L’Inde connait un réveil brutal au Moyen Orient


Par M.K. Bhadrakumar – Le 12 janvier 2023 – Source Indian Punchline

Après avoir affirmé sa « solidarité » avec le régime du Premier ministre Benjamin Netanyahu à la suite de l’attentat du 7 octobre, l’Inde s’est ensuite éloigné sans cérémonie de l’axe américano-israélien, qui servait de phare à la politique de Delhi au Moyen Orient au cours des dernières années.

D’un atout stratégique, la connexion israélienne est en train de devenir un handicap pour le gouvernement indien. Delhi a rejeté les demandes répétées de Netanyahou de qualifier le Hamas d’organisation terroriste – d’ailleurs, l’Inde n’a jamais pointé du doigt le Hamas pour l’attentat du 7 octobre. Elle a repris sa position traditionnelle consistant à voter contre Israël dans les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur le problème palestinien. Les échanges Netanyahu-Modi sont devenus peu fréquents.

On est loin du geste controversé du Premier ministre Modi lors de sa visite « historique » de cinq jours en Israël en 2017 pour se recueillir sur la tombe du père fondateur du sionisme Theodor Herzl à Haïfa. Il est douteux qu’un premier ministre indien réitère l’exploit de Modi à l’avenir. Avec une certitude raisonnable, on peut dire que l’avenir du sionisme au Moyen Orient est plutôt sombre.

Une fois encore, pour des raisons qui restent obscures même aujourd’hui, l’Inde a décidé d’être un fervent partisan des malheureux accords d’Abraham qui visaient prétendument à « intégrer » Israël dans le giron arabe mais, en réalité, à isoler l’Iran de son voisinage. Delhi n’a jamais fourni d’explication rationnelle à un changement aussi radical de sa politique traditionnelle consistant à ne pas prendre parti dans les luttes fratricides intrarégionales au Moyen Orient et à ne pas s’identifier à l’hégémonie américaine dans cette région.

Delhi a suivi en s’associant avec enthousiasme à une entreprise surréaliste appelée « I2U2« , qui réunissait l’Inde et les Émirats arabes unis avec les États-Unis et Israël en tant que condominium pour promouvoir l’esprit des accords d’Abraham. Dans un geste extravagant, le ministre des affaires étrangères, S. Jaishankar, a effectué une visite de cinq jours en Israël pour participer à « I2U2« .

Surtout, Delhi, qui a accueilli le sommet du G20 l’année dernière et qui était censé souligner la montée en puissance du Sud dans l’ordre mondial, a fini par organiser des séances de photos pour le président américain en visite qui a détourné l’événement et a plutôt catapulté une idée bidon et risible comme principal résultat de cet événement historique – le soi-disant corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEEC).

Les États-Unis ont apparemment incité Delhi à lancer une idée manifestement absurde selon laquelle l’IMEEC sonnerait le glas de l’initiative chinoise des « Nouvelles Routes de la Soie« . La Chine a bien sûr riposté en hissant haut le drapeau des Routes de la soie dans toutes les Maldives (population : 515 132 au recensement de 2022), dans le ventre mou de l’Inde, d’où il est visible dans tout le sous-continent, jour et nuit.

Cependant, les diplomates indiens apprennent vite et les corrections de trajectoire leur viennent naturellement. Delhi a compris que de telles absurdités dans sa politique moyen-orientale n’apporteraient rien de bon et pourraient même être contre-productives, car elles suscitent l’indignation de la rue arabe. Ainsi, le Qatar a récemment contrarié l’Inde en ordonnant aux 15 écoles indiennes de Doha, qui répondent aux besoins de la communauté indienne expatriée, forte de 700 000 personnes, d’ignorer les fêtes hindoues, en particulier le Diwali.

En accord avec la défense du Sud global, l’Inde aurait dû exprimer son soutien à la brillante initiative de l’Afrique du Sud de demander à la Cour internationale de justice (CIJ) de traduire Israël en justice pour son génocide des Palestiniens à Gaza. Après tout, c’est en Afrique du Sud que le Mahatma Gandhi avait mis au point le concept de résistance au racisme. Mais, hélas, l’Inde n’a pas eu le courage de ses convictions et la fibre morale pour le faire.

C’est trop demander à la CIJ de mettre Netanyahou en cage et de le juger au tribunal de La Haye pour ses actes abominables contre l’humanité. Mais il est fort probable qu’avec le soutien tacite de l’Occident, la CIJ puisse émettre dans les semaines à venir une sorte d’ordonnance provisoire de cessez-le-feu. Et dans l’atmosphère actuelle, cela pourrait changer la donne.

La décision de l’Inde de rester à l’écart de l’idée farfelue des États-Unis de discipliner les Houthis du Yémen est donc judicieuse. Le théâtre de l’absurde qui se joue en mer Rouge avec les Five Eyes dans le cockpit est incroyablement compliqué. Il existe un vecteur principal concernant le phénomène de la résistance houthie en tant que telle.

Une vieille amie et rédactrice en chef du Cradle à Beyrouth, Sharmine Narwani, a évoqué le bourbier de la mer Rouge qui attend l’attaque anglo-américaine contre le Yémen aujourd’hui :

« Je me demande honnêtement si les États-Unis ou le Royaume-Uni ont bien pris en compte les réactions potentielles du #Yémen à cet acte de guerre. Ansarallah (Houthi) est un membre inhabituel de l’axe de résistance de la région. Il marche à son propre rythme et son état d’esprit est totalement dépourvu de tout conditionnement narratif occidental. Il est impossible de deviner le spectre complet de sa palette de représailles, mais je ne voudrais pas être un Américain ou un Britannique dans le golfe Persique, la mer Rouge ou l’une des voies navigables voisines à l’heure actuelle.

Il se peut que Washington ait mal interprété les abstentions russes et chinoises au Conseil de sécurité des Nations unies hier (sur le problème en mer Rouge). Ou peut-être que Moscou et Pékin ont tendu cet appât pour que les États-Unis fassent une erreur de calcul aussi grave. Les Américains sont désormais militairement engagés, approvisionnés ou enlisés sur cinq fronts distincts : Ukraine, Gaza-Israël, Yémen, Irak, Syrie. Les adversaires des États-Unis peuvent facilement tenir jusqu’à ce que la fatigue s’installe ; ils sont loin d’être épuisés.

En fin de compte, je pense que l’ensemble du Sud mondial portera des t-shirts d’Abdul Malik al-Houthi d’ici le printemps. »

C’est d’ailleurs cette prescience qui fait souvent défaut à la stratégie indienne au Moyen Orient. Cette région n’est pas faite pour les hommes unidimensionnels. L’alignement sur les États-Unis et leurs alliés dans l’océan Indien sous la rubrique de la « sécurité maritime » a été une erreur stratégique. Les anciennes puissances coloniales innovent des mécanismes néo-mercantiles pour transférer les richesses vers leurs métropoles. Pourquoi les Indiens devraient-ils jouer le rôle de « coolies« , comme sous la domination britannique ?

Plus important encore, l’Inde devrait se saisir de la Renaissance qui balaie les pays musulmans du Moyen Orient. Cette renaissance, qui fait date, a des dimensions culturelles, politiques et économiques et aura inévitablement une portée géopolitique considérable. C’est pourquoi il est impératif que Delhi cesse de voir la région à travers les yeux sionistes de Netanyahou. Il est important de mettre fin à la collaboration de l’Inde avec les États-Unis et les puissances coloniales telles que la France et le Royaume-Uni pour interférer dans la région sous le prétexte de la sécurité maritime dans l’océan Indien.

L’Inde n’a aucune raison d’avoir des partenariats institutionnalisés avec le Commandement central des forces navales américaines (NAVCENT). Dans un avenir concevable, le rideau pourrait bien tomber sur les bases militaires occidentales au Moyen Orient. Delhi devrait comprendre que quelque chose a fondamentalement changé après le 7 octobre dans la géopolitique de l’Asie occidentale.

C’est en phase avec ce que les Allemands appellent le zeitgeist (l’esprit du temps) que l’Arabie saoudite exige que la sécurité de la mer Rouge soit une responsabilité internationale en coopération avec les pays riverains et le soutien de l’ONU. Depuis 2018, l’Arabie saoudite appelle à la création d’un Conseil des États riverains de la mer Rouge et du golfe d’Aden, et en 2020, huit pays ont signé la charte fondatrice du Conseil, parmi lesquels, ironiquement, le Yémen. L’Arabie saoudite prévoit d’accueillir une réunion au sommet du Conseil des États.

La frappe de missiles anglo-américaine d’aujourd’hui contre le Yémen devrait constituer un réveil brutal pour l’Inde qui constate que les mêmes puissances occidentales qui soutiennent Israël intensifient également le conflit à Gaza et le transforment progressivement en un conflit régional, tout cela au nom de la liberté de navigation dans la mer Rouge. Sans surprise, l’Arabie saoudite, la superpuissance régionale de la mer Rouge, a appelé les États-Unis à la retenue.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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