Où l’Occident peut-il trouver des roubles ?


Par Dmitry Orlov – Le 16 avril 2022 – Source Club Orlov

Poutine a ordonné que le marché interne des changes de la Russie soit préparé à la transition vers le règlement en roubles des livraisons à l’exportation, pour l’instant, spécifiquement du gaz naturel. Cette question devient urgente car les banques des « pays inamicaux » (un terme technique qui inclut l’UE et la plupart des pays anglophones) retardent délibérément et volontairement les paiements pour l’énergie russe. Ainsi, les livraisons s’effectuent désormais à crédit – un crédit basé sur le rouble ! Pendant ce temps, le taux préférentiel de la banque centrale russe est passé à 17 %, contre 20 % auparavant, mais quand même ! On dirait que quelqu’un de pas très malin fait tout pour que les prix de l’énergie augmentent. Pendant ce temps, les paiements reçus pour les exportations de pétrole et de gaz ont été réduits de moitié, ce qui rend probable que les exportations elles-mêmes (vers des « pays inamicaux ») seront également réduites de moitié. À ce stade, certains historiens pourraient ressortir de vieux livres poussiéreux et affirmer que ce genre de politique commerciale insensée est à l’origine de la Grande Dépression. Je ne suis pas d’accord et j’appelle cela l’effondrement commercial, qui suit l’effondrement financier avec sa perte d’accès au crédit causée par le risque excessif de la contrepartie .

Poutine voudrait que ce problème soit réglé. Il veut que l’Europe soit maintenue en vie parce que la Russie n’a pas besoin d’un énorme cadavre en décomposition à sa frontière occidentale. Le problème de l’ordre exécutif de Poutine réside dans le fait que les banques russes agiront en tant qu’agents de change dans le règlement du programme « matières premières contre roubles », et que les opérations de conversion auront lieu sur le marché des devises de la Bourse de Moscou au sein du système financier russe, et que ce système connaît une grave pénurie d’acheteurs de devises étrangères. Poutine n’est pas un magicien, et il ne peut pas générer ex nihilo une armée de zombies qui voudront emprunter des roubles et acheter avec eux des dollars et des euros qu’il n’y a aucun moyen d’investir de manière rentable pour rembourser les intérêts de la dette libellée en roubles ; pas avec une inflation à deux chiffres dans la zone euro et la zone dollar ; pas avec un taux d’intérêt d’au moins 17 % sur le rouble. Sauf une ; j’y reviendrai plus tard.

Si ce ne sont pas les zombies, alors qui va étendre ses positions en dollars et en euros à une échelle aussi gigantesque ?

Les importateurs russes ? Non, les importations représentent la moitié des exportations, sans compter les problèmes de logistique et de contrats dus aux sanctions.

La population russe ? Certainement pas ! La mode qui consistait à conserver une réserve de billets de 100 dollars sous le matelas est révolue depuis longtemps, tout comme celle qui consistait à détenir des comptes libellés en dollars dans les banques russes. L’ensemble du paradigme monétaire a changé, et il n’y a pas assez de devises libres au sein de la population russe pour absorber les flux d’exportation.

Les entreprises russes ? Parmi elles, seuls les exportateurs disposent de ressources importantes, mais le fait de leur faire accepter des dollars ou des euros les ramène à la case départ et ne fait qu’aggraver leur problème en les obligeant à vendre 80 % de ces dollars et euros en roubles. Et le problème est encore pire pour les exportateurs russes, qui doivent maintenant essentiellement vendre 100 % de leurs recettes en dollars et en euros pour des roubles.

Les banques russes ? C’est une possibilité ce mois-ci, mais pas dans les mois à venir. Les banques servent les intérêts de leurs clients, et ceux-ci, ayant été coupés du système financier occidental, n’ont plus besoin de dollars ou d’euros. Et comme elles ont elles-mêmes été coupées du système financier occidental, elles n’ont absolument pas besoin de ces devises non plus. Ils sont en train de liquider leurs positions en dollars et en euros.

Oh, et, last but not least, les étrangers n’ont pas accès au marché des changes russe. Cela rend les choses vraiment simples, n’est-ce pas ?

Il ne reste plus que la banque centrale russe et le gouvernement russe qui la possède et l’exploite. Alors qu’auparavant, ceux-ci étaient heureux d’accumuler des réserves en dollars et en euros, la définition des réserves a depuis été modifiée pour exclure ces deux éléments. Si une accumulation de réserves en devises étrangères devait avoir lieu maintenant, elle se ferait sur le yuan, et donc tous ces roubles excédentaires passeront directement des mains des acheteurs d’énergie des « nations inamicales » aux mains amicales des exportateurs chinois.

On pourrait penser que les Chinois, si obligeants, seraient prêts à accepter des dollars et des euros en échange de leurs exportations vers la Russie, ce qui leur permettrait de gagner des roubles en utilisant ces deux monnaies. Hélas, non ; la Chine et la Russie ont conclu des accords visant à transférer leurs échanges commerciaux vers le rouble et le yuan, en excluant spécifiquement le dollar.

J’ai bien peur de ne pas avoir d’idées brillantes à proposer pour résoudre ce problème, comme l’a ordonné Poutine. Il y a cependant une idée. Il est possible d’obtenir un crédit en roubles très bon marché dans le but de remplacer les importations. Le plan consiste alors à emprunter des roubles, à les utiliser pour acheter des dollars ou des euros, puis à utiliser ces dollars ou ces euros pour acheter, mettre en caisse et expédier en Russie des usines et des équipements venant d’Occident qui peuvent fabriquer des produits pour lesquels il existe une demande en Russie et dans les pays amis de la Russie.

Bien entendu, les gouvernements occidentaux s’efforceront très probablement de bloquer ce plan. Ils n’ont plus beaucoup de possibilités de se tirer dans les pieds, mais ils continueront certainement à essayer. Et la Russie se retrouvera avec un énorme cadavre en décomposition à ses frontières occidentales. J’espère que quelqu’un trouvera un moyen d’exécuter l’ordre de Poutine, mais je n’ai aucune idée de ce que cela pourrait être.

Crédit : Spydell

Dmitry Orlov

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Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.

Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

 

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