’hypercapitalisme et des neocons.)»

Ainsi, en faisant un exercice de définition plus précis dans le courant du travail quotidien sur ce site, en mettant en évidence un sens formidable pour un mot dont la puissance est indéniable, s’exerce-t-on à fixer sa pensée dans une voie qui lui soit fructueuse. C’est une démarche d’artisan du mot, une démarche qui ne cesse d’émouvoir l’artisan lui-même, de l’emporter, de l’élever jusqu’aux confins de l’intuition, de lui faire découvrir ce que je désigne comme son “âme héroïque” où confluent des forces d’inspiration, d’intuition et de conviction, réunies par le goût de la fusion dans le symbole le plus élevé…

Au départ, il s’agit de comprendre pourquoi l’on peut ressentir, comme c’est mon cas, une réelle fascination pour le mot “chaos” qui est largement utilisé dans ces temps incertains et fous, et d’une façon à mon sens parfois trop inconsidérée, sinon dégradante. C’est-à-dire que la fascination qu’exerce sur moi ce mot rend compte de sa nature extrêmement précieuse, de la nécessité de veiller à son emploi d’une façon qui ne le dénature en rien. J’entends par là exprimer l’idée, qui me vient sous la plume au fil de la réflexion, que cette fascination du mot “chaos” vient d’abord du fait qu’il exprime un espoir et une foi extraordinaires alors qu’on se trouve plongé dans une situation générale qui n’engendrerait naturellement, si rien d’autre n’était trouvé, que le désespoir le plus définitif, l’emportement de l’âme dans le nihilisme dissolvant. La définition plus juste et sublime du mot “chaos” comme celle qui est proposée ci-dessus, renforce la pensée et affermit la volonté de n’en faire usage que pour exprimer des perspectives qui soient à sa mesure et lui donnent toute sa vérité, c’est-à-dire avec des jaillissements d’espoirs à venir mais qui nous sont promis, des jaillissements d’un instant mais un instant flamboyant et exaltant, au cœur du désespoir qui règne, que le chaos à venir roule et malaxe en dedans lui pour le transmuter en un autre horizon.

“Selon la ‘Théogonie’ d’Hésiode, il [Khaos] précède non seulement l’origine du monde, mais celle des dieux…”, est-il écrit. Ce mot “précéder” est évidemment d’une rare et sublime préciosité ; il suggère l’origine, le commencement, le début… Il suggère que le chaos, qui semblerait, dans l’emploi abusif qu’on en fait aujourd’hui, être notre présent catastrophique et l’avenir d’un tel présent catastrophique comme éternellement à son image, dispenserait en réalité quelques illuminations, pour qui sait y voir après avoir osé regarder, qui sont décisives pour décrire l’enfantement de ce qui se révélera plus tard comme ayant été le passé fondateur d’un avenir soudain transformé en une nouvelle aube triomphante que nous ne pouvons encore imaginer.

Nous ne sommes pas encore parvenus au chaos, la vérité est à ce point, comme un fardeau qu’il faut encore porter, comme un calvaire qu’il reste encore à parcourir, mais finalement avec un sens si nous acceptons cette définition. Nous nous débattons dans un désordre qui nous paraît sans fin, sans la moindre signification, sans rien à nous offrir que ses propres convulsions elles-mêmes sans fin ni la moindre signification ; “sans rien à nous offrir” sinon, parfois, et même de plus en plus souvent dit-on dans ces colonnes, une échappée vers un hyperdésordre (déjà mentionné plus haut), qui serait une tentative, comme l’indiquerait une étincelle parmi d’autres jaillies de deux pierres qu’on entrechoque, de s’ouvrir vers le chaos. Voilà où l’observation attentive conduit, l’observation-sans-peur, mais aussi l’observation réduite à elle-même, sans supputation, sans projection ni divination, sans prévision, sans reconstruction proposée par une raison qui est pour l’instant tenue à l’écart, parce que trop suspecte de subversion d’elle-même. Il faut simplement se laisser mouvoir par l’intuition, et celle-ci qui ne peut être que “haute”, – l’intuition haute, qui brille comme une pépite d’or pur lavée au tamis de l’eau claire, comme un diamant sorti de sa gangue pour étinceler de ses mille feux.

Il est extrêmement difficile, on doit en convenir, de développer de telles appréciations qui semblent si spéculatives et si incertaines en les considérant comme une part non négligeable de l’intellect des événements à venir. Il faut pourtant essayer, et c’est bien ce à quoi le mot “chaos” convie : il vous offre, par sa signification profonde qui en appelle autant au mythe qu’à la mémoire, par la puissance de sa nature cosmique, par la sonorité grave et profonde de son phrasé, quelque chose de considérable et de formidable qui roule sur soi-même en étendant son empire, et prétend à lui seul être l’ébauche irrésistible d’un monde qui ne ressemblera pas à ce qui a précédé, comme si rien n’avait précédé ; il vous offre, dis-je, la possibilité de tenter de projeter votre propre conviction armée de l’intuition vers des contrées inconnues, où ne règnent nulle part les diktat abusifs et les forfaitures de l’humaine nature lorsqu’elle est emportée par l’hybris, dans des contrées inconnues qui sont si belles et si grandes qu’elles sont déployées devant vous au risque de la pensée elle-même. A cet égard, il paraît assuré, au-delà des constats immédiats d’un temps, d’une ère qui nous désespère et ranime toutes nos souffrances possibles, qu’il y a là un risque de l’intellect qu’il convient de prendre et de courir jusqu’au bout de lui-même. Confrontés à un destin catastrophique, nous en sommes à cet état où plus aucun risque ne doit effrayer nos âmes héroïques.

Il n’est pas illogique qu’une telle aventure intellectuelle faite autour d’un mot qui fascine tant on le sent gonflé de notre destinée, puisse paraître au premier abord à la fois vaine et infatuée. Il n’est pas illogique non plus, qu’en une telle époque qu’on ressent si exceptionnelle qu’on irait jusqu’à dire qu’il n’y en eut aucune autre de semblable dans toute l’histoire des hommes, l’on envisage de prendre de tels risques intellectuels où un auteur risque sa signature, sa plume et son âme héroïque autour de considérations qui semblent sorties d’un univers incompréhensible, d’une pseudo-divination incertaine. Cette époque est évidemment, nécessairement dirait-on, celle du risque suprême, où l’esprit doit accepter, en certaines occurrences, dans le cas de ce qu’il juge être l’esquisse d’ouvertures sublimes, de s’engager dans ce que d’autres jugeraient avec mépris et, surtout mais bien dissimulée, une certaine frayeur, comme des élucubrations prétentieuses et inutiles.

Et je dis cela, pourtant, sans perdre de vue ce que je considère comme ma mission qui concerne la réalité des choses et les “vérités de situation”, tout ce qui est “opérationnel” dans l’ordre du quotidien des événements courants. Ma mission, comme je me l’assigne sans la moindre hésitation, est de tenir le lien le plus serré possible, entre la marche du monde, la marche folle du monde, et l’interprétation qu’on doit sans cesse en proposer, l’interprétation de la possibilité, sinon d’un modèle d’un rangement supérieur qui dissipe et fait justice lorsqu’il répond à l’ordre, à l’harmonie et à l’équilibre dont on doit avoir l’intuition, de cet insupportable tintamarre de la folie des hommes de notre temps. Ce délicat agencement, où des choses et des conceptions si différentes doivent trouver leurs équivalences, constitue, à côté du jugement méprisant qu’on en peut avoir au nom de la seule raison, un acte de pur héroïsme. Il faut en avoir, de l’héroïsme, pour risquer la réputation et l’équilibre de son esprit, il faut savoir être héroïque de cette façon. Nous ne comprenons rien à la tragédie du monde si nous ne disons pas notre conviction que sous nos yeux se fait et se développe la plus terrible tragédie que l’on puisse imaginer ; ainsi notre compréhension deviendrait-elle vraiment à la mesure de cette “tragédie du monde”. Ainsi est-ce également de l’héroïsme que de poursuivre l’exploration du mot “chaos” en même temps que la conduite de sa mission, et un héroïsme inspiré puisqu’au bout du compte les deux se retrouveront en commun.

Je propose par conséquent l’idée, ou l’interprétation si l’on veut, que le mot “chaos” est porteur mais avec des ressources cachées et sublimes de toutes ces singulières situations, si différentes, si antagonistes, de natures si diverses, qui ne sont à première vue que rassemblées par le désordre qui porte en lui l’horrible tentation de la déstructuration et de la dissolution, jusqu’à la chute ultime de l’entropisation. Je ressens le mot “chaos” comme quelque chose qui, au bout du désordre qu’il a accepté de prendre en charge, se révèle comme la matrice d’une conception unificatrice, comme une sorte d’animation de ce qui pourrait être une représentation encore fracassée, mais tendant à la re-composition de l’unité originelle. J’ai l’audace héroïque de voir dans le mot “chaos” un de ces signes si rares qui vous font croire, un de ces ébranlements soudain qui renforcent votre foi.

C’est aussi simple que cela, et c’est aussi héroïque…

On notera, avec une bienveillance chez notre lecteur dont je ne doute pas, que j’ai pris grand soin d’éviter l’une ou l’autre référence que l’on serait tenté sinon justifié d’évoquer, voire même d’invoquer avec fracas pour clouer le bec à son interlocuteur. Point de “dieux” ni de “Dieu” là-dedans, point d’invocations prophétiques, point de religion impérative; cela, pour qui veut et doit s’en tenir aux termes courants de notre situation générale, n’est pas notre propos ici tout en n’en écartant en rien la probabilité puissante et irrésistible. Malgré l’hermétisme apparent de l’observation, je m’avance à pas comptés et à pas ouverts, je ne dissimule rien de mes intention et j’écarte l’ambiguïté de la prophétie, invitant à deviner la cohérence souterraine du propos; je ne m’intéresse qu’à une chose, qu’à un mot, dont je soupèse tout le mystère extraordinaire depuis l’origine d’au-delà des temps… J’en ai dit assez pour proposer l’idée qu’arrivé à ce stade de l’expérimentation intellectuelle, il est difficile d’éluder l’idée presque utilitaire après tout, que tout cela doit avoir un sens pour se justifier irrésistiblement d’exister. Si le désordre de la folie que nous observons n’avait pas de sens, alors comment pourrait-il se justifier d’exister? Mais il existe et, par conséquent, il a un sens caché et qui se révélera, et qui, lui, le justifie d’exister; et ce sens c’est bien que le désordre où nous sommes, car décidément nous sommes dans l’ère du désordre, ne peut être, ne peut exister, que dans la mesure où il est le prédécesseur du chaos. Il n’existe que par la grâce de ce qui lui succède, et par la grâce que ce qui lui succède n’est rien de moins que le chaos lui-même, qui est le re-commencement de Tout.

Je vais donc me hisser à nouveau et regagner ma place, sur les murailles désertes et silencieuses, face à mon deserto dei Tartari à moi, pour guetter l’arrivée de la chose, de l’événement tant attendu. Je suis la sentinelle à son poste, sous une voute de cette ombre toute en lumières intérieures des nuits qui enveloppent les grandes étendues, sous cette voute rutilante et éclatante de la déferlante silencieuse des étoiles, et je veille. “Chaos” est le mot de passe que la sentinelle attend.

Philippe Grasset

Note du Saker Francophone

Ph. Grasset rejoint ici une de nos intuitions hautes à propos de la perte du sens des mots dans notre contre-civilisation. La béance qu’il évoque en nom de Chaos me fait penser à la béance que Lacan, après Saussure, a analysée entre le signifiant et le signifié, le mot et la chose pour faire simple. Quelle est la glu qui colle un mot à une chose? C’est le tiers-terme, le médiateur, c’est à dire la foi (ou la croyance) à prendre au ras du terme, comme on parle d’une monnaie fiduciaire. La valeur d’une monnaie fiduciaire ne réside que dans l’accord tacite (la croyance) de ceux qui l’utilisent pour échanger des créances (des actes de foi). La certitude en somme que ce lien entre mot et chose est garanti invariant, dans l’espace et le temps, pour le groupe qui l’emploie dans ses échanges de toute nature. Et nous sommes arrivés aujourd’hui au point de rupture où, suite au travail de déstructuration post-moderniste, les mots n’ont plus de sens car le médiateur est mort (ou, pour les optimistes en réparation, comme l’a joliment dit Céline), le monde redevient sauvage, ce qu’il était avant la naissance du langage, ça colle plus, il n’ y a plus de glu!

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