Par Valentin Katasonov – Le 17 décembre 2015 – Source strategic-culture
Le monde est entré dans une phase chaotique. Selon des allégations récentes, les États-Unis auraient commencé à créer un chaos gérable à l’échelle mondiale. Mais les événements au Moyen-Orient ont dissipé l’illusion que l’instigateur de ce chaos soit capable de le gérer. Et ce chaos ingérable peut très bientôt submerger le monde de la finance internationale. Les États-Unis sont de nouveau coupables d’avoir inauguré un chaos financier ingérable, et la dette de $3 Mds de l’Ukraine à la Russie servira à provoquer l’avalanche.
Ce n’est pas une coïncidence si la mayonnaise monte au sujet de cette dette. Washington exploite délibérément celle-ci pour tenter d’infliger des dégâts à la Russie. La destruction finale de l’ordre financier mondial, établi lors de la conférence internationale de Bretton Woods en 1944, pourrait être une conséquence de la politique anti-russe.
Les États-Unis ont conçu le système monétaire de Bretton Woods, puis lui ont causé un grave dommage initial durant les années 1970 lorsque Washington a refusé l’échange de dollars en or. L’or a été démonétisé, le monde a basculé vers la monnaie de papier, et les taux de change fixes ont disparu. Les marchés financiers, ainsi que la spéculation financière, ont commencé à se développer à un rythme effréné, ce qui réduit de façon significative la stabilité de l’économie mondiale et de la finance internationale. Le chaos financier était déjà amorcé, mais à l’époque il était encore à un niveau gérable. Le Fonds monétaire international, qui a été créé en décembre 1945, est resté l’outil de gestion de la finance internationale.
Pourtant, aujourd’hui, nous sommes témoins de la destruction du FMI, qui menace d’augmenter l’instabilité de la finance mondiale. Le rôle du FMI dans le maintien d’un ordre financier relatif dans le monde ne consiste pas seulement en l’octroi de prêts et de crédits à des pays spécifiques, mais aussi dans le fait qu’il agit comme l’autorité finale qui écrit les règles du jeu pour les marchés financiers mondiaux. Après que les États-Unis – principal actionnaire du FMI avec environ 17% des votes au sein – ont embarqué ce dernier dans l’imbroglio ukrainien, cette institution financière internationale a été contrainte de violer ses propres règles, qu’elle avait développées et perfectionnées depuis des décennies. Les décisions récentes du Fonds ont créé un précédent pour un jeu sans règles, et il est presque impossible de calculer les conséquences pour la finance internationale.
La décision la plus récente de ce type a été annoncée le 8 décembre. Elle a été programmée pour coïncider avec la date d’échéance de la dette ukrainienne de $3 Mds à la Russie. Le 20 décembre Washington continue d’exhorter le gouvernement ukrainien à ne pas rembourser sa dette russe. Mais si Kiev ne parvient pas à rembourser ce qu’il doit, cela conduira presque automatiquement à un défaut souverain, et donc le FMI, en conformité avec les règles qui ont été mises en place depuis sa création, n’aura plus le droit de faire des prêts à l’Ukraine. Afin qu’il puisse continuer à accorder des prêt à l’Ukraine – un accord de prêt de $17,5 Mds avait été signé en avril 2015 – Washington a ordonné au FMI de réécrire ses règles, de sorte que, même si Kiev fait défaut sur ce qu’elle doit à Moscou, le FMI pourra encore lui prêter de l’argent. Le Fonds – toujours soumis – a obéi à cette demande en apparence irréalisable.
Aleksei Mozhin, le directeur du FMI pour la Fédération de Russie, a dit que le 8 décembre, le Conseil exécutif du Fonds a approuvé la réforme permettant d’accorder des prêts à un débiteur, même dans le cas d’un défaut sur sa dette souveraine. Tout le monde sait parfaitement que le Fonds a pris une telle décision révolutionnaire uniquement dans le but de soutenir le régime moribond de Kiev et pour embarrasser la Russie. Parlant aux journalistes, le ministre russe des Finances Anton Silouanov a déclaré: «La décision de changer les règles apparaît hâtive et partiale. Cela a été fait uniquement pour nuire à la Russie et légitimer la possibilité de Kiev de ne pas payer ses dettes.»
Il y a eu quelques décisions d’une nature aussi radicale dans l’histoire du FMI. Par exemple, en 1989, le Fonds a gagné le droit de faire des prêts à des pays, même si les bénéficiaires de ces fonds avaient encore des dettes impayées aux banques commerciales étrangères. Et en 1998, le Fonds a été autorisé à prêter aux pays ayant des dettes impayées sur leurs obligations souveraines détenues par des investisseurs privés. Toutefois, le remboursement des dettes aux créanciers souverains a toujours été un devoir sacré pour les clients du FMI. Les créanciers souverains sont les sauveurs de dernier recours, qui viennent en aide à des États refoulés par les prêteurs et les investisseurs privés.
Selon les règles du FMI, les engagements d’un État envers un créancier souverain (c’est-à-dire un autre État) sont tout aussi sacrés que les engagement envers le Fonds lui-même. C’est, peut-on dire, une pierre angulaire de la finance internationale. Et ici, nous voyons comment, lors d’une réunion ordinaire du Conseil d’administration du FMI, cette pierre angulaire a été précipitamment retirée de l’édifice de la finance internationale. Le ministre russe des Finances Anton Silouanov a attiré une attention particulière sur cet aspect de la décision du Conseil d’administration : «Les règles de financement des programmes du Fonds existent depuis des décennies et n’ont pas changé. Les créanciers souverains ont toujours eu la priorité sur les créanciers privés. Les règles ont souligné le rôle particulier des créanciers officiels, ce qui est particulièrement important en temps de crise, lorsque les prêteurs commerciaux se détournent des pays , les privant de l’accès aux ressources.»
La posture de soumission du Fonds et l’audace de son actionnaire principal, les États-Unis, apparaissent dans la façon dont la décision a été rapidement avalisée le 8 décembre, alors que, depuis cinq ans, Washington bloquait des réformes capitales pour réexaminer les quotes-parts des États membres et doubler le capital du Fonds. Selon Siluanov, étant donné la décision du Conseil d’administration du FMI, «l’absence de volonté de l’Amérique d’aborder la question de la ratification de l’accord de reconstitution du capital du FMI apparaît particulièrement grave, surtout lorsque que ce capital serait très utile pour résoudre les problèmes de la dette de l’Ukraine.»
Le 10 décembre, un rapport de 34 pages a été publié contenant les détails de la réforme qui avait été approuvée par le Conseil d’administration du FMI le 8 décembre. Selon ce document, certains de ces changements s’appliquent à la dette des créanciers souverains qui ne sont pas couverts par les accords du Club de Paris. Cependant, un pays débiteur doit répondre à un certain nombre de conditions afin de maintenir son accès aux fonds du FMI, y compris les «efforts de bonne foi» pour restructurer sa dette.
La référence aux «efforts de bonne foi» soulève un point très intéressant. Jusqu’à présent, Kiev n’a fait aucun effort dans ce sens en tant qu’état débiteur. Les déclarations du Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk ne comptent pas. Ce ne sont pas des tentatives d’«efforts de bonne foi» mais plutôt des ultimatum à la Russie, un créancier souverain : en d’autres termes, vous aurez à vous joindre aux pourparlers de restructuration que nous tenons avec nos créanciers privés, ou bien nous ne payerons rien du tout [mettant ainsi un État souverain sur le même plan qu’un créancier privé, NdT]. Il est aussi typique que ces déclarations ne sont même pas présentées par les voies officielles, mais ont été émises verbalement à la télévision. J’ai trouvé une déclaration de Iatseniouk particulièrement émouvante, quand il a affirmé qu’il n’avait reçu aucune proposition formelle de Moscou concernant la dette de l’Ukraine.
C’est quelque chose de nouveau dans les relations intergouvernementales en général et dans les relations monétaires et le crédit international en particulier. Presque depuis la naissance du FMI, une règle a existé (et existe encore), selon laquelle : a) toute initiative visant à modifier les conditions initiales d’un prêt doit venir du débiteur, pas du créancier ; et b) que l’initiative de la demande soit faite par écrit et transmise au créancier par des canaux officiels.
Si M. Iatseniouk ignore ces règles, peut-être les fonctionnaires du FMI pourraient-ils les lui expliquer. Cependant, rien de tout cela n’a été fait.
Revenons à la décision du 8 décembre. Que Kiev le veuille ou pas, si elle veut continuer à obtenir du crédit par le biais du FMI, l’Ukraine doit au moins faire preuve d’une tentative de négocier avec Moscou, son créancier. Il lui faut fournir les preuves d’«un effort de bonne foi», pour ainsi dire. Et en quoi consiste cette preuve ? Il doit y avoir au moins trois étapes : a) une demande officielle pour entamer des pourparlers et examiner les modalités de l’emprunt doit être rédigée et envoyée au créancier ; b) le débiteur doit recevoir une réponse officielle du prêteur ; et c) si le créancier accepte, des négociations doivent être tenues pour modifier les modalités.
Bien sûr, les négociations de Kiev avec ses créanciers privés concernant la restructuration de sa dette ont commencé presque immédiatement après le dernier accord de prêt du FMI, ils ont d’abord duré de mars 2015 à fin août 2015, et se sont ensuite prolongés jusqu’en octobre, ce qui signifie que la dette sur la restructuration a traîné pendant six mois.
Il ne faut pas oublier que la date limite pour rembourser la dette à la Russie, le 20 décembre, tombe un dimanche. Kiev a très peu de temps pour engager «un effort de bonne foi» et même, dans le meilleur des cas, pour gérer plus de deux des trois mesures que je viens d’énumérer. Il n’y a pas de temps pour la troisième et la plus importante étape, les négociations.
Il sera très intéressant d’entendre ce que le FMI aura à dire le lundi 21 décembre. Où trouvera-t-il la preuve des «efforts de bonne foi» de Kiev ? Ou bien attendra-t-il les ordres de son actionnaire principal ? Bien que le principal actionnaire ne soit pas réputé pour sa finesse mentale, il compense sa stupidité par des crises de nerfs.
Le 21 décembre promet d’être la journée la plus honteuse dans l’histoire du FMI, qui pourrait être suivie par la mort de cette institution financière internationale. Malheureusement, le FMI serait encore capable de faire sauter le système financier mondial avant sa propre mort, en utilisant la dette de l’Ukraine à la Russie comme détonateur. Bien sûr, Washington est le seul maître du jeu – le Fonds est simplement un jouet dans ses mains. Mais pourquoi Washington veut-il que cela se produise ? Strictement parlant, il n’y a même pas de Washington officiel qui veuille quoi que ce soit, mais les maîtres de l’argent (les principaux actionnaires de la Réserve fédérale), et chaque fonctionnaire de la Maison Blanche, du Trésor américain et d’autres agences gouvernementales américaines émarge sur la fiche de paie. Les maîtres de l’argent ont été contraints de se battre contre l’affaiblissement du dollar en utilisant des outils éprouvés – la création du chaos à l’extérieur des frontières de l’Amérique. N’importe quelle sorte de chaos fait l’affaire – politique, militaire, économique ou financier.
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Après la décision par le Conseil d’administration du FMI le 8 décembre 2015, qui a été prise dans le but de soutenir le régime en faillite de Kiev et de nuire à la Russie, certains experts financiers ont prudemment exprimé leur opinion selon laquelle il n’y aura bientôt plus de raison pour la Russie de rester au sein du FMI. Je ne peux que souscrire à leur position, bien que le retrait de la Russie du FMI serait une condition nécessaire mais pas suffisante pour renforcer l’État russe. La Russie doit encore créer une défense fiable contre le chaos financier mondial, qui, après le 21 décembre, deviendra rapidement ingérable.
Valentin Katasonov
Traduit et édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone