Par Jonathan Marshall – Le 21 octobre 2016 – Source Consortiumnews
Alors que la crise dans les relations entre les États-Unis et les Philippines s’intensifie, les thermomètres de la sagesse conventionnelle à Washington sont tous en zone rouge, indiquant danger. Les décideurs américains intelligents devraient cependant voir dans cette crise une chance pour la paix régionale amorcée par les ouvertures du président des Philippines Rodrigo Duterte envers la Chine.
L’autoritaire mais populaire Duterte, qui est peut être encore plus déséquilibré et narcissique que Donald Trump, a fait les grands titres en se comparant à Adolf Hitler, en se vantant de ses conquêtes sexuelles et en lançant des anathèmes contre le président Obama mais aussi le pape François. Il a pourtant causé encore plus de brûlures d’estomac à Washington en annonçant bruyamment sa préférence pour un réchauffement des relations entre son pays et la Chine.
Lors de sa visite d’État en Chine, Duterte a déclaré mercredi qu’il était «temps» pour les Philippines «de dire au revoir» aux États-Unis alors que son pays entame un «nouveau chapitre» dans ses relations avec l’étranger. Cette déclaration n’a pas été faite par inadvertance. Il y a quelques semaines, il disait devant un auditoire à Manille : «Je vais rompre avec l’Amérique. Je préfère me tourner vers la Russie et la Chine.»
Pour muscler sa rhétorique, Duterte a promis de mettre fin à des exercices militaires conjoints avec les forces armées américaines et de renvoyer chez eux les centaines de troupes américaines stationnées aux Philippines. Ses vœux contredisent totalement des accords bilatéraux conclus ce printemps, avant son entrée en fonction, pour laisser les forces américaines utiliser cinq bases militaires aux Philippines et pour commencer des patrouilles navales conjointes visant à dissuader l’expansion agressive de la Chine en mer de Chine méridionale.
Le rejet par Duterte des liens militaires traditionnels avec les États-Unis a donné des sueurs froides aux analystes en politique étrangère conventionnels. Dans leur paradigme de guerre froide, ils voient tous les développements en Extrême-Orient comme un jeu à somme nulle, bénéficiant soit la Chine soit aux États-Unis, au détriment de l’autre puissance.
Un coup porté au prestige
Selon le Wall Street Journal, les actions de Duterte «ont remis en question la longue relation entre Manille et Washington, portant un coup au prestige américain et minant potentiellement les efforts états-uniens pour contrer l’influence croissante de la Chine dans la région Asie-Pacifique».
De même, Andrew Shearer, analyste au Centre d’études stratégiques et internationales à Washington, avertit que «si la Chine réussit à éloigner les Philippines des États-Unis, ce sera une victoire majeure dans la campagne à long terme de Pékin visant les alliances états-uniennes dans la région. Cela nourrit les craintes que la bonne combinaison entre intimidation et incitation pourrait pousser d’autres partenaires à se distancer de Washington».
L’opinion anti-américaine de Duterte est due à plusieurs influences. L’une est son grief nationaliste contre la brutale guerre coloniale états-unienne contre les Philippines qui a commencé en 1899. Duterte déteste aussi les dirigeants américains (ou toute autre personne) lui faisant la morale sur les droits de l’homme, en particulier en ce qui concerne son soutien aux escadrons de la mort qui ont tué des milliers de petits criminels et d’enfants des rues. Washington a menacé de couper une partie de l’aide économique si Manille continue cette politique macabre.
Mais Duterte joue également un jeu habile avec la Chine. Pékin s’est fortement indigné en juillet dernier, après que les Philippines avaient remporté une décision d’arbitrage international contre la Chine, accusée d’empiéter sur les lieux de pêche traditionnels philippins et leurs droits aux richesses sous-marines.
Duterte est assez intelligent pour réaliser que, même avec le soutien militaire des États-Unis, il ne pouvait pas se permettre de contester les incursions illégales de la Chine.
«Que pensez-vous qu’il va arriver à mon pays si je choisis d’aller vers la guerre ?, dit-il. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous parler.»
Au lieu d’exiger inutilement une capitulation, Duterte a donc choisi de montrer amour et respect envers la Chine. Il fait brillamment appel à la psychologie des fiers dirigeants chinois, qui sont heureux de se montrer magnanimes envers les Philippines tout en gênant les États-Unis.
Faites la conversation, pas la guerre
Une porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la Chine a salué l’engagement de Duterte pour résoudre les conflits territoriaux «par le biais de la consultation et du dialogue» et a dit : «Ceux qui veulent vraiment la paix, la stabilité, le développement et la prospérité dans la région Asie-Pacifique» doivent chaleureusement accueillir la visite d’État de Duterte. Elle a raison.
Duterte améliore considérablement la sécurité nationale des États-Unis en réduisant les risques de départ d’un conflit avec la Chine dans la mer de Chine méridionale. En outre, en réduisant l’alliance militaire États-Unis–Philippines, il réduit le risque que les forces américaines soient entrainées dans la bataille si les Philippines avaient à subir des escarmouches de la part des militaires chinois.
Les actions de Duterte devraient inciter les Américains à se poser des questions fondamentales sur le but des alliances militaires américaines dans la région. Est-ce que notre alliance avec les Philippines sert principalement à protéger la sécurité des États-Unis, ou à protéger généreusement un ami vulnérable face à l’agression chinoise ?
L’ancien argument n’est pas convaincant : les Philippines étaient un avant poste stratégique pendant la Seconde Guerre mondiale, mais sont devenues totalement inutiles aujourd’hui pour la défense de la patrie américaine, qui ne fait face à aucune menace militaire à court terme en dehors d’une guerre nucléaire.
Les États-Unis n’ont pas non plus besoin des Philippines pour aider à protéger les voies maritimes commerciales. La Chine, avec sa grande dépendance à l’égard du commerce international et du transport maritime, a toutes les raisons de respecter et de défendre la liberté de circulation maritime. L’expansion de la Chine dans la mer de Chine méridionale vise à contrer la puissance militaire des États-Unis et à accéder aux ressources sous-marines plutôt qu’à bloquer la navigation commerciale.
Le deuxième argument s’écroule aussi si les Philippines deviennent amis avec la Chine. Si notre objectif est de protéger notre ancienne colonie contre l’agression, nous devrions applaudir le réchauffement de ses relations avec Pékin.
Encercler la Chine
Un argument restant pour l’alliance militaire est – comme la Chine le craint – de contenir Pékin en l’encerclant avec des bases américaines. La sagesse conventionnelle, qui se reflète dans un rapport de 2015 édité par le Council on Foreign Relations, présente la Chine comme «le concurrent le plus important des États-Unis pour les décennies à venir» et recommande de «renforcer de façon concertée les capacités des alliés et des amis des États-Unis à la périphérie de la Chine et d’améliorer la capacité des forces militaires américaines à projeter efficacement leurs forces dans la région Asie-Pacifique».
Mais une Chine fière, nationaliste et toujours plus riche ne supportera pas beaucoup plus longtemps l’humiliation d’être considérée comme un pays de seconde classe dans sa propre région. La politique américaine d’endiguement, consacrée sinon formellement reconnue par l’administration Obama avec le fameux «pivot vers l’Asie» garantit l’hostilité chinoise et la menace croissante d’un conflit avec les États-Unis.
Une politique plus intelligente serait de renverser ce paradigme en accueillant les ouvertures de Duterte envers la Chine et en encourageant les autres pays limitrophes de la mer de Chine méridionale à engager des pourparlers bilatéraux ou multilatéraux avec Pékin.
En 1900, au paroxysme de la brutale campagne de contre-insurrection états-unienne contre les rebelles philippins, l’anti-impérialiste Mark Twain a dit qu’au lieu d’essayer de conquérir les populations locales, cela devrait «être notre plaisir et notre devoir de rendre ces gens libres, et de les laissez régler leurs propres questions internes à leur manière». C’est toujours une bonne règle, partout, et particulièrement pour les Philippines contemporaines.
Jonathan Marshall
Article original publié dans Consortiumnews
Traduit par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone.