L’éviction de Gough Whitlam, premier ministre australien en 1975 …


… et l’action en sous-main de la Couronne britannique derrière les « Five Eyes »


Par Matthew Ehret − Le 13 juin 2020 −Source Strategic Culture

Première partie

Une grande injustice historique se déroule en Australie, ce qui offre au monde une rare occasion de jeter un coup d’œil dans les recoins les plus sombres des couloirs du pouvoir, trop souvent ignorés même par les plus ardents chercheurs de vérité parmi nous.

© Photo: SCF

Cette reconnaissance a pris la forme d’une bataille juridique de quatre ans, âprement disputée, qu’une historienne australienne financée par une seule personne, Jenny Hocking, a menée dans les plus hautes cours de justice de son pays pour obtenir le droit, le 30 mai 2020, de rendre publiques, pour la première fois depuis leur dépôt en 1978, 211 lettres secrètes conservées aux Archives nationales australiennes.

Ces lettres du palais royal ont été écrites par la reine d’Angleterre, via son secrétaire personnel, à son Gouverneur général en Australie, Sir John Kerr, pendant le mandat de ce dernier en tant que chef d’État officiel, entre 1974 et 1978, et jusqu’à la décision de justice de la semaine dernière. Elles devaient rester secrètes jusqu’au 8 décembre 2037.

Le fait que ces lettres soient un tel sujet de controverse nationale est qu’elles contiennent des informations qui mettront sans aucun doute en lumière le rôle actif de la Reine elle-même dans l’exécution d’un acte, qui s’apparente essentiellement à un coup d’État moderne, le 11 novembre 1975. Au cours de cette triste période, Kerr est entré dans l’histoire non seulement en limogeant le Premier Ministre élu Gough Whitlam, mais aussi en révélant l’étendue et la nature des pouvoirs très réels de la monarchie britannique à notre époque moderne.

Il s’agit de pouvoirs étranges, semblables à des prérogatives divines, que les forces qui contrôlent aujourd’hui l’Empire mondial préfèrent garder cachés au public.

Gough Whitlam : Une menace intolérable pour l’Empire

Il est certes difficile pour certains Occidentaux d’imaginer comment un blanc, Premier Ministre du Commonwealth, pourrait subir un coup d’État à notre époque moderne … les coups d’État ne sont-ils pas généralement quelque chose de réservé aux dirigeants révolutionnaires asiatiques, latino-américains ou africains ?

Quand on regarde la liste de coups d’État pendant la période de la guerre froide, cela a certainement eu tendance à être la règle générale… mais comme pour toute règle, on trouve toujours des exceptions.

En examinant la nature de la lutte politique de Whitlam, ses réformes politiques et sa plus grande vision pour l’Australie, on comprend clairement quel genre d’ennemi il s’est fait et pourquoi les plus hautes puissances de l’Empire des Five Eyes et de l’Empire Mondial l’ont évincé.

Avant sa victoire du 2 décembre 1972, Gough Whitlam a prononcé un brillant discours qui l’a mis au ban de ses pairs serviles pro-impériaux standards qui avaient tendance à salir l’élite politique australienne après qu’il a prononcé son discours en novembre 1972 :

« La décision que nous prendrons pour notre pays le 2 décembre est un choix entre le passé et l’avenir, entre les habitudes et les craintes du passé, et les exigences et les possibilités de l’avenir. Il y a des moments dans l’histoire où tout le sort et l’avenir des nations peuvent être la conséquence d’une seule décision. Pour l’Australie, c’est un tel moment. Il est temps de créer une nouvelle équipe, un nouveau programme, un nouvel élan pour l’égalité des chances : il est temps de créer de nouvelles opportunités pour les Australiens, il est temps d’avoir une nouvelle vision de ce que nous pouvons réaliser au cours de cette génération pour notre nation, et la région dans laquelle nous vivons. Il est temps de mettre en place un nouveau gouvernement – un gouvernement travailliste ».

Whitlam s’est lancé dans son rôle de Premier ministre en tant que rouleau compresseur progressiste qui a révolutionné littéralement tous les aspects de la société australienne, réveillant un profond désir d’indépendance véritable et défiant certaines des plus grandes structures de pouvoir de l’empire anglo-américain. Pour apprécier l’ampleur de ces réformes, passons en revue quelques-unes d’entre elles :

  1. Quelques jours après son élection, Whitlam a entamé des négociations pour établir des relations diplomatiques complètes avec la Chine continentale, rompant les relations avec Taïwan.
  2. La conscription qui avait envoyé des milliers de jeunes Australiens faire la guerre au Vietnam a été supprimée, l’Australie a mis fin à sa participation à la guerre, les conscrits emprisonnés ont été libérés et la peine de mort a été abolie.
  3. Un comité a été créé avec le soutien total du gouvernement fédéral pour faire respecter l’égalité des salaires entre hommes et femmes, tandis que des universités gratuites ainsi qu’une assurance maladie gratuite étaient mises en place.
  4. Whitlam a commencé à sanctionner l’Afrique du Sud pour sa politique d’apartheid tout en interdisant les équipes sportives qui pratiquaient la discrimination raciale.
  5. Des programmes de rénovation urbaine à grande échelle ont été lancés, étendant les systèmes d’égouts modernes à tous les centres urbains, tandis que de nouvelles routes, des voies ferrées, l’électrification et des programmes de prévention des inondations étaient construits. Des autoroutes relient les capitales régionales australiennes pour la première fois et des chemins de fer à écartement normal sont mis en place pour accélérer les stratégies de développement du continent – que ce soit en Afrique ou en Australie, l’Empire britannique n’a jamais voulu des écartements de rails standards afin d’empêcher le développement interne tout en maintenant ses « possessions » dépendantes du commerce maritime.
  6. Concernant les droits des autochtones, Whitlam s’est attaqué aux injustices du colonialisme en leur accordant le droit de posséder leurs terres traditionnelles et a accordé l’indépendance à la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
  7. Sur le plan culturel, il a suscité un sentiment d’indépendance vis-à-vis des traditions impériales britanniques en remplaçant le God Save the Queen par un nouvel hymne national et en parrainant une National Art Gallery.

Résister aux « Five Eyes » et aux cartels multinationaux

Dans les premières semaines de 1973, l’équipe de Whitlam a rapidement découvert la nature insidieuse de l’organisation internationale de renseignement Five Eyes et, en découvrant l’étendue des opérations du MI6/CIA en Australie, a ordonné des mesures répressives contre l’Organisation Australienne de Sécurité et de Renseignement (ASIO) le 13 mars 1973 sous l’autorité du procureur général Lionel Murphy. Dans son rapport du 1er juin sur Consortium News, le journaliste d’investigation John Pilger a déclaré « Gough Whitlam savait le risque qu’il prenait. Le lendemain de son élection, il a ordonné que son personnel ne soit plus contrôlé ou harcelé par l’ASIO, qui était alors, comme maintenant, liée aux services de renseignement anglo-américains ».

Dans un rapport de 2014, Pilger a fait remarquer que Whitlam avait reçu un message télex secret de William Shackly (chef de la division Asie de l’Est de la CIA) le 10 novembre 1975, le qualifiant de « menace pour la sécurité ». Avant qu’il ne puisse faire connaître ces faits au Parlement le lendemain, Whitlam a été rapidement convoqué dans le bureau du Gouverneur Général où il a été immédiatement renvoyé en vertu d’un décret royal.

Le plus impardonnable des péchés de Whitlam a été la politique de « nationalisation » pour reprendre le contrôle des ressources de l’Australie – dont 62% étaient détenues par des cartels multinationaux tels que Rio Tinto de Londres. Whitlam a cherché à obtenir des prêts pour nationaliser les ressources australiennes non pas auprès de sources bancaires occidentales à Londres ou à Wall Street, mais plutôt auprès des nations du Moyen-Orient qui étaient inondées de liquidités lors de la hausse des prix du pétrole de 1973-75. Selon le Ministre des Mines et de l’Énergie Rex Connor, les prêts ont été calculés sur une durée de 20 ans et étaient liés à des méga-projets de développement national à grande échelle qui auraient effacé les 4,5 milliards de dollars de dette contractée. Ce processus aurait fonctionné de manière similaire au processus de remboursement de la dette des projets du New Deal de FDR dans les années 1930, du programme Apollo de JFK dans les années 1960 ou de l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie de la Chine d’aujourd’hui.

Pourquoi la divulgation pourrait ne pas encore avoir lieu

Bien que la Haute Cour ait décidé que les lettres royales étaient désormais du domaine public, la prérogative de suivre les ordres de la Cour est toujours laissée à la discrétion du Directeur des Archives Nationales, David Fricker – un étrange personnage qui a fait preuve d’une décennie de résistance face au professeur Hocking et même à la Haute Cour, en s’exprimant sur ABC News : « Nous ne sommes pas comme une bibliothèque ou un musée … Je suis tenu d’examiner ces choses avec diligence et de m’assurer que la publication de ces documents est responsable, qu’elle est conforme à l’éthique et à la loi ». Peut-être que l’ancien poste de directeur adjoint à l’ASIO que Fricker avait occupé a quelque chose à voir avec cette résistance.

Alors que Fricker et d’autres opposants à la publication des lettres affirment qu’il s’agit simplement de correspondances personnelles de nature privée, Sir Edward Young, le secrétaire personnel de la Reine, a indirectement avoué qu’il s’agissait d’un mensonge en criant que leur déclassification « pourrait nuire non seulement aux relations internationales mais aussi à la relation de confiance entre Sa Majesté et ses représentants à l’étranger ». Comment des « correspondances personnelles » bénignes pourraient-elles avoir ces conséquences ?

Dans un blog du 1er juin dernier, le professeur Hocking a déclaré : « C’est certainement une position inhabituelle pour les Archives Nationales, qui se décrivent comme une organisation pro-divulgation, de contester cette action à grands frais – initialement de près d’un million de dollars – à un moment où le budget et le personnel sont sévèrement réduits ». Elle a également fait remarquer qu’« avant d’être déposées aux Archives, les lettres avaient été conservées par Smith dans la chambre forte sous sécurité absolue du palais du gouvernement, toujours à titre officiel, ce qui ne laissait guère supposer que les lettres étaient personnelles« .

De quoi l’Empire a-t-il peur ?

L’Empire britannique a travaillé très dur au fil des ans pour donner l’image que la Couronne n’est qu’une manifestation inoffensive des valeurs conservatrices sans aucun pouvoir réel et que l’Empire britannique n’est qu’une simple relique du passé. Si quoique ce soit de critique est autorisé à suinter à travers les fissures du vernis irréprochable des valeurs traditionnelles, alors les propagandistes britanniques dans les médias grand public et les universités sont sûrs de faire passer l’information de manière à transmettre l’idée que la Grande-Bretagne n’est qu’un second couteau du véritable méchant mondial : l’Amérique.

La véritable histoire du licenciement de Whitlam et de l’action de la Couronne en tant que force invisible mais réelle façonnant la politique impériale mondiale – y compris les Five Eyes – est un fait dérangeant que les stratèges impériaux préféreraient voir rester à jamais dans l’ombre.

Dans la prochaine partie de cette histoire, nous allons approfondir la nature réelle de l’Empire britannique, en tant que force très active, très puissante, bien que généralement très peu visible, et qui façonne la politique mondiale actuelle.

Deuxième partie

Matthew Ehret

Traduit par Michel, relu par jj pour le Saker Francophone

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