Les fondements historiques de la diplomatie russe, par Serguei Lavrov [1/2]


Par Serguei Lavrov – Le 3 mars 2016 – Source  Le Saker US

Serguei Lavrov

Serguei Lavrov

Les relations internationales sont entrées dans une période très difficile, et la Russie se trouve encore une fois à la croisée des chemins, face à des évolutions cruciales qui vont déterminer les directions des futurs développements mondiaux.

De nombreuses opinions ont été émises à ce sujet, notamment la peur que nous ayons une vision déformée de la situation internationale et de la position mondiale de la Russie. J’interprète cela comme l’avatar de l’éternel conflit entre les libéraux pro-occidentaux et les partisans de la voie russe. Il y a aussi ceux qui, en Russie et au-delà, croient que la Russie est condamnée à se traîner derrière l’Occident, essayant toujours de le rattraper, devant se plier aux règles édictées par les autres acteurs internationaux et par conséquent incapable de faire valoir ses droits légitimes sur la scène internationale. Je voudrais profiter de cette occasion pour exprimer certaines de mes vues et les soutenir avec des exemples tirés de l’Histoire et de parallèles historiques.

C’est un fait reconnu qu’on ne peut établir une politique solide que sur des bases historiques. Cette référence à l’Histoire est absolument justifiée, quand on pense notamment à certaines célébrations récentes. En 2015, nous avons célébré le 70e anniversaire de la Victoire, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et en 2014, nous avons commémoré le centenaire de la Première Guerre mondiale. En 2012, c’était le bicentenaire de la bataille de Borodino et les 400 ans de la libération de Moscou des envahisseurs polonais. Si nous nous arrêtons sur ces événements, nous voyons qu’ils soulignent clairement le rôle important de la Russie dans l’Histoire de l’Europe et l’Histoire du monde.

L’Histoire ne confirme pas l’idée répandue selon laquelle la Russie a toujours campé aux portes de l’Europe, et n’a jamais été qu’un outsider politique. Je voudrais vous rappeler que la conversion au christianisme de la Russie en 988 – nous avons célébré récemment les 1025 années de cet événement – a accéléré le développement des institutions de notre État, les relations sociales et la vie culturelle, et a fait alors de la Rus de Kiev un membre à part entière de la communauté européenne. A cette époque, les mariages dynastiques étaient le meilleur indice de la place d’un pays dans le système des relations internationales. Au XIe siècle, trois filles du Grand Prince Yaroslav le Sage devinrent reines de la Norvège et du Danemark, de la Hongrie et de la France. Quant à la sœur de Yaroslav, elle se maria au roi de Pologne et devint la grand-mère de l’Empereur germanique.

Nombreuses sont les recherches scientifiques qui apportent les preuves du haut niveau culturel et spirituel de la Rus de cette époque, un niveau souvent plus élevé que celui des États de l’Europe de l’Ouest. De nombreux penseurs occidentaux éminents ont reconnu que la Rus faisait partie de la civilisation européenne. En même temps, le peuple russe avait une matrice culturelle propre et un type original de spiritualité, et il ne s’est jamais mêlé avec l’Occident. Il faut toujours se rappeler, à ce propos, que l’invasion mongole a été pour mon peuple une période tragique et cruciale à bien des égards. Alexandre Pouchkine, le grand poète et écrivain russe, a écrit : «Les barbares n’osèrent pas laisser une Russie asservie sur leurs arrières, et tournèrent bride vers leurs steppes orientales. La lumière du christianisme fut sauvée par une Russie ravagée et mourante.» Nous connaissons aussi l’interprétation alternative de Lev Goumilyov, éminent historien et ethnologue, qui pensait que l’invasion mongole avait accéléré l’émergence d’un nouveau peuple russe et que la Grande Steppe nous avait donné un élan supplémentaire pour notre développement.

Quoi qu’il en soit, il est clair que cette période a été extrêmement importante pour l’affirmation du rôle de l’État russe indépendant en Eurasie. Rappelons-nous à ce sujet la politique menée par le Grand Prince Alexandre Nevski, qui choisit de se soumettre temporairement à la Horde d’Or, dont les chefs étaient tolérants envers le christianisme, pour affirmer le droit des Russes à avoir leur propre religion et à décider de leur destin, en dépit des tentatives de l’Occident de s’emparer des terres russes et de priver les Russes de leur identité. Je suis confiant dans le fait que cette politique sage et à long terme reste dans nos gènes.

La Rus plia mais ne rompit point sous le lourd joug mongol, et réussit à sortir unie de ce sombre moment. Cet État unitaire fut considéré, plus tard, par l’Occident et l’Orient comme le successeur de l’Empire byzantin qui avait cessé d’exister en 1453. Pays immense, s’étendant pratiquement sur tout l’horizon oriental de l’Europe, le Russie commença une expansion naturelle vers l’Oural et la Sibérie, intégrant d’immenses territoires. A cette époque déjà, c’était un puissant facteur d’équilibre dans les combinaisons politiques européennes, notamment durant la Guerre de Trente Ans, qui donna naissance au système westphalien des relations internationales, dont les principes, et d’abord le respect de la souveraineté des États, sont encore importants aujourd’hui.

À ce point, nous redécouvrons un dilemme qui s’impose depuis plusieurs siècles. Tandis que la Moscovie, qui se développait rapidement, jouait tout naturellement un rôle de plus en plus important dans les affaires de l’Europe, les pays européens commencèrent à s’inquiéter de ce nouveau géant apparu à l’Orient et tentèrent de l’isoler à la moindre occasion, et de l’empêcher de prendre part aux affaires les plus importantes de l’Europe.

Cette contradiction apparente, entre un ordre social traditionnel et une attirance pour la modernisation qui se base sur les expériences les plus avancées, date, elle aussi, de plusieurs siècles. En réalité, un État en plein développement est obligé d’expérimenter et de procéder par bonds, s’appuyant sur la technologie moderne, ce qui n’implique pas nécessairement de renoncer à son code culturel. Nombreux sont les exemples de sociétés orientales qui se modernisent sans faire brutalement table rase de leurs traditions. C’est d’autant plus typique pour la Russie, qui est dans son être une branche de la civilisation européenne.

Incidemment, le besoin de se moderniser, basé sur les accomplissements de la culture européenne, était manifeste dans la société russe sous le tsar Alexis, et c’est Pierre le Grand, tsar talentueux et ambitieux, qui lui donna une forte impulsion. Avec d’un côté une politique intérieure rigoureuse et déterminée, et de l’autre une politique étrangère efficace, Pierre le Grand réussit à faire entrer la Russie dans le cercle des grandes puissances européennes en à peine plus de deux décennies. Depuis lors, la position de la Russie ne put plus être ignorée. Pas une seule question européenne ne peut être réglée sans consulter la Russie.

Bien sûr, ce serait une erreur de penser que tout le monde était satisfait de cette situation. Il y eut, au cours des siècles suivants, plusieurs tentatives pour renvoyer ce pays aux temps d’avant Pierre le Grand, mais toutes échouèrent. Au milieu du XVIIIe siècle, la Russie joua un rôle décisif dans un conflit pan-européen, la Guerre de Sept Ans. A cette époque, l’armée russe entra triomphalement à Berlin, capitale de la Prusse et de Frédéric II, que l’on disait invincible.

La Prusse ne fut sauvée d’une déroute inévitable que parce que la tsarine Elizabeth mourut subitement, et que Pierre III, son successeur, admirait Frédéric II. On appelle souvent ce retournement de situation dans l’Histoire allemande le Miracle de la Maison de Brandebourg. Le territoire de la Russie, sa puissance et son influence connurent une progression très nette sous le règne de la Grande Catherine, quand, ainsi que l’a exprimé le Chancelier Alexandre Bezborodko, «pas un seul coup de canon ne peut être tiré en Europe sans notre consentement».

Je voudrais citer l’opinion d’une historienne reconnue, spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, qui est secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Elle a dit que l’Empire russe a été le plus grand empire de tous les temps, selon tous les critères – sa taille, sa capacité à administrer ses territoires et sa longévité. Tout comme le philosophe russe Nikolai Berdyayev, elle souligne que l’Histoire a donné pour mission à la Russie d’être un pont entre l’Est et l’Ouest.

Depuis au moins les deux derniers siècles, toutes les tentatives d’unifier l’Europe sans la Russie, et contre elle, ont à chaque fois conduit à de terribles tragédies, et pour en surmonter les conséquences, il a toujours fallu la participation décisive de notre pays. Je pense, d’une part, aux guerres napoléoniennes, auxquelles la Russie a mis fin, sauvant ainsi le système des relations internationales qui était basé sur l’équilibre des forces et sur le respect mutuel pour les intérêts nationaux, et qui interdisait toute domination sans partage d’un seul État en Europe. Nous nous souvenons que le tsar Alexandre Ier prit une part active dans l’élaboration des décisions du Congrès de Vienne, en 1815, qui assura le développement de l’Europe sans guerre majeure au cours des quarante années suivantes.

On pourrait dire, jusqu’à un certain point, que les idées d’Alexandre Ier étaient le prototype du concept selon lequel les intérêts nationaux doivent être subordonnés aux objectifs communs, avant tout le maintien de la paix et de l’ordre en Europe. Comme le disait le tsar, «il ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe ou autrichienne. Il ne peut plus y avoir qu’une seule politique – une politique commune qui doit être acceptée aussi bien par les peuples que par les souverains pour le bonheur commun».

De la même manière, le système du Congrès de Vienne [1814] fut détruit à la suite du désir de marginaliser la Russie dans les affaires européennes. Paris a été obsédé par cette idée pendant tout le règne de l’Empereur Napoléon III. En cherchant à souder une alliance anti-russe, le monarque français a voulu, comme un maître d’échec malchanceux, sacrifier toutes ses pièces. Comment a-t-il joué ? D’abord, la Russie a perdu la Guerre de Crimée, en 1853-1856, réussissant à en surmonter les conséquences grâce à la politique solide et à long terme du Chancelier Alexandre Gorchakov. Quant à Napoléon III, capturé par les Allemands, il perdit son trône, et le cauchemar de la confrontation franco-allemande assombrit l’Europe occidentale pour des décennies.

Arrêtons-nous ici sur un épisode lié à la Guerre de Crimée. Comme nous le savons, l’Empereur d’Autriche refusa d’aider la Russie, qui, quelques années plus tôt, en 1849, était venue à son secours pour mater la révolte hongroise. Le ministre des Affaires étrangères autrichien, Felix Schwarzenberg, eut ce mot célèbre : «L’ingratitude autrichienne étonnera l’Europe». Ce déséquilibre dans les mécanismes pan-européens déclenchera l’enchaînement des événements qui aboutiront à la Première Guerre mondiale.

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Serguei Lavrov

Article original paru en anglais sur le site du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie

Traduit par Ludovic, vérifié par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

 

 

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