Par Andrew Korybko – 21 juillet 2018 – Source orientalreview.org
En début de semaine, Reuters publiait un article, qui alertait sur le montant important des dettes portées par le Monténégro, en raison du projet de faire construire par la Chine une autoroute reliant la ville côtière de Bar et la ville de Boljare, à la frontière avec la Serbie. Selon l’article, le petit État des Balkans, dont la population dépasse à peine les 600.000 personnes, s’est endetté à hauteur de 809 millions d’euros pour financer cet ambitieux projet – pour lequel la nature montagneuse du pays constitue un défi – projet adopté en dépit des études critiques indiquant qu’il serait très difficile d’honorer les remboursements de cette dette, l’autoroute risquant bien de ne pas apporter le niveau de bénéfices qui en serait attendu.
Les auteurs de l’article visent évidemment à soulever l’attention sur la montée silencieuse de l’influence de la Chine en Europe, au travers des Balkans, et d’établir des comparaisons entre le Monténégro et le Sri Lanka. Ce dernier pays est communément considéré comme pris dans un supposé « piège chinois de la dette », car il s’est massivement endetté auprès de la République populaire pour financer des projets considérés comme des « éléphants blanc » à Hambantota. À l’image de l’ancien président Mahinda Rajapaksa, qui aurait ignoré les conseils économiques en optant pour sa ville natale pour porter l’emplacement de ce projet de la route de la soie, le dirigeant monténégrin de longue date Milo Đukanović pourrait avoir des raisons personnelles d’en faire autant sur cette instance.
Notoirement connu pour des allégations de corruption, il ne serait pas surprenant que lui-même et ses sbires aient établi une méthode pour tirer un bénéfice personnel de ce projet controversé, financé par la nation, sans compter le coup de pouce politique que le lancement d’un projet aussi important peut constituer pour lui. Tout ceci pourrait expliquer ses raisons d’agréer ce projet, faisant fi des risques importants, qui pourraient à l’avenir déboucher sur une dépendance économique envers la Chine de ce membre de l’OTAN ; et faisant le jeu de la Serbie voisine, bien placée pour tirer bénéfice de cette autoroute – largement au delà de son ancienne république fédérée du Monténégro.
Il serait, d’un point de vue géostratégique, étrange et tristement joyeux de voir le gouvernement monténégrin, férocement pro-américain, se faire verrouiller institutionnellement dans la « sphère d’influence » multipolaire chinoise comme suite des conséquences financières du projet d’autoroute Bar-Boljare ; ce projet n’apporterait pas grand chose à ses habitants, mais pourrait servir une cause plus large à l’échelle de la région, constituant un nouvel accès maritime pour l’allié de Pékin que constitue la Serbie. Si une dispute sino-américaine devait commencer pour l’influence sur le Monténégro, il serait étrange de voir cette ligne de front de la nouvelle guerre froide rebattre les cartes : Washington pourrait lâcher Đukanović, son mandataire sur place depuis des dizaines d’années, et envisager un changement de régime « raisonnable », tandis qu’on verrait Pékin consolider l’homme au pouvoir.
Ce scénario ne constituerait pas tout à fait une première : un jeu similaire se produit actuellement au Rwanda, pays géopolitiquement important, avec le président Kagame, longtemps considéré comme l’un des plus solides piliers américains, mais qui se tourne rapidement vers la Chine, à mesure que Washington critique son approche du pouvoir oppressive et anti-démocratique. On pourrait facilement voir les mêmes séquences se produire avec Đukanović : le précédent de Kagame, après tout, concerne un homme qui a fait couler le sang pour faire progresser les intérêts occidentaux au Congo, même si le dirigeant monténégrin de longue date pourrait s’avérer ne pas être aussi talentueux à la pratique de la survie politique que ne l’est le seigneur de guerre africain.
Cet article constitue une retransciption partielle de l’émission radio context countdown, diffusée sur Sputnik News le vendredi 20 juillet 2018.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker francophone