« Le piège américain » de Frédéric Pierucci


Un livre sur la guerre économique menée par les Etats Unis


Par Will Dunn − Le 18 décembre 2019 − Source NewStatesMan

En début d’année, un groupe de journalistes a été autorisé à pénétrer dans le bureau de Ren Zheng-fei, le fondateur et PDG de Huawei. Lorsque les photos de la visite ont été publiées sur Internet, les lecteurs ont rapidement remarqué le choix de lecture de Ren : une traduction en mandarin du livre Le Piège Américain, dans laquelle Frédéric Pierucci a utilisé l’expérience de son arrestation et de son emprisonnement aux États-Unis pour raconter l’histoire d’une longue et discrète guerre commerciale menée par les États-Unis contre le reste du monde. La lecture de ce livre a dû être pleine d’enseignements pour Zheng-fei, dont la société est au centre de tensions entre les États-Unis et la Chine et dont la fille, Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei, est actuellement assignée à résidence au Canada et risque d’être extradée vers les États-Unis pour fraude (ce qu’elle conteste). Mais comme Pierucci l’a découvert lui-même, l’agression d’entreprises étrangères par les États-Unis est une tendance établie.

Début 2013, Pierucci était invité à dîner au 57e étage de l’hôtel Marina Bay Sands à Singapour par son patron, Patrick Kron, alors PDG du géant industriel français Alstom. Parmi les cadres présents se trouvait Keith Carr, le directeur juridique du groupe. Carr et Pierucci ont brièvement évoqué « l’affaire Tarahan » : une enquête sur l’utilisation de « consultants » pour persuader des membres du gouvernement indonésien d’acheter des équipements Alstom afin de les utiliser dans leurs centrales électriques. La plupart des acteurs du secteur de l’énergie savaient que ces « consultants » soudoyaient des fonctionnaires, mais une enquête interne d’Alstom avait disculpé Pierucci lui-même de toute implication. Alors qu’ils sirotaient des cocktails, Carr a dit à Pierucci : « Vous n’avez absolument rien à craindre ».

Quelques semaines plus tard, Pierucci s’envolait pour New York pour un voyage d’affaires de routine. Il fut arrêté par des agents du FBI à sa descente d’avion et s’est retrouvé, pendant quelques heures, menotté à un mur et soumis à un interrogatoire. Encore sous le choc et le décalage horaire, il a été transféré dans une prison de haute sécurité, dans une cellule surpeuplé et sans fenêtres où les meurtres et les violences sexuelles sont monnaie courante, et on lui a dit qu’il risquait une peine maximale de 125 ans.

Pierucci a été inculpé en vertu de la loi sur les pratiques de corruption à l’étranger, qui permet au ministère de la justice (DoJ) de poursuivre des ressortissants étrangers pour des crimes – notamment de corruption – commis en dehors de sa juridiction. Si une entreprise emploie des personnes, négocie ses actions ou même stocke ses courriels (comme le fait presque tout le monde) aux États-Unis, le DoJ a le droit d’enquêter, d’emprisonner et d’infliger de lourdes amendes.

Les Américains savaient que Pierucci n’était pas le meneur des pratiques de corruption d’Alstom. Lorsque d’autres cadres d’Alstom ont été arrêtés et que le DoJ s’en est pris à la direction de l’entreprise, il est devenu évident que la liberté de Pierucci était devenue un instrument de chantage pour un accord. En avril 2014, après un peu plus d’un an de prison (sans avoir été ni condamné ni libéré sous caution), Pierucci a découvert la nature de cet accord. D’une télévision dans la salle commune de la prison, il a appris qu’Alstom avait accepté de vendre toute sa division énergie à General Electric (GE).

La France a un modèle d’investissement public dans l’approvisionnement énergétique dont le Royaume-Uni ne peut que rêver. Après le choc pétrolier de 1973, le pays a mis en œuvre le plan Messmer, un vaste programme de construction qui a permis de créer 56 centrales nucléaires. La France possède tellement d’énergie nucléaire bon marché qu’elle peut même en vendre à d’autres pays ; trois millions de foyers britanniques sont alimentés par l’électricité française. Mais en 2014, une grande partie de l’infrastructure nucléaire française – y compris les centrales elles-mêmes – est devenue propriété américaine. [Étonnant, c’est plus EDF qui possède les centrales, Alsthom ne fait que la maintenance même si c’est stratégique, NdT]

Pierucci et son partenaire en écriture, le journaliste d’investigation Matthieu Aron, ont élaboré un compte-rendu détaillé des machinations qui ont permis cet acte de « guerre économique ». On y voit des lobbyistes se frayer facilement un chemin depuis les bureaux de Barack Obama et d’Emmanuel Macron jusqu’à la salle du conseil d’administration de GE ; des auditeurs ne voyant que ce pour quoi ils sont payés ; des petits actionnaires voyant leurs investissements s’évaporer tandis que Patrick Kron, qui était le PDG de la société pendant la majeure partie de la période où Alstom soudoyait les marchés de l’énergie dans le monde entier, quitte l’entreprise avec les honneurs et un parachute doré de plus de 12 millions d’euros.

Au-delà du fait qu’il y a de la corruption partout et qu’elle n’est punie que lorsque cela est opportun, ce livre a quelque chose d’important à dire sur le monde d’aujourd’hui. Alors que Trump cherche à empêcher la croissance industrielle de la Chine en utilisant les droits de douane, une guerre commerciale plus subtile et plus efficace est menée depuis de nombreuses années. Tant sous les administrations républicaines que démocrates, les États-Unis cherchent à « déstabiliser », comme le décrit Pierucci, les grandes entreprises des autres nations. Des entreprises britanniques, françaises, suédoises, russes et allemandes ont payé des dizaines de milliards d’amendes lorsque les États-Unis ont étendu leur juridiction légale au monde entier. Les États-Unis ne sont pas non plus les seuls à mener ce combat : Carlos Ghosn, l’ancien PDG de Nissan-Renault, a été arrêté au Japon pour crime financier mais proteste contre le fait qu’il fasse l’objet d’une « conspiration » à motivation politique, alors que le Japon et la France se bousculent pour le contrôle de la production automobile.

Plus important encore, il confirme que si les hommes politiques se positionnent du côté du marché libre ou de l’État, il s’agit d’un mensonge. Aucun marché n’est totalement libre, et les deux sont toujours liés – parfois bien plus que ce que l’on pourrait imaginer.

Will Dunn

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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