Le syndrome afghan


Par Mark Ames – Le 7 mai 2017 – Source The Exiled

Vous n’en avez peut-être pas entendu parler, mais il y a quelques semaines, à la mi-avril, les talibans ont gagné leur combat le plus meurtrier depuis l’invasion par les États-Unis, en 2001. Dix militants talibans ont massacré au moins 144 soldats de l’armée afghane et en ont blessé plus de 60, dans l’attaque d’une base de l’armée afghane située juste à l’extérieur de Mazar-i-Sharif, dans le nord du pays.

L’attaque a eu lieu environ une semaine après que Trump a largué la plus grosse bombe conventionnelle que les États-Unis aient jamais utilisée, sur une région de l’est de l’Afghanistan. Je commence à me demander si ce bombardement n’était pas autant une tentative paranoïaque et désespérée « d’envoyer un message » à la Russie et à l’Iran, car il était censé tuer les combattants d’État islamique sévissant dans la région, mais j’y reviendrai plus tard.

L’assaut lancé contre la base de l’armée afghane fut une attaque surprise : les soldats de l’armée afghane étaient en grande partie désarmés, venaient juste de finir leurs prières du vendredi et se préparaient à déjeuner, quand environ une demi-douzaine de militants talibans ont pris d’assaut la base de l’armée afghane, avec l’aide de quatre talibans déjà infiltrés. Le carnage a duré 5 heures. Les talibans disent qu’ils ont tué 500 militaires, et certains témoins parlent d’un nombre de victimes bien supérieur à 140. Il est même possible qu’un ou deux attaquants aient réussi à s’en sortir indemnes.

Ce massacre est une très mauvaise nouvelle du point de vue américain. Les talibans ont déclaré que l’attaque était portée en représailles des meurtres de deux de leurs dirigeants dans le nord du pays, et la facilité avec laquelle ils ont procédé suggère qu’ils pourraient perpétrer beaucoup plus de ce genre de massacre, s’ils le souhaitaient. Comme le disent les talibans eux mêmes, le massacre ressemblait plus à un avertissement : « Ne tuez pas nos dirigeants comme ça, nous pouvons vous faire beaucoup plus mal que vous ne le pouvez. »

Vous pouvez vous rendre compte dans ces photos de l’AFP de la gravité de l’attaque. Mais ce sont des détails comme ceux-ci, qui font réaliser combien cela pourrait être pire, et le sera :

Ils portaient des uniformes de l’armée afghane, ont déclaré de nombreuses sources à l’AFP, alimentant des soupçons de complicité dans cette base de 30 000 militaires, où des instructeurs occidentaux sont parfois appelés dans le cadre de la formation, de l’assistance et de la mission de l’OTAN.

Au deuxième point de contrôle, un officier est devenu suspicieux, a déclaré la source, juste pour voir, trop tard, que deux militants déclenchaient leurs vestes suicide, pendant que le reste passait à toute vitesse pour se diriger vers la mosquée, placée à environ un kilomètre de l’entrée.

Ils connaissaient la base, a déclaré la source, soulignant la préparation méticuleuse impliquée – quatre d’entre eux y avaient été formés dans le passé et détenaient encore des passes valides.

Ils savaient que, dans la partie de la base vers laquelle ils se dirigeaient, les soldats n’étaient pas autorisés à porter une arme.

L’histoire afghane va de mal en pis depuis au moins 2007, si ce n’est avant, et rien de ce que nous avons tenté – du renforcement d’Obama à son retrait qui n’en était pas un ; du prétendu retrait de la Grande-Bretagne en 2014 à son faux retrait un an plus tard – rien ne semble fonctionner. (Remballer et quitter le pays une bonne fois pour toute est l’une de ces idées idéales, mais trop évidentes pour qu’un responsable de Washington puisse la considérer comme « crédible ».)

Rien que l’année dernière, un nombre record de 6 800 soldats et policiers de l’armée afghane, soutenue par les États-Unis, ont été tués, soit une augmentation de 35% par rapport à 2015. Et cette année commence sous de si mauvais auspices, que 2016 pourrait être nostalgiquement considérée comme une année pacifique. Au cours des deux premiers mois de cette année, en pleine pause hivernale talibane, 807 soldats de l’armée afghane ont été tués, un chiffre décrit comme «étonnamment élevé» par l’Inspecteur spécial du gouvernement américain pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR).

Et puis vint le massacre d’avril, la pire défaite de l’armée afghane depuis que nous avons envahi le pays en 2001, où seulement 10 combattants talibans ont été tués ou blessés, contre plus de 200 de nos soldats. C’est un signe clair que quelque chose tourne très très mal en Afghanistan, d’une manière horriblement familière, à la manière vietnamienne.

Seulement la moitié de l’Afghanistan est toujours sous le contrôle nominal du régime de Kaboul, celui soutenu par les États-Unis, et ce territoire continue à diminuer rapidement. Quand les choses vont mal, vous devez soit accepter la responsabilité de vos échecs et être tenu pour responsable – ou accuser une tête de Turc que tout le monde dans votre camp est déjà prêt à accepter. Beaucoup d’emplois et de contrats sont en jeu ici, sans parler des carrières militaires. Accepter la responsabilité et admettre l’échec est mauvais pour les carrières et mauvais pour le lobbying des entrepreneurs. Si vous souhaitez utiliser plus d’argent des contribuables, vous ne pouvez pas admettre que vous vous attaquez à une cause perdue : vous devez faire peur à Washington, leur faire penser qu’ils seront en difficulté s’ils ne mettent pas à disposition l’argent public.

Comme vous pouvez le deviner, pas besoin de sortir de Polytechnique pour trouver la tête de Turc. À l’heure actuelle, même votre chien saurait qui accuser : « La Russie fournit des armes aux Talibans, confirme un général étatsunien » titre le Washington Post du 24 avril.

En fait, le général américain en charge de l’Afghanistan, John Nicholson, n’est pas aussi préoccupé par cette affaire que le Washington Post l’aurait voulu, puisqu’il dit : « Nous continuons d’avoir des rapports sur ce soutien [russe]. » Donc le Washington Post a fait ce que tout bon presstitué fait aujourd’hui et s’est adressé directement à l’un de ses tant aimés « fonctionnaire américain anonyme » pour étaler citations et preuves.

Un haut fonctionnaire militaire étatsunien, qui a demandé l’anonymat pour parler de renseignements sur le sujet, a déclaré que les Russes ont augmenté leur approvisionnement aux talibans en matériel et armes légères au cours des 18 derniers mois. Le fonctionnaire a déclaré que les Russes ont envoyé des armes aux talibans, y compris des mitrailleuses moyennes et lourdes, sous le prétexte que le matériel serait utilisé pour combattre État islamique dans l’est de l’Afghanistan. Au lieu de cela, le fonctionnaire a déclaré que les armes réapparaissaient dans certaines provinces du sud de l’Afghanistan, y compris Helmand et Kandahar – deux zones avec peu de présence d’État islamique.

C’est un étrange et vaseux paragraphe plein d’affirmations péremptoires, comme le sont généralement toutes les déclarations anonymes que font ces militaires et responsables du renseignement. Donc des armes apparaissent dans la mauvaise province d’un pays qui est une zone de guerre et un véritable bazar aux armes légères depuis quatre décennies – et cela témoignerait des intentions russes ? Cela peut être vrai, mais c’est surtout une preuve étrangement faible, pour soutenir une telle accusation.

Environ une semaine plus tôt, le Washington Post a publié une autre de ces histoires de « Russie armant les talibans » qui tient le centre de notre récit médiatique sur l’Afghanistan ces derniers temps. Celui-ci a reçu un titre qui se lit comme une rage de gamin de trois ans :

« Pendant que les États-Unis regardaient ailleurs, la Russie et l’Iran ont commencé à prendre un plus grand rôle en Afghanistan. »

Si vous essayez vraiment de comprendre l’article, paragraphe par paragraphe, celui ci n’a presque aucun sens. C’est peut être plus le reflet d’une réalité de terrain compliquée qu’autre chose – mais le fait est qu’entre la thèse de l’article et son titre, seule chose que la plupart des gens lisent et se rappellent, il n’existe aucun rapport cohérent, mais seuls ceux qui vont effectivement lire l’article pourront s’en apercevoir.

En fait il paraît peu logique que la Russie passe une alliance sérieuse avec son ancien ennemi, les talibans, qui se sont alliés avec les séparatistes islamistes tchétchènes à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les ont accueillis et formés, et qui ont menacé l’allié le plus proche de la Russie en Asie centrale, le Tadjikistan. Il est encore moins logique que l’Iran chiite – un voisin de l’Afghanistan – se joigne à un groupe sunnite sectaire radical comme les talibans, qui ont mené une guerre sectaire brutale contre les chiites Hazara, ainsi que contre les Tadjiks de langue perse.

Ce qui est par contre logique, c’est que l’Iran et la Russie – qui ont soutenu l’invasion américaine initiale de l’Afghanistan en 2001, seulement pour la voir s’enferrer – se positionneraient activement pour l’inévitable moment où les États-Unis et l’OTAN sortiront pour de bon d’Afghanistan, et ce moment semble s’accélérer. Les États-Unis ont la mauvaise habitude de laisser le désordre dans les pays qu’ils « libèrent », puisqu’ils se retirent plein de griefs sur la façon dont les gens du pays ne les apprécient pas ou ne peuvent pas gérer leurs propres affaires ou, comme avec la Libye, sans regret d’avoir « foutu la merde ». L’Iran et la Russie sont voisins de l’Afghanistan, et la logique vous dirait que si vous avez perdu contre les moudjahidines dans les années 1980 et que l’Occident non plus ne peut pas les vaincre alors qu’il essaie depuis le début du siècle, alors il vaut mieux commencer à trouver des façons de travailler avec eux, car il est probable que vous allez vous trouver face à eux, d’une manière ou d’une autre.

Cela explique pourquoi la Russie et les talibans ont admis avoir tenu des discussions sur une solution politique. Certains, du côté russe, ont déclaré publiquement qu’ils pensent pouvoir travailler avec les talibans, car ceux-ci se sont transformés, passant d’un mouvement internationaliste islamiste à un mouvement purement nationaliste. Cela me paraît être un vœu pieux, s’ils le croient vraiment.

Il y a d’autres raisons pour lesquelles la Russie voudrait travailler avec les talibans : les soucis concernant les talibans menaçant le Tadjikistan, encore une fois; créer des problèmes pour les forces américaines là-bas, parce que la défaite dans la guerre laisse des blessures cruelles qui peuvent durer des décennies; avoir un effet de levier avec les talibans avant leur retour inévitable au pouvoir; avoir un effet de levier contre les États-Unis, qui peut être négocié plus tard pour un accord en Syrie ou en Ukraine, ou pour mettre fin aux sanctions… Mais le brouhaha à propos de la Russie « armant les talibans » me semble tiré par les cheveux et, jusqu’à présent, n’a été soutenu par aucune preuve, ni même par beaucoup de conviction du côté de l’armée américaine.

Crier à propos des Russes armant les talibans et s’alliant avec eux aide des gars comme John McCain et Linsday Graham à demander plus de soldats en Afghanistan, plus de dépenses budgétaires, plus d’armes, plus de rhétoriques style guerre froide. Il n’y a rien de secret à ce sujet : McCain et Graham ont publié une analyse dans le Washington Post, demandant plus de troupes en Afghanistan, en citant l’article sur l’alliance présumée des talibans et de la Russie comme preuve à l’appui. Comme une impression de déjà vu…

Il est également étrange de voir ces théories conspirationnistes, au sujet d’armes russes qui alimentent les bazars de Kandahar, alors que nous savons tous qui soutient les talibans : l’ISI, le service de renseignements pakistanais, avec le soutien financier des monarchies saoudiennes et du Golfe. L’ISI a nourri, formé, équipé et informé le mouvement taliban, de sa naissance dans les camps de réfugiés pakistanais, jusqu’à la conquête de la majeure partie de l’Afghanistan dans les années 1990; et les monarques saoudiens et du Golfe ont parrainé le tout. Ce n’est pas un grand secret. Il y a quelques mois, le New York Times a fait un grand exposé intitulé « Les Saoudiens financent les talibans, alors même que le roi soutient officiellement le gouvernement afghan ». Mais des histoires comme celles-ci ne sont que des bêtises, que tout le monde préfère oublier volontairement pour revenir à sa version de Pokémon Go, qui pourrait s’appeler « Poutinmon Go », jeu où tous les dirigeants de Washington et du complexe militaro-industriel courent dans tout l’Afghanistan, pour attraper des fantômes virtuels de Poutinmon…

Il y a aussi des doutes envers un autre sponsor possible : le Turkménistan, qui borde l’Afghanistan au nord-ouest. Avant le 11 septembre, le Turkménistan avait des relations amicales avec les talibans. Après le 11 septembre, ils ont vu où tournait le vent et ont arrêté leur soutien. Mais il y a quelques mois, Ismail Khan, le seigneur de la guerre qui contrôle plus ou moins Herat, a accusé le Turkménistan de renouveler ses anciens liens amicaux avec les talibans, d’armer le groupe, de lui donner refuge et de protéger ses commandants locaux.

Une évaluation honnête devrait aussi comparer le soutien de la Russie et de l’Iran aux talibans, si même il y en a un, avec le soutien offert aux talibans par nos alliés, comme le Pakistan et les régimes « modérés » du Golfe, ainsi que celui du Turkménistan, le régime le plus étrange sur terre. Pourtant, nous ne dirons rien de mal contre lui, parce que le Turkménistan est inamical avec les Russes depuis son indépendance de l’URSS. Et comme nous le voyons une fois de plus, pour la énième fois, la meilleure façon d’amener les naïfs des droits de l’homme à se ranger à vos côtés est de crier bien fort « Russie! », et vous obtiendrez le genre de « punition par sanctions » étendue au dernier dictateur européen, Loukachenko.

La véritable histoire ici pourrait être un réalignement plus vaste en train de s’opérer: les États-Unis se rapprochant de l’Inde, pour contrer la Chine dans le cadre du plutôt bancal « Pivot vers l’Asie » d’Obama – un réalignement qui pousse le Pakistan à se rapprocher de la Russie, pour la première fois. Mais j’expliquerai cela dans une prochaine publication sur ce blog. Je doute que le réalignement se fasse rapidement, malgré leurs tentatives; les liens entre l’armée pakistanaise, les services de renseignements états-uniens et anglais et les « modérés » du Golfe sont bien trop profond.

Mark Ames

Traduit par Wayan, relu par Nadine pour le Saker Francophone

 

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