Par Andrew Korybko − Le 17 juillet 2022 − Source Oriental Review
Il serait erroné de supposer que ce développement induit une séparation transatlantique entre l’UE et les États-Unis : il ne se passe rien de tel. Au lieu de cela, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, l’UE a repoussé les États-Unis après que ceux-ci ont outrepassé leurs droits en provoquant une crise majeure entre la Russie et le bloc en exploitant la situation de la Lituanie.
La Commission européenne a clarifié une chose : la Lituanie ne devrait pas interpréter les sanctions anti-russes prononcées par l’instance exécutive européenne comme un feu vert à pratiquer un blocus sur Kaliningrad. Cette clarification suggère que le bloc européen n’est pas à l’aise avec l’influence déstabilisatrice que les États-Unis sont soupçonnés d’exercer sur ce pays balte. Vilnius avait interprété unilatéralement ces restrictions comme un prétexte à fermer les connexions routières et ferrées entre la Russie et l’enclave russe de Kaliningrad ; il s’agissait davantage d’une provocation politique orchestrée par Washington dans l’objectif de manipuler les esprits des Occidentaux qu’une tentative de porter un coup aux conditions de vie des habitants de cette région, comme le présent auteur l’avait déjà expliqué à l’époque. La décision prise par Vilnius de se ranger derrière Bruxelles sur cette affaire constitue par conséquent une défaite plutôt inattendue pour l’hégémonie unipolaire en déclin.
Les États-Unis sont parvenus à réaffirmer leur hégémonie sur l’UE au travers d’un prétexte anti-russe au moment du début de l’opération militaire spéciale lancée par Moscou en Ukraine : ils ont réussi à amener leurs vassaux européens à sanctionner, en dépit de leurs intérêts, leur principal fournisseur de matières premières, et par là à déclencher une crise économique qui était tout à fait évitable, et qui a déjà amené l’euro à parité avec le dollar pour la première fois depuis vingt ans. Si des entreprises européennes finissent par mettre la clé sous la porte dans un avenir proche, leurs concurrentes étasuniennes ou britanniques en profiteront. En un mot, les États-Unis contrôlent pour l’instant presque totalement l’UE, mais ils ont fini par outrepasser leurs droits en amenant la Lituanie à pratiquer un blocus sur Kaliningrad, chose qui a provoqué une crise majeure entre la Russie et le bloc européen.
C’en a été trop pour les « Trois Grands » (la France, l’Allemagne et l’Italie), qui sont intervenues rapidement au travers des institutions européennes pour réaffirmer leur propre hégémonie plus directe sur ce pays balte, en clarifiant que les sanctions prononcées par le bloc ne peuvent pas être exploitées pour couper le transit de produits civils à destination de l’enclave russe par voie ferrée. Bien que la Lituanie soit un État vassal des États-Unis, elle est encore plus vassalisée à l’UE lorsque les choses s’aggravent. Vilnius n’a pas les moyens de défier la commission européenne, si bien qu’elle s’est rangée à la clarification édictée par celle-ci, et est revenue en arrière sur la volonté prononcée par Washington. La seule raison pour laquelle les choses se sont produites ainsi est que les « Trois Grands » ont estimé inacceptable de provoquer la Russie d’une manière aussi hardie, ce qui en dit long sur leur positionnement plus pragmatique vis-à-vis du conflit ukrainien.
Il serait cependant erroné de supposer que ce développement induit une séparation transatlantique entre l’UE et les États-Unis : il ne se passe rien de tel. Au lieu de cela, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, l’UE a repoussé les États-Unis après que ceux-ci ont outrepassé leurs droits en provoquant une crise majeure entre la Russie et le bloc en exploitant la situation de la Lituanie. Cette situation démontre que les plus grands vassaux européens des États-Unis accepteront à peu près n’importe quelle exigence prononcée par leur Seigneur, sauf si cela induit un risque de provoquer un conflit direct contre la Russie dans un scénario du pire ; c’est bien cela que craignaient certains observateurs avec le blocus de Kaliningrad orchestré par les États-Unis et prononcé par la Lituanie. En de tels cas, les « Trois Grands » ont prouvé qu’ils disposaient de la volonté politique pour intervenir de manière décisive a contrario des désirs de Washington.
Cinq enseignements sont à retirer de cet incident. Pour commencer, les États-Unis vont exploiter les plus petits et les plus russophobes de leurs vassaux de l’UE pour provoquer une crise entre la Russie et le bloc européen. Deuxièmement, si la crise est considérée par les décideurs des « Trois Grands » comme présentant un risque de conflit direct contre la Russie dans le pire des cas, ils vont intervenir de manière décisive pour l’éviter. Troisièmement, cette intervention prend la forme d’une réaffirmation de leur propre hégémonie, sur le vassal choisi par les États-Unis pour provoquer la crise. Quatrièmement, on ne s’attend pas à voir les États-Unis se quereller avec l’UE lorsque cela va se produire, car cela présenterait le risque de morceler l’unité du bloc, et affaiblir la plateforme du niveau plus élevé qui exploite le bloc pour « contenir » la Russie. Et dernier point, ces différences inattendues entre l’UE et les États-Unis ne sont pas à interpréter comme induisant un écart entre eux.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone