L’économie ukrainienne à la dérive


L’Ukraine s’enfonce dans un abysse économique. Dix-huit mois après son accord d’association avec l’Union Européenne, les retraités se suicident et on parle ouvertement de faillite. 


Par Mikhail Klikushin – le 30 juillet 2015 – Source observer.com

Le Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk, la ministre des Finances, Natalie Jaresko, et le ministre de l’Économie et du Commerce Aivaras Abromavicius assistent à la série «Europa-Forum » le 1er avril 2015 à Berlin. (TOBIAS SCHWARZ / AFP / Getty Images)

Nathalie Jaresko a le visage d’une magicienne triste dont le sortilège vaudou ne fonctionne plus depuis longtemps. Ministre des finances de l’Ukraine, Mme Jaresko est maintenant un personnage que l’on voit souvent sur les chaines de télé ukrainienne. Avant ce poste, cette personne à la double nationalité américaine et ukrainienne travaillait pour le département d’État américain. Dans les années 1990 elle a été responsable du bureau économique à l’ambassade américaine a Kiev, puis a gagné ses millions en tant que présidente d’un certain nombre de fonds d’investissement travaillant en Ukraine.

A l’aide de son vocabulaire ukrainien fraichement acquis elle tente d’expliquer à ses concitoyens qu’ils devraient cesser de s’inquiéter à propos de l’état financier précaire de leur pays.

Sur les ondes, elle argumente que le mot faillite n’est pas forcément un gros mot qui entraînerait nécessairement le froid et la faim, qu’il existe un bon côté dans chaque chose. Si cela devait arriver (elle admet donc que c’est possible), le défaut ne serait que technique et ne provoquerait pas la chute du système bancaire national. Que personne, ni les banques ni les clients, n’aurait à souffrir. Elle chante comme une sirène de l’Odyssée, ne charmant que ceux qui veulent désespérément être charmés. Et voici sa chanson :

«Oui, c’est un défaut technique. Mais… On ne devrait pas être effrayé par ce mot. Il n’aura aucune influence sur notre système bancaire car nos banques ne détiennent pas de dette à l’international. Il n’aura aucune influence sur les liquidités, ni sur les dépôts bancaires de nos citoyens. Ce n’est pas comme la Grèce, c’est une situation différente.»

Et bien sûr, selon elle, la faillite n’aura aucun effet sur le taux de la monnaie nationale, la hryvnia, qui, il y a un an et demi, avant la dernière révolution, valait 7 a 8 hryvnia pour un dollar et approche maintenant les 25 au marché noir.

Voici ses mots : «Selon moi, et en accord avec les mathématique économiques, il ne devrait y avoir aucun impact négatif sur la hryvnia. Mathématiquement parlant, l’argent, la monnaie utilisée pour les paiements, devrait sortir du pays et, en cas de suspension des paiements, il restera dans le pays. L’arithmétique est donc bonne pour la hryvnia. »

Selon Mme Jaresko, les Ukrainiens devraient même se sentir fiers de la possibilité qu’a leur gouvernement de faire défaut sur sa dette de 27 milliards de dollars car il se pourrait bien qu’une partie de cette dette, celle accumulée entre 2007 et 2012, soit due aux forces obscures. Bien sûr, 3 milliards ont été prêtés par la Russie, l’ennemi voulant détruire l’Ukraine à la fois militairement et économiquement, mais il y a une autre raison de rester positif, une raison plus subtile et nuancée. Mme Jaresko n’exclut pas la possibilité que cette dette soit détenue par un autre ennemi, le clan de l’ancien président Ianoukovitch. Lorsqu’un journaliste lui a demandé s’il était vraisemblable que 90% de la dette ait été contractée par l’ancien président si détesté, elle a répondu finement : «Tout est possible, car les obligations peuvent être vendues et achetées. Elles sont vendues à la bourse irlandaise, je ne peux donc pas savoir qui en est le bénéficiaire

Donc faire défaut sur la dette est non seulement une possibilité mais serait aussi un acte juste et positif.

En affichant cette opinion Mme Jaresko reste une modérée. Il y en a d’autres, comme le chef du Parti radical, Oleh Lyashko, qui demande au gouvernement de faire défaut de manière explicite sur toute la dette internationale. Il déclare : «Comme nous pouvons le voir dans le cas de la Grèce, la seule façon de pousser les créditeurs à accepter [les conditions de l’Ukraine d’une décote de 40% sur le capital, la baisse des taux d’intérêts et une extension du délai de remboursement] est de déclarer faillite. Je demande au gouvernement de Iatseniouk de le faire, cela ne pourra pas être pire [que ça l’est maintenant].»

La majorité de la presse ukrainienne soutient cette idée dans de nombreux articles aux titres évocateurs tels que Faire défaut est une bénédiction pour le peuple et Pourquoi on ne doit pas redouter le défaut.

Mr Lyashko a raison, la situation est mauvaise. Selon un rapport de la Banque nationale d’Ukraine, la dette extérieure ukrainienne, à la fois publique et privée, atteint 125,97 milliards de dollars au 1er avril 2015, soit 110,5% du PIB. Quand l’Ukraine est devenue indépendante, un quart de siècle plus tôt, elle se chiffrait à zéro. Les charges gouvernementales pour les 12 prochains mois s’élèvent à 6,6 milliards de dollars. Les paiements sur les obligations à 5,4 milliards, dont 3 à la Russie, plus les intérêts. Chaque Ukrainien, sauf les enfants et les retraités, doit 3 200 dollars aux créanciers internationaux, et chaque Ukrainien devra y contribuer, pour cette année, à hauteur de 350 dollars, ce qui représente de 2 à 6 mois de salaire.

En savoir plus : L’Ukraine est à genoux

Selon l’Institut public des statistiques, le salaire moyen en Ukraine tourne autour de 140 dollars par mois (au taux du marché noir de 25 hryvnias/dollar). Les plus vulnérables étant les retraités avec une pension mensuelle de 43 dollars par mois. La situation catastrophique de ces gens est souvent récupérée par les partis politiques qui organisent des événements pour les aider. Par exemple, le nouveau parti UKROP, financé par l’oligarque Igor Kolomoisky organisa un des ces événements dans la ville de Tchernigov. Pour rassembler les retraités, on a promis une distribution de nourriture gratuite : un paquet de farine, un paquet de pâtes et deux boites de sardines par personne.

Dans la bousculade pendant la distribution, la foule de retraités en est venue aux mains.

https://youtu.be/SiVQvehbd4I

Si l’on en croit le journal ukrainien Vesti, qui a raconté cette histoire se passant en juillet dans la région de Kharkov, Sergei Roganin et Valdimir Maryushchenko se sont pendus après avoir reçu leurs factures d’électricité et de chauffage calculées selon les nouveaux tarifs. Sergei Roganin l’a fait d’une manière inhabituelle. Il s’est revêtu du vêtement national, la vyshyvanka, cette chemise traditionnelle colorée avec des broderies au col et aux poignets, a crié Gloire à l’Ukraine, le slogan des patriotes ukrainiens, avant de se pendre.

La vyshyvanka est un autre symbole du patriotisme moderne. La fête de la vyshyvanka est un jour férié national où chaque Ukrainien, du président au citoyen, doit en porter une, sinon il risque d’être soupçonné de sympathie avec les Moskals (les Russes).

Même l’ambassadeur américain en Ukraine, Geoffrey Pyatt, met sa vyshyvanka de temps en temps pour montrer l’affection et le soutien de son pays envers tout ce qui est ukrainien. Mme Jaresko n’est plus notre maman, notre dieu et notre apple pieelle aime sa vyshyvanka par-dessus tout, au point de l’appeler sur sa page Facebook «la prière sans mot, le symbole de l’unification de nos âmes avec nos ancêtres».

Pendant ce temps, le salaire minimum en Ukraine qui est de 48$ aurait besoin de 4$ de plus pour couvrir le plus basique des paniers alimentaires, sans parler des charges de transport, des vêtements et du reste. En mai 2010 le même panier alimentaire valait 55% du salaire minimum, en mai 2015, 108%.

Selon l’Institut public des statistiques, au cours des 12 derniers mois, l’huile de tournesol a augmenté de 200%, les fruits de 197%, les œufs de 181%, les pâtes et le poisson de 171%. Mais ce n’est pas ce qui inquiète le plus les Ukrainiens car ils pensent avant tout à leur facture énergétique. Le prix du gaz a augmenté de 553% depuis l’été dernier, l’électricité de 133% et l’eau de 176%.

Mais les réformateurs du gouvernement ont promis que ce n’était que le début.

La notion de classe moyenne à Kiev commence à partir de 400$ par mois de revenu mensuel. En dehors de la capitale, 200$ feront l’affaire. Le pourcentage de la classe moyenne dans la société ukrainienne est le plus bas depuis des années, environ 9% selon TNS. Si – ou plutôt quand pour les pessimistes – le dollar monte à 30 hryvnias, il n’y aura plus de classe moyenne en Ukraine.

Le revenu des prétendus hauts salaires ukrainiens peut être constaté avec le salaire du procureur général d’Ukraine, Mr Vitaly Kasko qui est de 720$ par mois, le procureur du département, l’échelon hiérarchique juste en dessous, touche 400$.

L’ambassadeur américain, Geoffrey Pyatt
porte la vyshyvanka

Le niveau de chômage durant la période post-Maidan est passé de 7,7% à 9,6%, mais il est probable qu’il monte bien plus haut à cause de réformes politiques impliquant des restrictions énergétiques et la fermeture de sociétés non rentables, qui sont nombreuses. Cette course à la désindustrialisation pour cause de non-rentabilité et pour se débarrasser de la dépendance énergétique à la Russie va provoquer des moments difficiles pour les résidents des cinq villes ukrainiennes dont la population dépasse un million d’habitants, dont Kiev qui en compte trois.

L’Ukraine, traversant un océan de réformes, navigue dans des eaux inconnues. Dans d’autres pays ayant traversé la même douloureuse période de réformes, le niveau d’urbanisation était bien moindre. En Pologne, par exemple, qui compte le même nombre d’habitants que l’Ukraine, il n’y a qu’une ville de plus d’un million d’habitant, Varsovie, qui en compte 1,7.

Il y a tout juste deux ans, sous l’ancien régime corrompu le salaire moyen était de 500$ par mois, le chèque moyen d’aide sociale 200$, alors que les prix des marchandises étaient deux fois moindres. Le sarcastique gouverneur de la région d’Odessa, Mikheil Saakashvili, a fait remarquer que les Ukrainiens auraient à travailler dur pendant les vingt prochaines années s’ils voulaient retrouver le niveau de vie dont ils bénéficiaient sous l’ancien régime corrompu.

La monnaie nationale a chuté de 7-8 hryvnias pour un dollar à un taux officiel de 22-23. La raison pour laquelle elle ne chute pas plus bas est que les salaires de misères, impayés par le gouvernement, ont atteint la somme inégalée de 72 millions de $. Quant à celui des compagnies privées il ne peut être calculé mais doit être énorme.

Bien sûr, quelques Ukrainiens se foutent royalement de l’argent. M. Saakashvili, le flamboyant nouveau gouverneur d’Odessa, a ouvertement déclaré que son style de vie huppé ainsi que celui de son équipe ne coûte pas une hryvnia au budget ukrainien… puisque tout est pris en charge par le contribuable américain. La ministre des finances de l’Ukraine, Nathalie Jaresko, celle que l’on voit souvent à la télé, dit qu’elle paye les frais de scolarité de ses enfants à l’école privée internationale de Kiev avec l’argent qu’elle a gagné en travaillant dans la société d’investissement Horizon Capital. (Par respect pour ses concitoyens on devrait lui conseiller d’arrêter de porter tant d’or aux poignets, au cou, aux doigts et aux oreilles lorsqu’elle passe a la télévision.)

Quant au président ukrainien Petro Porochenko, eh bien… Il est milliardaire!

Le gouvernement ukrainien prétend qu’une telle situation est due à la guerre dans l’est du pays et à la corruption de l’ancien régime, toujours traité de régime criminel. Même s’il y a une part de vrai dans cette accusation, il y a aussi de l’hypocrisie.

Bien sûr la guerre pèse beaucoup sur l’économie ukrainienne mais elle a aussi, depuis un an et demi, évité de payer salaires, retraites, sécurité sociale et autres bénéfices à 6 millions de personnes qui survivent difficilement dans la région sous contrôle des insurgés anti-Kiev, allégeant d’autant le budget ukrainien.

Quant au mantra ancien régime corrompu, le mot ancien n’est pas tout à fait exact. Le président actuel, l’oligarque Petro Porochenko, a commencé sa carrière politique en 1998 en gagnant un siège au parlement, la Rada, puis est devenu secrétaire à la défense en 2004 (renvoyé en 2005 pour soupçons de corruption), puis nommé chef du comité parlementaire pour la finance et la banque en 2006 puis chef du conseil de la Banque Nationale d’Ukraine en 2007. En 2012, l’ancien président corrompu Ianoukovitch a nommé Porochenko ministre du Commerce et du Développement économique.

Le premier ministre Arseny Iatseniouk a été nommé ministre de l’Économie en 2005 et chef du parlement en 2007.

On ne peut donc qu’être d’accord avec l’assistante du secrétaire d’État Mme Victoria Nuland qui a dit, au cours du programme Shuster-live, à la télé ukrainienne, le 17 juillet : «Dois-je vous rappeler que presque tous les dirigeants depuis l’indépendance ont, d’une manière ou d’une autre, soit directement pillé le peuple ukrainien, soit ont laissé faire?»

La triste réalité est que l’Ukraine est brisée. La banque centrale n’a plus que 10,264 milliards dans ses coffres. Kiev n’a plus assez d’argent pour se préparer à l’hiver, ce qui signifie que la population va encore geler. Pour résoudre le problème, l’Ukraine est en train de négocier un crédit d’un milliards de dollars pour acheter du gaz et de 300 millions pour du charbon.

En fermant abruptement la porte du marché russe à sa production nationale, la Kiev post-révolutionnaire a volontairement fermé les yeux sur le fait qu’elle n’avait rien à offrir au reste du monde. Les standards de qualité européens sont bien trop élevés pour l’industrie ukrainienne. Même le sel ukrainien n’est utilisé par l’Europe que pour saler les routes en hiver ou comme additif par l’industrie chimique. Dans les pays de l’Union européenne le sel naturel ukrainien est considéré comme trop sale car trop riche en minéraux.

Alors, comment ce pays pourrait-il sortir de l’ornière? Jusque là, personne dans la classe dirigeante n’en a la moindre idée, sauf à considérer sérieusement le programme d’Oleksandr Turchynov, le secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale d’Ukraine et ancien président d’Ukraine. Il a sa propre idée pour améliorer l’économie nationale en chute libre. Comme toute idée de génie, elle est très simple. L’Ukraine doit poursuivre la Russie en justice pour avoir annexé la Crimée et demander des dommages et intérêts de 100 milliards de dollars. Bien sûr, en bon patriote, Mr Turchinov ne veut pas vendre la Crimée à la Russie, il veut que l’Ukraine récupère à la fois la Crimée et les dédommagements. «Nous ne vendons pas nos territoires, explique-t-il a l’agence de presse Interfax-Ukraina, c’est ainsi qu’à la fois nous reprendrons possession de la Crimée et obtiendrons 100 milliards de dollars, au tribunal.»

Le Premier ministre M. Iatseniouk a trouvé l’idée de M. Turchinov intéressante et a ordonné à ses subordonnés de poursuivre la Russie pour des centaines de milliards de dollars dans tous les tribunaux internationaux possibles. Mais, jusqu’à maintenant, pas un seul dollar de ces milliards qui pourraient aider à la prospérité de l’Ukraine n’a encore été perçu.

En attendant, le mot Grèce le rend fou. «On nous a promis 25 milliards de dollars sur les quatre prochaines années alors que notre guerre contre la Russie nous a fait perdre 20% de notre économie. Alors que nos amis les Grecs, dont la population est quatre fois plus petite que celle d’Ukraine, ont déjà reçu 300 milliards et prétendent avoir encore besoin de 60 à 80 milliards? »

La vie n’est vraiment pas juste avec M. Iatseniouk.

Être à cours d’idées sur la façon de tenir ses promesses de niveau de vie européen faites à ses compatriotes doit lui briser le cœur. Son état dépressif peut être perçu dans la façon dont M. Iatseniouk utilise en permanence le mot kamikaze en parlant de lui-même. Après avoir rencontré M. Obama il y a quelques jours, il a déclaré au New York Times qu’il n’avait pas d’autres choix que de se pendre en compagnie du président Porochenko, l’alternative étant, en reprenant les mots de Benjamin Franklin, de se pendre séparément.

C’est vrai, de nombreuses promesses ont été faites. Mais jamais encore la vérité n’a été énoncée si crûment que par Victoria Nuland au cours d’une interview à la télé ukrainienne il y quelques jours, annonçant à ceux qui avaient encore quelques illusions : «Il n’y a pas de miracles. Ce truc (les réformes) est douloureux. Et lorsque vous avez une plaie, et un sparadrap collé dessus, il vaut mieux le retirer aussi vite que possible, passer à travers la douleur et commencer à guérir.» Étant une politicienne, Mme Nuland a omis une chose, le temps que durerait le processus de guérison. Du coup, elle n’avait pas revêtu sa vyshyvanka.

Traduit par Wayan, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

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