Au lendemain de la débâcle du retrait de Kaboul, l’administration américaine est pressée de donner à Biden un semblant de succès en politique étrangère.
Par Alastair Crooke – Le 8 novembre 2021 – Source Strategic Culture
Les contradictions se multiplient : d’une part, les « faucons sur la Chine » de l’administration américaine accélèrent le grignotage, morceau par morceau, de l’engagement en faveur de la « Chine unique » et incitent Taipei à penser que les États-Unis « couvrent ses arrières », au cas où la Chine tenterait une réunification avec l’île par la force militaire. Pourtant, Taïwan finira par être intégrée à la Chine, car cette dernière ne manquera pas de l’emporter militairement, si les choses venaient à se gâter. Cependant, Washington considère peut-être ce harcèlement tactique de Pékin comme un succès politique d’une « action par capillarité », même si la destination finale de Taïwan est gravée dans la pierre.
Ensuite, il y a des rapports selon lesquels Israël est engagé dans ce qui est décrit comme des exercices « intenses » pour simuler une attaque sur les installations nucléaires iraniennes. Blinken a clairement indiqué que l’administration américaine sait ce qu’Israël prépare, et qu’elle l’approuve. Il a rencontré le ministre israélien des Affaires étrangères, Lapid, le 13 octobre, et a déclaré qu’en cas d’échec de la diplomatie avec l’Iran, les États-Unis se tourneraient vers « d’autres options. » Lapid a confirmé plus tard que l’une des options américaines est précisément l’action militaire.
Pourtant, même les experts militaires israéliens admettent qu’il n’existe pas de plan « B » réaliste pour arrêter le programme d’enrichissement de l’Iran. Un commentateur militaire israélien de premier plan a récemment fait remarquer que : « Israël ne peut pas détruire le savoir-faire nucléaire de l’Iran. Dans le meilleur des cas, une action militaire israélienne retarderait le programme de « deux ans maximum » » . Si les pourparlers de Vienne échouent, Israël devra s’accommoder d’un Iran au « seuil nucléaire ». Ou bien, il devra se préparer à une guerre régionale sur plusieurs fronts – ce qu’il fait.
Troisièmement, nous observons la contradiction (apparente) la plus flagrante : l’Occident s’efforce d’utiliser l’Ukraine pour menacer la Russie d’une action de l’OTAN, au point que l’OTAN a récemment abaissé le seuil d’utilisation de ses armes nucléaires – et pourtant… il est impossible que Kiev reprenne le Donbass. Moscou ne le permettra jamais, et l’OTAN sait qu’elle ne peut pas l’emporter sur la Russie en Ukraine, à moins d’un échange nucléaire impensable.
Dans tous les cas, les États-Unis – apparemment – courent à l’échec : soit l’Ukraine maintient le statu quo territorial et se désintègre sous le poids de son propre dysfonctionnement, de son effondrement économique et de sa corruption endémique. Ou bien, dans un geste futile, elle s’acharne contre les forces du Donbass et finit démembrée, la Russie étant contrainte – à contrecœur – d’intervenir.
Quelle est donc la logique de tout cela ? L’Ukraine doit choisir entre Charybde et Scylla. Néanmoins, des signes indiquent que les États-Unis et leurs alliés fournissent de nouvelles armes à Kiev. Macron est attendu prochainement à Kiev pour lui vendre les armes avec lesquelles menacer le Donbass. Le processus de réarmement semble déjà en cours. Mais même avec de nouvelles armes, Kiev ne pourra pas l’emporter.
Peut-être l’opinion publique ukrainienne croira-t-elle que c’est possible, mais pas les autorités de Kiev : elles espèrent que toute intervention militaire russe qui en résulterait forcerait l’Europe à apporter un soutien inconditionnel à Kiev. L’UE soutiendrait bien sûr Kiev, ne serait-ce que pour endiguer l’afflux potentiel de millions de réfugiés vers l’Union européenne. Oui, le pays aurait été balkanisé, mais les oligarques russophobes corrompus seraient toujours intacts, et politiquement « au sommet ».
Ainsi, il semblerait que la « finalité » américaine soit de ne laisser à une Russie réticente aucun autre choix que celui d’intervenir. L’objectif ici n’est clairement pas de vaincre la Russie militairement, mais politiquement (comme l’a noté le commentateur spécialiste de la Russie, le Saker). Il fait également remarquer à juste titre que Moscou comprend bien que les États-Unis et les dirigeants de l’UE lui tendent un piège. Néanmoins, la Russie n’aurait pas la possibilité de rester à l’écart, si des familles russes étaient massacrés dans le Donbass. (Il est possible que les forces du Donbass puissent s’en sortir seules, mais les pressions intérieures exercées sur le président Poutine pour qu’il intervienne seraient énormes).
Pourquoi les États-Unis, dans leur état actuel de fragilité politique, voudraient-ils prendre le risque de déclencher trois tempêtes de feu imprévisibles ? Le professeur Mearsheimer nous dit que la Chine est obligée de se construire comme « le « Godzilla de l’Asie », car c’est sa façon de survivre ! ». Elle ne peut pas faire confiance aux États-Unis, car elle ne peut jamais être certaine des intentions de ces derniers. La peur devient dominante dans cette jungle anarchique qu’est le monde. « C’est l’essence tragique de la politique internationale : l’imprévisibilité des intentions », conclut Mearsheimer.
Il y a beaucoup à dire sur ce point : l’establishment américain craint manifestement toute perspective de perte de suprématie et en est furieux. Les Démocrates, en particulier, craignent historiquement d’être perçus comme faibles dans la préservation de l’hégémonie. Mais un vieux briscard offre peut-être une vision différente : Jonathan Clarke, écrivant en 1996 pour le Cato Institute, appelle cela le défaut de l’instinct pour l’action par capillarité de l’Amérique. C’était en 1996. C’est la défaillance persistante qui renferme le potentiel de bouleverser l’hégémonie de l’Amérique.
Il faisait référence à la volonté de l’administration Clinton d’accumuler une série de réalisations diverses et superficielles qui seraient vantées comme des succès auprès de l’électorat, afin que celui-ci puisse conclure que la politique étrangère se porte raisonnablement bien. Pourtant, ils seraient dans l’erreur : la quête de ces réalisations creuses « a ignoré le vide alarmant, précisément dans le domaine le plus important : la question de savoir si la politique rendait plus ou moins probable que l’Amérique doive mener une guerre majeure dans un avenir proche ». Les États-Unis sont accros aux succès éphémères, tout en ignorant leur érosion stratégique, écrit-il.
C’était « l’instinct pour l’action par capillarité », dans le sens où l’eau (c’est-à-dire ces succès mineurs) peut progresser le long d’un tube – mais seulement si le tube est étroit et a un diamètre suffisamment restreint :
Le soutien non nuancé à l’indépendance de Taïwan, sans égards aux réactions chinoises, et le plaidoyer public pour une action secrète contre l’Iran en sont les exemples les plus marquants », écrivait alors Clarke. « De telles actions ne sont pas le signe d’une approche cohérente, et encore moins prudente… Une approche qui n’a pas réussi à promouvoir l’évolution de relations stables et non fluctuantes avec… la Russie et la Chine. Au contraire, les États-Unis sont sur le point de transformer ces deux puissantes nations en adversaires stratégiques, voire même de les pousser à s’allier l’une à l’autre. Cette possibilité inquiétante est masquée par l’abandon rhétorique avec lequel les dirigeants de l’administration célèbrent leur « succès » sur des questions secondaires. Il peut s’agir d’une politique efficace [au niveau national], [mais] c’est exactement le contraire de ce qui est nécessaire. Les succès … tendent à être fragiles ou inachevés, étonnamment éloignés des véritables intérêts de la nation – ou fondés sur une diplomatie mal conçue.
Un bref regard sur la politique américaine à l’égard de la Chine illustre ce point. L’éventail des questions litigieuses et mutuellement conflictuelles est intimidant : Taïwan, les opportunités commerciales, les ventes par Pékin de technologies avancées (y compris nucléaires), les dépenses croissantes de la Chine en matière de défense, l’expansionnisme territorial en mer de Chine méridionale et les droits de l’homme. Dans nombre de ces domaines, il existe un dilemme américain classique entre réalisme et idéalisme. Mais l’administration n’a pas fait grand-chose pour résoudre ce dilemme, ni pour réfléchir au niveau de risque que les États-Unis devraient être prêts à encourir dans la poursuite d’objectifs spécifiques.
En novembre 1995, Joseph Nye, à l’époque secrétaire adjoint à la défense pour les affaires de sécurité internationale, a répondu aux questions chinoises sur la réaction potentielle des États-Unis à une action chinoise contre Taïwan par la vague déclaration suivante : « cela dépendrait des circonstances ». On pourrait pardonner cette formulation comme étant une circonlocution publique justifiée sur une question extrêmement délicate si l’on avait le sentiment que l’administration savait en privé comment elle souhaitait procéder et prenait des dispositions sur cette base. Mais les responsables américains ne semblent même pas être clairs avec eux-mêmes quant à savoir si les valeurs démocratiques américaines sont suffisamment en jeu à Taïwan pour risquer une confrontation militaire avec Pékin.
C’était écrit il y a deux décennies ! Depuis lors, les efforts successifs des États-Unis en faveur d’actions démagogiques creuses ont, comme Clarke l’avait prévu, transformé la Russie et la Chine en adversaires et les ont amenées à un partenariat militaire stratégique. Pour être clair, Clarke disait que le poids de ces « victoires » stratégiquement incohérentes constituait une contradiction qui, d’une manière ou d’une autre, finirait par faire imploser la puissance américaine.
Biden ne souhaite peut-être pas une guerre totale avec la Chine, mais il souhaite néanmoins signaler la belligérance américaine à l’égard de cette puissance montante. Et les grands médias américains se régalent actuellement de la question de Taïwan. Quel est alors l’objectif ? On peut imaginer que le « succès » serait la « participation significative » de Taïwan aux Nations unies et à d’autres organismes internationaux (amplifiée par le soutien bruyant et répété des alliés occidentaux). En un mot, faire sortir Taïwan de l’orbite de la Chine, tout comme le Kosovo a été sorti de l’orbite de la Serbie.
Ces tactiques américaines assureront la défaite militaire finale de l’administration de Taipei (et donc sa « kosovisation » deviendra totalement éphémère). Pourtant, elle sera présentée comme une sorte de succès politique américain (« la défense des valeurs démocratiques »). Cela serait doublement vrai si le modus operandi était étendu à la province majoritairement musulmane du Xinjiang (où la politique américaine pourrait être présentée comme soutenant à la fois les droits de l’homme et la diversité). Et oui, le coût stratégique serait là : toute confiance envers Washington qui pourrait encore subsister à Pékin aurait été mise à mal. La Chine n’est plus seulement un adversaire – elle est déterminée à gagner.
En Ukraine, le fait de provoquer une intervention militaire russe, même limitée, dans l’est du pays serait salué comme un succès politique. Peu importe les dégâts, les morts ; l’Europe tomberait sous le contrôle total de Washington, et l’OTAN retrouverait sa raison d’être. Mais l’Europe et l’Amérique seraient plus faibles – et encore plus de clients traditionnels de l’Amérique s’affirmeront, en diversifiant leurs relations et en projetant leur pouvoir par le biais d’alliances plus larges. Et plus ils regarderont vers l’est, plus ils s’engageront profondément avec la Chine.
Pour l’Iran, l’« action par capillarité » a commencé : les stations-service iraniennes ont fait l’objet d’une cyberattaque, de nouvelles sanctions américaines ont été imposées à des personnalités du Corps des gardiens de la révolution islamique et des démonstrations de vertu « musclées » – du même ordre que les traversées navales de la « Liberté des mers » dans le détroit de Taïwan – ont commencé. Au cours du week-end dernier, les États-Unis ont fait voler un bombardier stratégique à longue portée B-1B au-dessus du Moyen-Orient, et plus précisément au-dessus du détroit d’Ormuz, près de l’Iran, dans ce que l’armée de l’air américaine a appelé une « patrouille de présence » pour envoyer un message à Téhéran (le message étant que le bombardier B-1B à capacité nucléaire est capable de transporter les grosses bombes antibunker américaines). Symboliquement, à différents points de l’itinéraire – qui part de l’île de Diego Garcia dans l’océan Indien au Yémen, puis passe par Israël et la Jordanie avant de survoler le golfe Persique – des avions de chasse israéliens ont escorté le bombardier, périodiquement accompagnés d’autres avions de l’Arabie saoudite, du Bahreïn et de l’Égypte.
Un autre succès secondaire, malgré le risque stratégique que court l’Amérique en suivant cette voie de réalisations éphémères ? Les intentions d’Israël sont totalement imprévisibles, même si Blinken et Sullivan s’imaginent que Tel Aviv les préviendrait avant. « Donc », résume le commentateur militaire israélien : « Je pense que nous assisterons à la poursuite de ce conflit de faible intensité – sans qu’il ne se transforme en conflit direct – à moins qu’Israël ne décide de lancer une attaque contre les installations nucléaires iraniennes ».
Les États-Unis ont-ils réfléchi – selon l’analyse de Clarke – au niveau de risque qu’ils sont prêts à encourir pour « décrocher » ces réalisations secondaires (traversées navales et survols de B-1B) ? Ou bien l’« abandon rhétorique » est-il à nouveau à l’ordre du jour ?
Des exemples de réussite sont nécessaires dans le sillage de la débâcle du retrait de Kaboul, et cette administration est très pressée de donner à Biden un semblant de succès en matière de politique étrangère. Pourtant, le poids combiné de ces « réussites » fragiles, inachevées et stratégiquement déconnectées va, à un moment donné, mal tourner, d’une manière qui dépasse ce qu’un système américain dysfonctionnel peut supporter.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone