Les scénarios indésirables : quatre guerres que notre armée prépare mais que nous devrions éviter (volume II)
Par le Major Danny Sjursen – le 8 mai 2018 – Source antiwar.com
Les militaires n’aiment rien autant que de s’entraîner de façon obsessionnelle pour des guerres qu’ils n’auront jamais à mener. La clé du succès est de ne pas se laisser entraîner dans un conflit que personne ne peut gagner.
Respirons profondément. Oui, la Chine représente une menace potentielle aux intérêts américains dans les domaines économique, du cyberespace et de la domination navale. Les États-Unis doivent maintenir une force défensive dissuasive et une force militaire expéditionnaire, et se préparer au pire. Ce dont on peut se passer, c’est d’un dérapage d’envergure régionale, voire pire, d’une guerre ouverte avec le dragon chinois. Ni maintenant, ni jamais.
Malgré cela, à Washington de nos jours, et sous l’administration Trump en particulier, le jeu à la mode est de crier au loup. C’est un jeu risqué, et à terme, dangereux.
Dans son texte Stratégie pour la Défense nationale, le ministre de la Défense James Mattis, réputé pour être un « faucon » néo-conservateur, fait référence à la Russie et à la Chine sous le terme de « puissances révisionnistes », et annonce que l’armée américaine doit maintenant se préparer à une compétition entre grandes puissances.
Écoutez, je suis tout à fait pour dégager nos forces armées en sous-effectifs du bourbier dans lequel elles pataugent au Moyen-Orient, et pour diminuer notre implication dans la sempiternelle « guerre contre le terrorisme ». Mais il est absurde de penser que réduire − éventuellement − la voilure dans un conflit doit automatiquement se traduire par son redéploiement sur d’autres fronts, de surcroît plus dangereux, contre ces géants nucléaires que sont la Russie et la Chine.
On connait par cœur la liste des menaces chinoises : la Chine − comment ose-t-elle ? − se dote d’une marine de guerre de haute mer, et, s’étrangle-t-on au Pentagone, se permet de patrouiller autour d’îlots de sable en mer de Chine du Sud. La Chine mène des attaques informatiques (nous faisons exactement la même chose) et ne respecte pas la propriété intellectuelle. La Chine planifie l’établissement de Nouvelles routes de la soie ferroviaires et commerciales, vers un objectif d’intégration régionale en Eurasie tourné vers la Chine. Certains de ces projets sont en effet de bonnes raisons de nous inquiéter, mais aucun ne constitue une excuse valable au déclenchement d’une guerre !
Ce qu’il faut retenir, c’est que ni la Chine ni la Russie n’ont la capacité ni même l’intention de domination mondiale ou d’assujettissement des États-Unis. Un point c’est tout.
Commençons par la question de la capacité. L’armée chinoise est en phase de croissance. On devait s’y attendre de la part de la deuxième plus grande puissance économique du monde, et d’une nation de plus d’un milliard d’habitants. Pas la peine de feindre la surprise. D’ailleurs, ses dépenses militaires ne représentent que le tiers de celles des États-Unis. Elle ne possède qu’un seul vieux porte-avion dépassé de conception russe, et en construit quelques autres. Les États-Unis en possèdent une douzaine et nos alliés asiatiques (l’Inde, le Japon, l’Australie et la Corée du Sud) en ont neuf de plus à eux tous.
La Chine partage des frontières terrestres avec 14 autres nations, dont certaines lui sont hostiles. L’une d’elles est la Russie, avec qui la Chine a une longue histoire de disputes frontalières. La dernière chose que les États-Unis devraient promouvoir, par leur rhétorique belliqueuse et leurs postures militaristes, est un rapprochement de ces deux alliés contre nature. Un autre voisin de la Chine est l’Inde, en voix de renforcer son armée, et qui compte elle aussi plus d’un milliard de citoyens (et un taux de fertilité supérieur à celui de la Chine).
Vient ensuite la question de l’intention. La Chine n’a pas de projet de domination mondiale, et ne suit plus véritablement une idéologie communiste à vocation internationale. La Chine poursuit un objectif de supériorité régionale, et recherche des signes de respect en général pour compenser l’humiliation perçue (et qui fut réelle) qui lui fut imposée par les nations impérialistes européennes et américaines aux XIXe et XXe siècles. La Chine veut établir un socle commercial solide en Eurasie, et retrouver la sensation de contrôle de son propre « lac », la mer de Chine méridionale. Est-ce si déraisonnable ? Les États-Unis dominent totalement leurs mers environnantes, les Caraïbes, le Golfe du Mexique et l’est de l’océan Pacifique. L’armée américaine a même soutenu des coups d’États et mené de véritables invasions d’îles environnantes quand elles ne suivaient pas la ligne dictée par Washington.
Mettons-nous à la place du président Xi Jinping pour un instant. Comment Trump ou Obama réagiraient-ils si les Chinois insistaient sur leur droit à la suprématie maritime dans les Caraïbes ? Je tente de deviner : une guerre directe.
Enfin, il existe tout un tas de raisons de ne PAS aller en guerre, à savoir les raisons qui font qu’un conflit militaire serait catastrophique pour les deux côtés. La Chine est immense, à la fois en terme de territoire et de population (1,3 milliards !). Nous connaissons tous l’avertissement, validé maintes fois, contre toute tentative de s’impliquer dans un conflit au sol en Asie. Il y a de bonnes raisons contre cela. L’Armée populaire de libération est immense et capable d’entraîner la relativement petite armée américaine, formée de volontaires, dans un bourbier cauchemardesque.
Les États-Unis ne peuvent pas non plus espérer projeter leur puissance aérienne et navale dans le détroit de Taiwan par exemple. La Chine (et d’autres prétendants régionaux) ont investi fortement dans des systèmes A2AD (dits de « capacité d’interdiction et de déni d’accès ») qui peuvent dissuader de telles tentatives, causant des pertes lourdes ou, en tout cas, maintenir le statu quo. Cela contraindrait l’armée américaine à procéder à une escalade offensive anticipée sur les capacités de défense territoriales chinoises. Il n’y aurait donc que peu de possibilités de contenir l’extension du conflit, forçant les États-Unis sur la voie d’un conflit total avec la Chine.
De plus, la croissance économique exponentielle de la Chine est à la fois un atout et une sorte d’outil d’apocalypse financière. Les économies américaine, européenne et chinoise sont inextricablement liées depuis longtemps. Un conflit armé signifierait aussi une guerre commerciale, qui déboucherait probablement sur un effondrement financier mondial catastrophique. L’armée américaine est la mieux dotée en budgets et la mieux équipée en matériel sur la planète. Cependant, la colonne vertébrale et le socle de cette armée est la vitalité de l’économie américaine. Une nouvelle crise financière et une potentielle contraction de l’économie infligerait des dégâts irréparables à notre économie (et celle de la Chine, sans aucun doute).
Pire encore, la Chine dispose d’un arsenal nucléaire d’au moins 250 ogives. Ce n’est rien en comparaison des quelques 6000 ogives américaines, mais plus que nécessaire pour annihiler toute velléité d’invasion. À retenir : ne jamais entrer dans un conflit nucléaire, pour aussi longtemps qu’il peut être évité. Toute autre alternative est de la folie pure. Vous avez déjà entendu parler de l’Hiver nucléaire ? Oui, ça existe vraiment ! La leçon à retenir : « Faites attention, soyez prudent et évitez toute ‘stratégie du bord de l’abîme’. » C’est ainsi qu’on dirige un pays de façon responsable, et c’est ce que les États-Unis semblent avoir oublié ces 17 dernières années.
En réalité, toute cette récente inflation de menaces militaires ne sont qu’une manipulation des faits pour justifier de nouveaux budgets militaires et une manne de bénéfices pour le complexe militaro-industriel. C’est une raison de s’inquiéter en soi, car un budget militaire de plus de 700 milliards de dollars n’est tout simplement pas viable à terme, et nécessite soit des coupes drastiques dans des programmes nationaux, soit une augmentation des taxes, soit un déficit budgétaire incontrôlé, soit les trois en même temps.
Le vrai danger réside cependant dans la stratégie jusqu’auboutiste de l’armée américaine. Et dans le nuage omniprésent de la guerre qui flotte au-dessus de nos têtes. Il n’est pas impossible d’imaginer une dispute en mer de Chine du sud (à plus de 11 000 km de la Californie) qui déboucherait sur des combats et des pertes humaines entre les États-Unis et la Chine. Ceci pourrait rapidement donner lieu à une escalade incontrôlable des hostilités. Et rappelez-vous, les deux pays sont des puissances nucléaires !
Il est temps d’évaluer de façon réaliste les intérêts des États-Unis, de faire preuve d’une certaine humilité et de mettre au point une stratégie raisonnable dans le Pacifique. La zone côtière chinoise ne peut indéfiniment demeurer un « lac américain ». Nous-mêmes n’accepterions jamais la présence d’une puissance étrangère dans les Caraïbes, et nous pouvons donc nous attendre à ce que la Chine, avec son milliard d’habitants et l’importance de son économie, ne cède perpétuellement à la marine américaine le contrôle des mers qui l’entourent.
Les États-Unis doivent faire appel à leurs alliés asiatiques, et basés sur nos valeurs communes de libre-marché et de sociétés ouvertes, remettre en cause le système de valeur plus autoritaire de la Chine. Après tout, on peut obtenir beaucoup avec l’usage du soft power, surtout quand une guerre totale n’est pas envisageable ! Pour cela, il faudra bien sûr un peu plus de constance de la part des États-Unis : nous devons agir en conformité avec nos valeurs et cesser de soutenir nos soi-disant « alliés » dans leurs campagnes militaires (celles de l’Arabie saoudite au Yémen, d’Israël à Gaza, etc.) qui sont en fait de véritables crimes de guerre.
Rappelons-nous que nous devons beaucoup d’argent aux Chinois. Cela leur donne un effet de levier, mais nous en donne également un. Ils comptent bien être remboursés, et Beijing sait qu’elle a besoin du marché américain comme débouché pour ses produits. De plus, nos économies sont en réalité étroitement liées. Le président Xi ne veut pas d’une guerre majeure avec les États-Unis. Il joue sur le long terme, en véritable maître de jeu d’échecs, contre nos stratèges maladroits qui, eux, ne savent que jouer aux dames !
S’il survenait une guerre dans le Pacifique contre la puissance nucléaire chinoise, il y a peu de chances que ce soit de la responsabilité du président Xi. Seule l’arrogance américaine peut nous mener à ce qui serait sans aucun doute une guerre désastreuse.
Si l’on observe notre récent parcours, digne du syndrome d’Icare par excellence, cela a malheureusement de grandes chances d’arriver.
Danny Sjursen
Danny Sjursen est un officier de l’U.S. Army et un contributeur régulier sur le site antiwar.com. Il a servi dans des unités de reconnaissance en Irak et en Afghanistan, avant d’enseigner l’Histoire dans son alma mater, l’académie militaire de West Point. Il est l’auteur d’un ouvrage de mémoires et d’une analyse critique de la Guerre d’Iraq intitulée Ghostriders of Baghdad : Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge. Il peut être suivi sur Twitter sur @SkepticalVet.
[Note : Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur, exprimées en son nom propre et ne reflètent pas la politique officielle ou la position du Département des Armées, de la Défense ou du gouvernement américains.]
Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Cat pour le Saker francophone
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