Par Lyle J. Goldstein – Le 28 novembre 2018 – Source The Nation
Les esprits négatifs face au partenariat Chine-Russie voudront peut-être réexaminer la question. Pendant des décennies, il était d’usage d’expliquer que ce lien bilatéral était soit négligeable, soit très problématique. La logique en était la suivante : les deux géants asiatiques font un assez bon spectacle, mais « le roi est nu ». Les relations commerciales ne sont pas très bonnes, les réseaux de transport sont limités, la coopération militaire semble surtout symbolique et les cultures ne pourraient pas être plus éloignées les unes des autres. Ensuite, il y a cette histoire désagréable datant de la fin des années 1960 qu’aucun des deux pays ne veut évoquer, mais qui, au fond, affecte encore la psychologie des deux puissances, les empêchant de développer une véritable « affection fraternelle ». Il y a une part de vérité dans chacun de ces lieux communs, mais ce serait une grave erreur que d’ignorer l’impressionnante croissance dans les relations bilatérales entre la Russie et la Chine.
Un catalogue des réalisations récentes et des projets à venir figure dans une édition, datant du début de 2018, du Forum de l’Asie du Nord-Est [东北亚论坛] qui se concentre principalement sur les liens nouveaux et en développement entre l’Extrême-Orient russe (EOR) et la Chine du nord-est. S’appuyant en grande partie sur des sources en russe, les deux auteurs chinois de l’Université Jilin de Changchun mènent de toute évidence des recherches sur un domaine d’importance nationale, puisque la recherche a été financée comme un « projet clé en sciences sociales » [社会科学重大项目]. Ils ne romancent pas l’EOR, puisqu’ils notent à juste titre que cette vaste région est en proie à « des hivers rigoureux, des installations désuètes, un développement économique limité, des conditions de vie difficiles et un problème d’exode de la population ». De même, ils observent que le Nord-Est de la Chine a également été confronté à des défis majeurs, y compris « le faible niveau de l’activité commerciale et une base industrielle en déclin ». D’après ce compte rendu, 2012 semble avoir représenté une sorte de point d’inflexion dans la relation entre les deux pays. Pour la Russie, c’était l’année où le président Vladimir Poutine a présenté Vladivostok au monde entier en y accueillant le Forum de l’APEC, faisant la promotion de l’EOR comme la porte d’entrée la plus efficace pour le commerce entre l’Europe et l’Asie-Pacifique. La même année, la Commission nationale chinoise de réforme entreprenait le programme de « Promotion vigoureuse du Nord-Est » [东北振兴] dans le cadre du 12e Plan quinquennal, ce qui signifiait prendre des mesures pour accroître l’ouverture et la réforme dans cette région autrefois endormie.
Aujourd’hui, une partie des investissements réalisés dans ces deux régions voisines est en train d’être mise en service. Ensemble, ces efforts visant à ouvrir un certain nombre de corridors commerciaux entrecroisés reliant le nord-est de la Chine et l’EOR ont le potentiel de produire un impact transformateur pour l’ensemble de la région. Tout d’abord, quelques nouveaux ponts d’une importance critique sont en voie d’achèvement. Le pont ferroviaire reliant la ville chinoise de Tongjiang à la ville russe de Nizhneleninskoye (près de Khabarovsk) relie pour la première fois le réseau ferroviaire des deux régions. Le pont fait 2215 mètres de long. En plus de relier plus étroitement l’EOR avec la Chine, il semble y avoir un espoir que cet effort aidera aussi à développer l’ancienne ligne principale de l’Amour Baïkal (BAM) comme un complément majeur au Transsibérien. Selon cet article, les deux lignes russes ont été modernisées depuis 2013. En suivant ces lignes, le fret en provenance de villes chinoises comme Changchun atteint l’Europe en à peine quatorze jours. Avec une fierté évidente, l’article mentionne plusieurs itinéraires maritimes « à trois étapes », dont par exemple « 沈满欧 », qui signifie Shenyang-Manzhouli (poste frontière) – Europe, et l’affirmation est que cette seule ligne a permis le transport de dix mille conteneurs maritimes au cours des deux dernières années. Une autre liaison très médiatisée qui sera bientôt terminée est un pont qui relie la ville chinoise de Heihe et la ville russe de Blagochevensk. Cette travée haubanée de 1 284 mètres représente la première liaison routière entre les deux pays et devrait donner un coup de pouce important au commerce bilatéral.
En outre, plusieurs autres routes commerciales importantes reliant les deux régions en sont à différents stades de planification. Par exemple, le « corridor de transport international Chine-Mongolie-Russie » [中蒙俄国际交通走廊] qui a été inauguré par un convoi de camions, mi-2016, part du port chinois de Tianjin et rejoint Ulan Ude, une ville russe près du lac Baïkal. En septembre 2017, le président de la Mongolie a approuvé un plan visant à construire cinq mille kilomètres de voies ferrées avec la coopération de la Russie et de la Chine. Cependant, le plus important de tous les plans discutés est peut-être la référence à deux nouveaux corridors, baptisés « Coastal 1 » [滨海-1/Приморье-1] et « Coastal 2 » qui formeront des liens directs depuis différentes parties clés du nord-est de la Chine vers la zone de la métropole commerciale centrale de Vladivostok. Ni la province de Jilin, ni la province de Heilongjiang n’ont de débouchés vers la mer, de sorte qu’elles peuvent utiliser ces deux lignes pour développer leurs liens avec les routes commerciales internationales. Pour la Russie, il est estimé dans cette analyse chinoise que ces développements économiques auraient « une grande importance stratégique » [有重大战略意义]. Le corridor « Coastal 1 » s’étend de Harbin, la capitale de la province du Heilongjiang, au sud-est (le long de l’historique chemin de fer d’Extrême-Orient) en passant par Mudanjiang et Suifenhe jusqu’à la ville russe d’Ussuriysk, puis rejoindra Vladivostok par le nord. Ce vecteur nord doit être complété par un vecteur ouest « Coastal 2 » qui partira de Changchun, capitale de la province de Jilin, en passant par Jilin et Hunchun, jusqu’au poste frontière de Kraskino et arrivera au port de Zarubino, à cinquante milles au sud-ouest de Vladivostok, en traversant la baie Amour. L’analyse chinoise montre que les deux corridors seront l’occasion de moderniser les systèmes « autoroutiers, ferroviaires, portuaires, aéroportuaires, des points de passage frontaliers et de communication », ainsi que des procédures simplifiées et des droits de douane réduits. En tant que récent visiteur de cette région (décembre 2017), j’ai l’impression que ces plans sont assez réalistes pour la période intermédiaire. Un autre corridor commercial discuté dans cette analyse et destiné à accroître les liens entre l’EOR et le nord-est de la Chine est bien sûr la Route maritime du Nord (NSR) dans le cadre de la « Route de la soie polaire » [冰上丝绸之路]. Certes, c’est un moment assez intéressant dans l’histoire mondiale lorsqu’un méthanier traverse le détroit de Béring pour la toute première fois, comme ce fut le cas en août 2017. Cette route de la soie, dans le contexte des relations sino-russes, mérite bien sûr sa propre chronique, mais nous pouvons dire ici que l’analyse chinoise explique que la nouvelle route exige tout, des quais appropriés aux systèmes de communication fiables et tout ce qui se trouve entre les deux. En effet, cette route de la soie constituera un autre « pilier » principal de la coopération entre l’EOR et la Chine du Nord-Est au cours des prochaines décennies.
Comme le montre le méthanier transitant par le détroit de Béring, l’énergie est et restera un point central de l’union entre la Russie et la Chine. Ce pétrolier transportait du GNL provenant du nouveau champ géant russe de Yamal dans l’Arctique russe. Toutefois, le gaz russe sera également acheminé en Chine par gazoduc. Le gazoduc « Puissance de Sibérie » devrait être achevé en 2019 et le gaz sera ensuite acheminé vers les trois provinces du nord-est de la Chine. Il approvisionnera également la Mongolie intérieure, le Hebei, le Tianjin, le Jiangsu et Shanghai. L’analyse chinoise montre que les ingénieurs russes et chinois ont commencé à travailler sur le tronçon de gazoduc transfrontalier à Heihe-Blagochevensk en juin 2015. D’un point de vue environnemental, il est préférable d’alimenter le nord-est de la Chine en gaz naturel plutôt qu’en charbon sale. De plus, le capital chinois a joué un rôle clé dans la construction de cette infrastructure liée à l’énergie en EOR, comme la nouvelle et géante usine de traitement de gaz d’Amour, dont la construction a débuté en 2017. En outre, les deux géants asiatiques ont augmenté leur commerce de pétrole en ajoutant un deuxième oléoduc, début 2018, à l’oléoduc initial qui avait été achevé en 2011. Il n’est pas surprenant que la Russie soit devenue le premier fournisseur de pétrole de la Chine au cours des dernières années.
Néanmoins, la relation bilatérale ne repose pas que sur l’énergie. Certains ont noté ces dernières années que la Russie pourrait redevenir une superpuissance alimentaire, une tendance favorisée par les sanctions post-Crimée et peut-être renforcée par la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. En effet, « les exportations alimentaires de la Russie vers la Chine ne cessent d’augmenter [俄罗斯向中国出口粮食不断增加]. De plus, cultiver davantage de nourriture en Russie peut nécessiter des arrangements novateurs, comme par exemple la location de plus de deux cent mille hectares de terres cultivables russes par des agriculteurs chinois de la ville frontalière chinoise de Dongning [东宁市]. Ils sont aidés dans cette tâche par des dispositions plus souples en matière de visas. Tout près, une entreprise chinoise aurait investi 300 millions de dollars dans des fermes laitières à proximité d’Ussuriysk (au nord de Vladivostok) dans le but d’y élever un troupeau de dix mille vaches. L’analyse chinoise montre que les corridors « Coastal-1 » et « Coastal-2 » évoqués ci-dessus, reliant les provinces intérieures du nord-est de la Chine aux ports de l’EOR devraient transporter chaque année quarante-cinq millions de tonnes de marchandises, dont la moitié environ serait composée de céréales comme le blé et le soja. Le commerce transfrontalier n’a pas besoin d’être fastueux pour être significatif. Dans la même logique, le Canada est l’un des plus importants partenaires commerciaux des États-Unis et, de même, les relations commerciales entre la Chine et la Russie ont amplement le temps de croître dans presque tous les secteurs.
Les États-Unis ont-ils raison d’être perturbés par tous ces plans ? Non. Bien qu’une alliance beaucoup plus dynamique sur le plan militaire entre la Russie et la Chine ne puisse être complètement exclue, il semble qu’il y ait relativement peu de signes d’une militarisation totale. Au contraire, la priorité pour Moscou et Pékin semble actuellement être le développement économique. Cependant, en parlant constamment de la menace sino-russe, les stratèges américains poussent probablement leurs homologues russes et chinois à explorer toujours plus d’options de coopération militaire. Une approche plus sage, à ce stade, serait d’accepter prudemment le réchauffement des liens entre la Chine et la Russie et d’y trouver une « lueur d’espoir ». Par exemple, une Chine raisonnablement confiante dans ses approvisionnements énergétiques en provenance de Russie pourrait être moins encline à se préparer à un conflit militaire dans l’océan Indien en raison des craintes énergétiques liées au « dilemme de Malacca ». De même, une Russie plus confiante pourrait être plus rationnelle et raisonnable dans ses relations avec le Japon, surtout si Moscou se méfie d’être trop dépendante de Beijing. Enfin et surtout, si ces régions de l’Asie du Nord-Est, jusque-là grises, commencent à s’épanouir grâce à l’activation du commerce international, cet esprit d’entreprise cosmopolite peut avoir un impact sur la pensée des autres voisins régionaux, en particulier la toute proche Corée du Nord. En effet, cette approche est tout à fait compatible avec l’approche géoéconomique du président sud-coréen Moon Jae-in visant à développer un nouveau paradigme pour les relations internationales en Asie du nord-est.
Les stratèges américains sont, depuis l’habile diplomatie de Kissinger au début des années 1970, tentés de jouer un géant asiatique contre l’autre. Cependant, ils devraient peut-être garder à l’esprit le commentaire récent d’un observateur chinois perspicace : « Que le président Trump ait l’intention ‘d’écarter la Russie pour contenir la Chine’ ou d’adopter une stratégie pour ‘s’allier à la Chine pour contrer la Russie’, les relations entre la Chine et la Russie n’en seront pas affectées du tout » [无论是特郎普总统试图采取‘拉俄抑华‘, 还是‘连华制俄‘ 策略, 中俄关系都没有受到任何影响]]. Au lieu de jouer à des jeux géopolitiques de débutants, Pékin et Moscou sont plutôt occupées à développer le commerce, les infrastructures et le niveau de vie dans des zones longtemps négligées.
Lyle J. Goldstein
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone