Par Binoy Kampmark − Le 15 février 2022 − Source Oriental Review
De temps à autre, on nous explique qu’amener les gens à voter davantage améliore la représentation et la représentativité. Qu’obliger les gens à se déplacer au bureau de vote va apporter de l’honnêteté dans la vie politique, et assurer que les membres du Parlement, ou de toute autre chambre de représentants, en deviendra plus responsable. Imaginez-vous l’horreur d’avoir un président élu par à peine un tiers de l’électorat, ou des représentants politiques qui ne s’expriment qu’au nom d’une petite fraction de leur électorat nominal ?
L’argument n’est convaincant qu’à titre superficiel. Quiconque regarde les épisodes de l’émission Four Corners de ABC, qui donne la parole à des électeurs choisis par l’organe médiatique national, ne se trouve pas du tout rassuré au sujet du vote obligatoire, qui est en place en Australie depuis 1924. Depuis cette époque, la loi électorale précise qu’« il relève du devoir de chaque électeur » de voter « à chaque élection ».
L’exercice mené par la chaîne télévisuelle nationale a été piteux : à l’exception d’un seul « votant » tous les électeurs interrogés semblaient s’inscrire dans le plus vaste éventail politique de leur histoire élective. En d’autres termes, ils balançaient d’un côté puis de l’autre, fidélité réglable. Cela faisait totalement fi du fait fondamental qui est que même de nos jours, les Australiens restent hostiles aux coalitions éclectiques et aux représentants non-alignés sur les partis politiques majeurs. À la question de savoir si Anthony Albanese, le dirigeant de l’opposition travailliste, pourrait s’avérer un dirigeant adapté, voire un premier ministre éligible, aucun éclairage n’est sorti, rien qu’une chape d’obscurité ignorante, parfois tâchée par des observations comme « ça pourrait être un gars convenable », détestant les Conservateurs et aimant sa bière.
Les grands partis politiques continuent de piloter de grands ensembles d’électeurs : l’électeur travailliste ne pourrait jamais s’imaginer voter pour le parti du patron de société, les gens intéressés aux affaires ne pourraient pas se pencher sur une alternative impliquant l’augmentation des impôts ou une razzia sur l’entreprise familiale. L’état des affaires a produit en matière politique une approche des plus mercenaires, où l’on voit des apparatchiks politiques s’abstenant de faire campagne, assis dans les sièges confortables, en s’obsédant sur les « marginaux » dont le cœur électoral balance. Don Aitkin a également observé, non sans justesse, que les partis politiques australiens n’ont guère besoin, dans un tel système, de disposer de nombreux adhérents. Il remarque que les partis « sont devenus des structures carriéristes pour les acteurs de la politique. »
L’histoire du vote obligatoire en Australie est fascinante. Ceux qui veillent à le maintenir le font avec un fanatisme digne d’un kamikaze. Quiconque remet ce système en question se trouve ostracisé et traité comme hérétique. Après l’élection fédérale de 2004, on a trouvé quelques éléments, au sein du Liberal Party, pour murmurer leur désaccord, sans surprise par suite de l’avantage historique dont les partis de gauches avaient joui par rapport aux conservateurs.
Mais ce sentiment n’avait débouché sur rien. L’approche est complètement figée, et des sondages d’opinion pratiqués sur les Australiens pour connaître leur positionnement au sujet du vote obligatoire ont montré de manière persistante que « jamais moins de six électeurs sur dix [soutiennent] le vote obligatoire. »
Les arguments favorables au maintien du statu quo évoquent, par exemple, l’opportunité de disqualifier les extrémistes potentiels. Ils se font neutraliser par la masse énorme du compromis moyen. Le problème soulevé par cette manière de penser est évident. Un tel processus décourage également l’élection de voix indépendantes, non-attachées à des appareils de parti organisés en factions et usés jusqu’à la corde.
Face à ses mérites des plus modestes, aucun système de vote obligatoire ne fait éclore une génération d’électeur plus éclairé. En Australie, le rituel s’apparente à une redite des derniers sondages. Souvent mené un jour de week-end, pour ne pas perturber les travailleurs. Sentez les bonnes odeurs de barbecue. Des volontaires qui distribuent des tracts expliquant comment voter. Une panoplie de partis présents dès la sortie des isoloirs. De nombreux arbres abattus pour l’occasion.
Rien de tout ceci ne débouche sur un choix mieux éclairé ou informé. Lamentablement, lorsqu’on demande aux jeunes qui atteignent l’âge de la majorité s’ils connaissent la nature bicamérale du Commonwealth australien, ce sont des regards vides qui répondent. Quel embarras pour eux lorsqu’on leur demande de cocher les cases des candidats de leur choix au Sénat dans l’isoloir, qui se fait sur des bulletins de vote tellement longs que l’on pourrait les utiliser pour emballer des cadeaux. À cette date, l’enseignement pratiqué dans les écoles en vue de résoudre ce problème n’a apporté aucun élément d’amélioration. Mais, voyez-vous, il se peut que les enseignants eux-mêmes n’y comprennent rien.
Certaines autorités sur la nature des choix électoraux, tels Keith Jakee ou Guang-Zhen Sun, affirment que contraindre ceux qui ne s’intéressent pas au sujet à prendre part au processus électoral peut déboucher sur une montée de la proportion des votes exprimés au hasard. Ironie de la chose, des candidats peu populaires peuvent se faire élire grâce à cela.
Des arguments intelligents ont été avancés contre le modèle de vote obligatoire, surtout au vu des singularités du système politique australien. Malheureusement, ces arguments n’ont guère permis de faire progresser le débat, en tous cas pas en dehors des étroits milieux académiques ou d’occasionnels articles dans des journaux spécialisés en politique.
L’un de ces arguments réside en ce que notre système est contraire à la liberté implicite de communication politique, reconnue par l’Australian High Court depuis 1992. Un autre argument remonte à la compréhension fondamentale de ce qu’est un droit à voter, reconnu par le même corps judiciaire comme aussi fondamental que la Constitution. Un droit à voter implique la liberté de ne pas voter. Dans le cadre législatif australien, ce droit devient une obligation, ou comme l’affirment les propagandistes de cette cause, un devoir.
Certains sujets ne seraient pas réglés si l’on retirait au vote son caractère obligatoire. L’électeur australien a présenté une capacité considérable à tolérer les guerres illégales, les incursions sur des territoires étrangers sans approbation parlementaire, la torture, le traitement indécent et la détention permanente des réfugiés, et des politiques pandémiques adoptés en un froncement de sourcil. Les grands sujets, au moins depuis les années 1990, ont été traités avec une méfiance qui s’étiole.
Les électeurs vont rester des clients et des consommateurs, les partis politiques vont continuer de colporter des produits et des opportunités d’adopter des choix intéressés. On va continuer de causer des taux d’intérêts, des emprunts immobiliers insoutenables, du marché de l’immobilier, et de la finance. Les discussions sur le changement climatique ont fini par entrer dans les pubs et les lieux publics, mais cela ne s’est pas produit sans peine dans un pays où creuser des trous dans la terre et exporter des ressources prêtes à l’emploi est une activité de dandy. Nous ne pouvons qu’espérer, à l’approche des prochaines élections fédérales, que les électeurs vont se résoudre à faire travailler leurs représentants élus. Et il n’y a rien de mieux qu’un parlement sans majorité pour parvenir à cela.
Binoy Kampmark
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone