Les mannes de Cortès


La politique de la canonnière, éternel retour du colonialisme…

© Kai Pfaffenbach

© Kai Pfaffenbach / Reuters

Les traités commerciaux en Europe et en Asie, concoctés dans les fourgons de l’Otan par la religion néolibérale, sont voués à l’échec depuis l’origine


Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 4 mai 2016 – Source Russia Today

Le Président des États-Unis (POTUS) est désespéré. Sa première tribune libre défend le visage asiatique du vaste pivot d’un monstre hybride militaro-commercial bicéphale de l’Otan – le Partenariat Trans-Pacifique (TPP).

Le visage européen est bien sûr le Partenariat Transatlantique pour le commerce et l’investissement (TTIP).

Le POTUS décrit le TPP – ainsi que le TTIP – comme une expansion bénigne des exportations américaines, et des entreprises privées (US), leur donnant «une chance équitable de concurrencer les entreprises appartenant à l’État». Correct, non ? Pas vraiment. Voyons comment le mécanisme fonctionne, en se concentrant sur le jumeau européen du TPP [Traité Trans-Pacifique].

Avec un timing impeccable, presque au même moment que la tribune libre d’Obama, Greenpeace Pays-Bas a laissé fuiter 248 pages de documents classifiés du TTIP [Traité Trans-Atlantique] qui devaient être rediscutées la semaine dernière par les négociateurs à New York. Il y a eu pas moins de treize cycles de négociations TTIP jusqu’à présent, sur près de trois ans.

Les documents – négociés dans un secret total depuis 2013 – représentent environ les deux tiers du dernier texte de négociation. Un tableau d’études détaillées, comme celui-ci, a mis la puce à l’oreille sur l’état des lieux. Le voile du secret a fini par être le révélateur ultime de la toxicité du TTIP. Avant la fuite de Greenpeace Pays-Bas, les représentants de l’UE élus ne pouvaient examiner ces documents que sous surveillance policière, dans une chambre sécurisée, sans accès à des experts, et – cerise sur le gâteau – sans pouvoir discuter du contenu avec quelqu’un d’autre.

Je vais vous écrabouiller avec mes OGM

Tout, dans la société civile à travers l’Europe – pendant au moins trois ans – a été débattu, et les craintes sont confirmées ; c’est un racket toxique sophistiqué mené par les multinationales US, une attaque concertée sur tout l’éventail : l’environnement, le bien-être des animaux, les droits du travail et la vie privée sur Internet. En un mot il s’agit, pour la galaxie des entreprises étasuniennes, de pousser à la baisse – ou d’annuler – toute une gamme de lois protégeant les consommateurs européens.

La castagne, de façon prévisible, est le nom du jeu. Washington a tout simplement menacé de bloquer les exportations de voitures de l’UE, pour la forcer à acheter des fruits et des légumes génétiquement modifiés. Dans mes voyages en France, en Italie et en Espagne au cours des deux dernières années, je confirme que c’est le cauchemar ultime annoncé par les praticiens de l’agriculture artisanale haut de gamme.

On pouvait s’y attendre, la Commission européenne infestée de lobbyistes défend farouchement le TTIP, soulignant qu’il pourrait faire bénéficier l’économie de l’UE de $150 milliards par an, et augmenter les exportations de voitures de 149%. De toute évidence, ne vous attendez pas à entendre la Commission faire le lien entre ces exportations de voitures et une invasion des OGM menée par les USA en Europe.

Au moins, certaines nations se sont enfin réveillées de la torpeur hypnotique provoquée par les lobbyistes des multinationales. Le ministre français du Commerce extérieur, Matthias Fekl, a déclaré que les négociations sur une mauvaise affaire devaient cesser. Il est allé droit au but, blâmant l’intransigeance de Washington : «Il ne peut y avoir un accord sans la France et encore moins contre la France.»

Le Président perpétuellement inefficace, François Hollande, a pour sa part carrément menacé de bloquer l’accord. Il y a trois ans, Paris avait déjà obtenu une exemption pour que l’industrie du film français de soit pas engloutie par Hollywood. Maintenant, il est aussi sur le front essentiel de l’agriculture. Hollande a dit qu’il ne pourrait jamais accepter «la remise en cause des principes essentiels de notre agriculture, de notre culture, et de l’accès réciproque aux marchés publics».

Et que fait la Commission qui mène les négociations au nom de l’UE ? Elle traîne laborieusement son prévisible cheval de Troie, en dénonçant des journaux aux manchettes alarmistes et une tempête dans un verre d’eau. Les citoyens de l’UE, massivement désorientés, peuvent se demander si c’est là vraiment la bonne manière pour la Commission – un mastodonte bureaucratique de Bruxelles – de soi-disant défendre les droits des consommateurs. Pourtant, corrompue comme elle l’est par le lobbyisme des multinationales, la Commission ne peut tout simplement pas protéger les normes environnementales et sanitaires de l’UE, beaucoup plus sophistiquées qu’aux États-Unis, contre le Big Business américain s’ingérant en permanence dans le contenu de la législation européenne.

J’ai une offre que vous ne pouvez pas refuser

Le POTUS s’est fortement engagé dans la campagne pour le TTIP le mois dernier en Allemagne. Il espère toujours que l’affaire peut être dans le sac avant qu’il ne quitte ses fonctions en janvier 2017. Le porte-parole de la Maison Blanche Josh Earnest a essayé de faire bonne figure, disant que les fuites n’auront pas un «impact significatif» sur les négociations. Faux ; l’impact est là – l’opinion publique se mobilise partout dans l’UE.

David Cameron, au Royaume-Uni, est aussi dans une impasse. Il est farouchement pro-TTIP. Mais Obama a déjà prévenu ; cela signifie que le Brexit est hors de question. Les nations du Club Med, pour leur part, sont contre. Tous les 28 pays membres de l’UE – plus le Parlement européen – devront ratifier le TTIP si un accord est finalement atteint.

Le TPP [Traité Trans-Pacifique], pour sa part, a été négocié. Mais il n’a pas été approuvé par le Congrès des États-Unis – ni par les pays du Pacifique. Le processus d’approbation est dans l’impasse. En fait, ce sera la décision du suivant, Hillary ou Donald Trump. Ce dernier se fout probablement des détails du TPP, mais du fait que l’accord est fortement défendu par Obama, il peut aller contre lui.

On peut être assuré que les deux traités TPP et TTIP vont fausser les marchés, en Europe et en Asie, soutenir les monopoles (US), transférer des emplois aux esclaves du marché du travail – dans ce cas des parties de l’Asie –, fouler aux pieds les droits de propriété intellectuelle – dans le cas de l’Union européenne –,  faciliter l’évasion fiscale et, finalement, transférer plus de la richesse de tous au 0,0001%

Et cela nous amène à la façon dont Hillary Clinton – la candidate de l’establishment Wall Street / US – voit à la fois le TPP et le TTIP. Eh bien, elle a soutenu l’ALENA et le CAFTA, approuvés sous Bill Clinton dans les années 1990. En tant que secrétaire d’État, elle a fait pression pour l’accord commercial avec le Panama. Et, surtout, elle a toujours traité le TPP comme le Saint Graal. Pas étonnant ; c’est le bras commercial du «pivot [militaire, NdT] vers l’Asie» dont elle a été si friande – un accord commercial dans le Pacifique excluant la Chine, qui se trouve être le partenaire commercial principal de la plupart des pays d’Asie.

En outre, les discours maintenant célèbres de Goldman Sachs sont de plus en plus considérés comme des paiements pour services rendus – et promis – par Hillary Clinton au 0,0001%, qui sont, bien sûr, en faveur de l’expansion mondiale des entreprises américaines .

Pourtant, rien n’est joué jusqu’aux résultats du scrutin de novembre. Hillary fait maintenant face à un examen sérieux par les électeurs de la classe laborieuse aux États-Unis. Donc il n’est pas étonnant que, dans un nouveau chef-d’œuvre de volte-face acrobatique, elle se présente maintenant comme opposée à la fois au TPP et au TTIP.

Pourtant, le TPP, au moins, peut être approuvé au cours de la session canard boiteux durant la période post-électorale du Congrès américain. Quant au TTIP, il est maintenant embourbé dans la zone des morts-vivants. Parlons plutôt de ce qu’il reste à l’administration Obama pour imprimer son héritage dans les livres concernant l’histoire du commerce  des États-Unis : eh bien, continuer à faire du chantage aux Européens et aux Asiatiques comme s’il s’agissait seulement d’un petit racket mafieux.


Pepe Escobar
 est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone

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