Les habitants d’Alep libérée


Le témoignage d’un photographe européen ayant visité Alep, à la mi-décembre 2016.

Par Jan Oberg – Le 29 decembre 2016 – Son blog

Reproduit avec la permission de Jan Oberg.

Pour la plupart des médias, des commentateurs et des politiciens occidentaux, cela ne faisait aucun doute : Alep est tombée (de nouveau) aux mains du « régime », du « dictateur ». Ils se sont concentrés sur les civils et les rebelles modérés, comme ils les appellent, tués dans les dernières heures de la bataille autour d’Alep orientale, qui était occupée depuis mi-2012.

J’étais là – autant à l’est qu’à l’ouest d’Alep – quand c’est arrivé. J’étais dans le quartier Hanano d’Alep, sa vieille ville et dans la ville industrielle de Shaykh Najjar.

Je marchais dans les rues et je pouvais parler à n’importe qui et photographier ce que je voulais, personne ne me guidant vers des personnes particulières.

Ces images sont réelles, elles sont authentiques.

Voila ce que j’ai vu et entendu.

Mes photos transmettent ce que j’ai vu aux endroits que j’ai mentionnés. Ni plus, ni moins.

Un bonheur humain débordant après quatre ans de ce que beaucoup considèrent comme « un enfer vécu sous le joug terroriste. » J’ai vu des sourires et des signes de fierté et de victoire, comme ce garçon au-dessus.

J’ai écouté des gens qui expriment leur gratitude à la fois à Bachar al-Assad et au gouvernement, ainsi qu’à Poutine et aux Russes, ces derniers bombardant et envoyant des hôpitaux de campagne, en même temps. Je les ai écoutés dire que la vie était bonne à Alep, avant que les occupants débarquent et commencent à piller et à détruire.

Je me suis joint aux gens dans les restaurants de l’Ouest qui fêtaient, trinquaient à la liberté et parlaient avec soulagement de la façon dont c’est fantastique de ne plus avoir à vivre tous les jours dans la peur. Ils ont été bombardés de temps en temps par des mortiers rebelles et d’autres munitions tirées par les rebelles, je l’ai moi-même vécu pendant ma visite.

Et j’ai vu des victimes de l’occupation de l’Est à qui l’on donnait du pain, des légumes, des bananes et de l’eau. Assis sur des chaises installées sur le trottoir, dégustant du thé et fumant une cigarette. Et parlant sans crainte.

J’ai vu des gens aller d’est en ouest de la ville, dans des bus verts, afin d’obtenir des soins de santé ou de se réunir avec des membres de la famille et des amis – et ceux venant de l’Ouest pour voir ce qui reste ou ne reste plus de leur maison située à l’Est de la ville.

Et j’ai parlé avec de jeunes soldats et des officiers plus âgés, qui étaient fiers d’avoir libéré leurs citoyens et leur ville.

Enfin, j’ai entendu des gens exprimer leur désaccord avec la politique d’amnistie d’al-Assad. Si vous êtes un citoyen syrien et que vous avez combattu contre les vôtres, vous obtiendrez l’amnistie si vous donnez votre arme, répondez à certaines questions et signez un document promettant de ne jamais recommencer. C’est tout. Vous pouvez être réintégré dans la société à nouveau. Ce n’est que s’il y a un procès contre vous, intenté par une famille dont vous avez volontairement tué un membre, que vous serez puni.

Plusieurs personnes, tant des civils que des soldats, m’ont dit qu’ils n’étaient pas d’accord avec cette douce philosophie réconciliatrice voulue par leur président. Certains ont dit que des procédures juridiques étaient nécessaires et que les Syriens qui avaient combattu leur propre peuple et avaient participé à l’occupation de l’Alep orientale méritaient d’être punis. D’autres étaient d’avis qu’ils méritaient de mourir.

Oh oui, et j’ai vu beaucoup de jeunes Syriens, étudiants universitaires en particulier, volontaires pour le Croissant-Rouge, aider les gens dans une situation désastreuse.

Ce que je n’ai pas vu ni entendu

Alep héberge – ou plutôt hébergeait – environ 2 millions de personnes. C’est une immense ville, couvrant 190 kilomètres carrés. Bien sûr, je n’ai pas visité ou traversé tous les quartiers, les rues de l’est ou de l’ouest pendant mes trois jours et demi de présence.

Les rapports médiatiques disant que les rebelles et leurs familles ont été massacrés ou tués dans les derniers jours et heures peuvent être vrais ou pas. Je ne peux pas en juger. Je ne l’ai pas vu et n’ai pas rencontré des gens qui en ont parlé. J’ai interviewé un soldat qui m’a dit que, par principe, l’armée ne tue que lorsqu’elle se bat avec des gens armés. Il m’a assuré qu’il n’avait jamais tué un civil non armé. Je n’ai aucune raison de ne pas le croire – les autres choses qu’il a dites avait du sens et pouvaient être vérifiées.

Mais, bien sûr, des gens ont peut-être été tués dans les dernières poches d’occupation, quand la partie était perdue pour eux.

Mais ce n’est pas mon rôle, comme un analyste des conflits et chercheur pour la paix, de faire un rapport sur les violations des droits de l’homme et du droit international – comme Médecins sans frontières n’a pas pour mission d’enquêter sur la situation économique dans le secteur agricole. Je ne peux rien dire sur ce que je n’ai pas vu ou entendu au cours de mes entrevues.

Ce que, cependant, je n’ai vu chez aucun résident d’Alep Est, est la crainte du gouvernement – j’ai plutôt vu la reconnaissance pour les soins de santé, le transport par bus jusqu’au centre d’inscription de Jibrin. Je n’ai pas vu de peur dans les yeux de quiconque revenant sous le contrôle du gouvernement.

Je n’ai entendu personne dire que la vie était bonne ou même tolérable pendant le siège de la partie orientale d’Alep. J’ai entendu des gens parler de vivre dans la peur, de ne pas recevoir assez de nourriture ou de soins de santé, d’être harcelé, de membres de la famille ou d’amis ayant été tués ou blessés. On m’a raconté des histoires sur la façon dont certains avaient essayé d’aller vers l’ouest de la ville, mais les forces d’occupation les en avaient brutalement empêchés. Ou tués pendant la tentative. Et que les enfants n’étaient pas allés à l’école au cours des deux dernières années.

Je n’ai pas rencontré les Casques blancs, l’organisation humanitaire présumée qui a reçu plus de 100 millions de dollars US pour sauver des personnes, qui a mobilisé l’opinion pour obtenir le Prix Nobel de la Paix et a reçu le Right Livelihood Award à Stockholm, quelques jours plus tôt.

Je n’ai rencontré personne qui les ait vus ou ait été aidé par eux – mais j’ai rencontré certaines  personnes qui en avaient entendu parler.

Où pourraient-ils être, sinon à Alep Est, aidant les dizaines de milliers de résidents à obtenir tout ce dont ils ont besoin, après avoir été libérés de quatre ans d’enfer ?

Durant mes journées à Alep, je n’ai vu aucune des principales organisations humanitaires internationales travailler sur le terrain. Sur la route entre Damas et Alep, les seuls transports humanitaires que j’ai croisés étaient russes et syriens. Je n’ai vu aucun des grands convois internationaux que les gouvernements occidentaux voulaient amener dans le cadre de diverses tentatives antérieures de cessez-le-feu.

Je me demande pourquoi. La libération complète d’Alep a pris plus de deux semaines. Comment prévoyaient-ils cette libération ?

Et je n’ai vu aucun journaliste ou équipe de caméraman travaillant pour les grands médias occidentaux – certains sont venus à Alep, mais s’en sont retournés à Damas ou à Beyrouth, alors qu’ils auraient dû être présents à cet événement particulier. Les médias européens n’étaient pas visibles pour ce moment historique. Certes, certains ne reçoivent pas de visa, mais cela n’explique pas une telle absence.

Le monde a trop, beaucoup trop, d’articles sur la guerre et en accuse le journalisme, alors qu’il y a trop peu de reportages sur les conflits, les histoires humaines. Ils sont obsédés par les gouvernements et la violence et ignorent les points de vue des citoyens, des victimes et de ceux qui peuvent entraîner un changement bénéfique.

La libération d’Alep devrait être une bonne histoire, pile à Noël en plus, après une guerre qui a coûté tant de vies. Mais cette libération ne correspond pas au récit occidental de ce conflit, quelque chose que j’ai appris par moi-même, étant donnée la façon dont certains médias ont traité mon histoire, s’acharnant à me coller l’étiquette de « collaborateur de l’armée syrienne » et de « partisan du régime ».

Jusqu’à aujourd’hui, aucun des grands médias n’a montré le moindre intérêt pour la souffrance humaine, la destruction ou le bonheur dont j’ai été témoin.

De toute façon, je m’en fous. Je le savais déjà.

Ce qui importe le plus pour moi, c’est que j’ai rencontré des dizaines de personnes qui ont exprimé leur gratitude pour le fait que j’ai fait un long chemin, de la Suède jusqu’à Alep, parce que je me souciais de la souffrance de leur peuple. Je me suis fait beaucoup de nouveaux amis pendant mes dix jours en Syrie.

C’était touchant au-delà des mots et très agréable, donc, que je puisse exprimer ce que j’ai ressenti à travers des images.

Plus jamais ça!

Oui, c’est une phrase usée, ce « plus jamais ça! », datant de la première et de la deuxième guerre mondiale, utilisée pour Hiroshima, le Burundi et le Rwanda, Srebrenica, Sarajevo. Mais n’oublions jamais Alep. Et que quelque chose comme ça ne se reproduise jamais!

C’est ma grande motivation à publier ces photos.

Et merci à vous, braves Syriens!

Et merci à ceux qui ont pris le temps de me raconter leur histoire. Merci à ceux qui ont traduit pour moi et pour ceux qui, ici et là, ont assuré ma protection dans les zones dangereuses.

Le moins que je puisse faire pour vous rembourser est de transmettre vos mots, vos émotions et mes impressions. Votre dignité au milieu de la souffrance et de l’injustice.

J’espère que les garçons sur la photo en en-tête auront un avenir dans Alep reconstruit. Tout le monde le mérite. Ils méritent de vivre dans la liberté et la paix et de bénéficier de la capacité productive d’Alep, l’une des plus grandes villes industrielles du Moyen-Orient et, autrefois, l’incarnation de l’histoire, de la culture et du développement.

Et nous devrions aider les citoyens d’Alep et de Syrie, peu importe ce que nous pouvons penser du gouvernement et de ses politiques.

La mission de paix de la FTF – partager et soutenir

La visite d’Alep à ce moment historique faisait partie d’une mission d’enquête sur le conflit et la paix, de dix jours, organisée par la Fondation transnationale pour la paix et la recherche future, à Lund en Suède, dont je suis le directeur.

Nous remercions ceux qui soutiennent la fondation dans son travail de paix, paix selon les normes de l’ONU, et qui ont rendu possible cette mission, la première depuis que la violence a éclaté en 2011 en Syrie. Dans la mesure où nous pouvons réunir les fonds, ce sera la première de nombreuses autres missions.

Jan Oberg

Pour admirer ce reportage photo, c’est ici

Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone

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