Par Andreï Babitsky – Le 7 août 2016 – Rusvesna
Les tensions sociales, qui semblaient avoir pris fin au moment de la victoire complète et définitive du pouvoir soviétique dans les années 1920, apparaissent de nouveau à l’époque post-soviétique.
C’est une véritable guerre froide, du genre qui ne flamboie guère de conflits armés ouverts, mais on n’a pas besoin de regarder longtemps la réalité pour en déduire cette réflexion : le socium est visiblement divisé en deux. À savoir, ceux qui s’associent à l’URSS et ses acquisitions et ceux qui considèrent l’époque du règne communiste comme un échec infernal, un abîme au fond duquel la Russie s’est laissé choir durant le XXe siècle.
Ces deux approches élaborent chacune leur propre conception de la russité. Les premiers pensent que l’Union soviétique serait une des phases historique du peuple russe, pleinement réussie et nécessitant réhabilitation. Les autres affirment que le pouvoir athéiste qui s’essayait à une expérience sociale grandiose aurait détruit sans pitié les fondements nationaux de la culture russe.
Il n’y a aucune façon de concilier ces deux points de vue sur le monde russe. D’ailleurs, on n’y est pas obligé. Le fait même de l’existence de cette guerre civile froide démontre que la structure de la conscience collective russe est devenue complexe. De fait, cette conscience collective retrouve son intégrité dans une polyphonie inaccoutumée. Le voisinage de ces deux théories rivales et incompatibles ne permet à aucune d’elles de prétendre au statut de vérité incontournable qu’il convient de mouler dans une forme étatique achevée.
Ceux qui insistent pour dire que la Russie succède naturellement à l’Empire russe d’avant la révolution de 1917, en court-circuitant l’URSS, ne peuvent rien contre les partisans de l’époque communiste, car les rayer du discours politique n’est possible qu’au moyen de leur liquidation physique. Le contraire est aussi vrai : cette partie du socium qui considère l’URSS comme une structure idéale de société en est désormais réduite à partager la Russie avec des gardes-blancs convaincus, en acceptant non seulement le fait même de leur existence, mais aussi la nécessité de mener avec leurs adversaires idéologiques un dialogue paisible. Cette dichotomie-là se matérialise logiquement non seulement en une doctrine de conscience nationale russe, mais aussi à des niveaux différents.
Je ne prends en considération que ces deux groupes car pour les représentants de chacun d’eux la Russie est une valeur éternelle, contrairement au groupe soi-disant libéral qui nie le rôle positif de toutes les époques historiques du pays, sauf peut-être la démocratie de la république de Novgorod, traitée d’ailleurs d’une façon très spéciale. Pour les libéraux, tout ce qui est russe porte en soi le défaut primordial, de sorte qu’il ne peut retrouver un sens qu’en étant complètement retravaillé selon les normes de l’Occident conventionnel.
Cette polyphonie manifeste donc la particularité majeure de la Russie actuelle dans laquelle l’État n’accorde pas de prérogative à l’une des parties en privant l’autre du droit de s’exprimer et du statut de sujet politique. La polyphonie devient peu à peu une norme du mode de vie sociale. En 1993, lorsque Eltsine a ordonné de tirer sur le Parlement, la guerre est passée pendant un instant en phase chaude. Pourtant, après le changement du pouvoir en Russie, les vainqueurs de l’époque en sont restés pour leurs frais, et maintenant, en se retrouvant en minorité négligeable, ils rêvent aux images d’une révolution et d’une guerre civile, les deux étant devenues taboues une fois pour toutes dans la nouvelle conscience nationale russe.
Je suis sûr que la Russie, de nos jours, est un espace de contre-révolution active qui éteint toute impulsion de conflit civil. Je comprends l’indignation de la partie patriotique du socium devant l’inauguration du Centre Eltsine [Centre culturel et éducatif, ouvert à Iekaterinbourg, comprenant le Musée de Boris Eltsine. V. Poutine, D. Medvedev, ainsi que la veuve et la fille du premier président russe ont assisté à son inauguration le 25 novembre 2015. Les communistes exigent en contrepartie un Centre Staline. NdT], pourtant son interdiction symboliserait, à mon avis, un refus démonstratif et une justice arbitraire envers des dissidents et des hétérodoxes. Ils sont des citoyens russes, autant que les autres, ils ont donc droit à leur point de vue et à leur centre, construit aux frais du budget national.
L’utilité pratique d’une telle structure de société devient évidente lorsqu’on envisage la situation dans l’Ukraine voisine. Les tentatives d’assurer la dominance d’une seule idée (et peu importe laquelle) ont amené le pays à la désagrégation et à la guerre civile. Voilà pourquoi la Russie d’aujourd’hui − devenue une maison paternelle pour tous ses enfants, justes, injustes, gâtés, aux idées fausses ou sans aucune idée, nationalistes, libéraux, communistes − présente la seule construction étatique, sur toute l’étendue post-soviétique, capable d’une stabilité durable.
À la russité post-soviétique, qui par consensus civil a mis un terme définitif à la guerre inachevée entre les rouges et les blancs, une nouvelle qualité vient s’y ajouter depuis 2008 : en fait, pour la première fois, la Russie intervient sans restriction en faveur des siens, à savoir les Abkhazes et les Ossètes. Elle le fait sans se préoccuper des suites négatives tout à fait prévisibles qui, sur la balance du profit géopolitique, l’emportent sur n’importe quel avantage à une opération militaire visant à neutraliser l’agression géorgienne en Ossétie du Sud.
Cette aide désintéressée, qui a fortement ruiné les positions de la Russie dans ses relations avec le monde environnant, a transformé le pays, le faisant revenir à ses propres racines chrétiennes. Pour la première fois dans l’histoire de la nouvelle Russie, cet acte a démontré que dans la politique l’on peut se baser sur des normes morales, et pas sur le profit et l’intérêt. Par la suite, concernant la Crimée et le Donbass, la politique d’action musclée fondée sur la morale a été étendue dramatiquement.
Et le soutien extrêmement large à ces décisions par la population a démontré que la conscience nationale russe, même après avoir traversé l’époque d’une négation totale de la foi, est formée par les valeurs de la culture chrétienne qui imposent de prêter assistance à celui qui est persécuté injustement, de soutenir les faibles, de ne pas laisser les siens sans aide paternelle.
Certains peuvent objecter que les actions des dirigeants russes ne reposaient que sur un volontarisme fondé sur l’envie d’agir à leur guise et de démontrer leur force. Pourtant la symbiose frappante entre le pouvoir et la population, résultat de cette nouvelle politique d’intervention dans les affaires de voisins ayant perdu la tête, témoigne clairement que le pouvoir russe n’a fait qu’exprimer l’état d’esprit général, l’aspiration du socium russe à voir en son gouvernement un défenseur du peuple russe opprimé dans l’espace post-soviétique.
Pourtant cette politique extérieure, malgré de tels revirements, reste toujours un phénomène unique, faiblement lié à la politique intérieure dans laquelle des règles imposées au pays durant l’époque eltsinienne, pillardes et honteuses, persistent encore. Même si la société est radicalement disposée à définitivement abolir cet ordre imposé, le pouvoir tarde à y renoncer.
À en juger par des enquêtes sociologiques, la proportion de gens appréciant l’expérience soviétique et aspirant à la revanche sociale croît d’une façon dramatique. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une nostalgie de l’URSS. Beaucoup soit ne se connaissent pas cet État, soit ne s’en souviennent pas, soit déforment sa réalité avec le temps.
Tout simplement l’Union soviétique apparaît comme un symbole de relations sociales normales, cohérentes avec la conception russe de la justice, dans le cadre de laquelle il ne doit plus y avoir d’oligarchie s’étant approprié, on ne sait pour quelle raison, de la plupart des actifs industriels du pays et, par conséquent, d’un pouvoir économique énorme sur la Russie.
On comprend bien qu’un retour en arrière de la privatisation engendrerait un tas de difficultés et d’inconvénients et pourrait même entraîner des chocs sociaux. Mais le problème doit être résolu, d’une manière ou d’une autre, car vivre en faisant semblant que dévorer la communauté [«мироедение», « miroïédéniïé », terme imagé russe pour désigner l’exploitation et la réduction à la misère de la communauté traditionnelle russe, le « mir », par des capitalistes – « miroïèdes » – NdT] soit une pratique normale de l’activité économique, est repoussant pour le peuple russe et contre sa conscience.
L’aspiration à un nouveau modèle social, dans le cadre duquel seraient réalisées des normes morales prescrivant la fraternité et le sacrifice de soi, l’action populaire solidaire, le refus de l’obligation de consommer et du pouvoir total du capital, est la tendance sociale de ces dernières années. C’est aussi la prochaine tâche du pouvoir russe de réussir à réaliser ces aspirations sans scinder le pays ni provoquer de chocs sérieux.
Ce processus sera-t-il entamé par les dirigeants actuels de Russie, je l’ignore, mais le fait que le regret d’un ordre social juste devienne plus fort et plus profond chaque année suggère d’anticiper l’existence d’une barrière au-delà de laquelle un pouvoir, quel qu’il soit, ne pourrait ignorer les aspirations du nouveau peuple russe.
Andreï Babitsky
Traduit du russe par Roman, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone
Commentaire de Roman, le traducteur russe :
Commentaire du traducteur
Il y a des points que je tiens à préciser au lecteur francophone.
La propagande antirusse a pris l’habitude d’expliquer le chiffre du soutien populaire du Président Poutine en Russie variant de 83 à 89 % d’après les sondages de ces dernières années :
− soit par un niveau intellectuel et une conscience sociale des citoyens russes très bas, présentant la population russe comme un troupeau unanime de moutons lobotomisés par les médias d’État qui suivent aveuglement, sans réfléchir, son pâtre autoritaire ;
− soit par une dictature cruelle établie en Russie par ce vilain Poutine qui n’admettrait pour ses sujets aucune liberté d’expression sous peine d’un goulag (qui existerait toujours, selon ces « russologues »), car aucun président démocratique (c-à-d. occidental, car il n’y a que l’Occident qui détienne la vraie démocratie) ne pourrait jamais obtenir de tels chiffres de soutien ;
− soit par l’arrangement des résultats de ces sondages sous la pression de ce même diable de Poutine (si encore ces sondages avaient en fait eu lieu, car il serait fort probable que ces chiffres seraient dictés par l’Administration du Président) ;
− soit par la combinaison de ces trois arguments pourtant absolument contradictoires entre eux.
Or, il n’existe guère d’unanimité en Russie. Pourtant si, elle existe, mais pour une seule question (d’ailleurs cruciale), à savoir le rôle et la place de la Russie dans le monde. Son indépendance et sa souveraineté. Le droit à ses propres valeurs, à sa propre façon de vivre, et non imposées par quiconque.
À noter que du rôle dominant, on s’en fiche royalement. Pour dominer, il faut d’abord en avoir envie. Mais à quoi bon ? demanderait n’importe quel Russe dans la rue. Pour en faire quoi ? On a ras le bol d’une domination essayée par l’URSS ayant créé le camp socialiste (dont on n’a vu en Russie rien de bon), on n’en veut plus. Des ressources naturelles ? On en a plein, on a des décennies à venir pour les exploiter. Des territoires ? Mais vous plaisantez, regardez la carte du globe. Pourtant attention, on ne se laissera plus enlever une Crimée (qui était russe durant des siècles, sauf un laps de temps anecdotique de l’administration kiévienne sans valeur, et restera telle à jamais).
La question exacte de ces sondages est « Approuvez-vous l’activité du Président dans son ensemble ? » Les mots dans son ensemble («в целом») ont ici une grande importance. Oui, répondent 85 % des Russes en sous-entendant par une activité du Président dans son ensemble essentiellement sa politique extérieure, ainsi que ses efforts à consolider la base même de cette politique, à savoir les Forces armées dont le président russe est le Commandant en chef suprême, selon la Constitution. Sachant très bien que les soi-disant partenaires n’acceptent que la force en tant qu’argument, et les faibles, ils les mettent à genoux. Or, la Russie a été déjà à genoux durant les années 90, et elle ne le veut plus.
Donc ces fameux 85 % sont constitués par des rouges comme par des blancs, demeurant pourtant adversaires irréconciliables dans tout autre domaine. Le reste est constitué par des soi-disant libéraux, dissidents et autres marginaux.
Le paysage de la politique intérieure russe est tout à fait différent, comme l’auteur de l’article l’a bien montré.
Le parti pro-gouvernemental Russie unie (Единая Россия) qui dans les années 2000 avait pour tâche principale de soutenir le nouveau président, est en train de perdre sa puissance d’autrefois, vu la situation économique actuelle. Les stratégies économiques du gouvernement (qui demeure en grande partie libéral) qui étaient valables pour l’époque du prix exorbitant du pétrole sur le marché mondial, ne fonctionnent plus. Qui plus est, beaucoup de candidats proposés par le parti, aux postes les plus importants tels que les gouverneurs des oblasts, les maires des villes, ont depuis été rongé par la corruption jusqu’aux os, transformant leurs régions en leurs propres patrimoines où le pouvoir local, la police, les juges et leurs proches ont formé en fait des groupes criminels. Ce n’est pas pour rien que vers 2010 le peuple a surnommé ce parti le Parti des filous et des voleurs. À noter que Poutine n’est plus leader de ce parti, depuis 2012 il est dirigé par le premier ministre Medvedev. Dans la Douma d’État (chambre basse de l’Assemblée Fédérale, parlement russe) le parti possède actuellement (depuis 2011) 52,9 % de mandats de députés (à comparer à 70% de 2007 à 2011), mais les prochaines élections qui auront lieu dans un mois, ce 18 septembre, ont beaucoup de chances de priver le parti de la majorité absolue. D’autant plus qu’en mars dernier Poutine a destitué, d’une façon inattendue, le président de la Commission électorale centrale, Tchourov (accusé par plusieurs d’avoir participé, lors des élections de 2007 et surtout de 2011, quand le degré d’indignation du socium contre ce parti était le plus élevé, aux machinations qui ont justement permis à Russie Unie d’obtenir la majorité absolue des mandats), en le remplaçant par un personnage de loin plus fréquentable, l’ex-Défenseur des droits de l’homme en Russie, Ella Pamfilova.
En 2011 Poutine (premier ministre à l’époque) a proposé de créer un nouveau mouvement public, à savoir le Front de tout le peuple (Общенародный фронт, ОНФ), dont il est devenu en 2012, lors de sa première assemblée, le dirigeant. À noter que le FTP n’est pas un parti politique (donc ne participe pas aux élections comme tel), mais une large coalition populaire formée par les membres bénévoles de tous les partis et d’aucun parti. N’ayant aucun pouvoir officiel (sauf le mandat du FTP) et opérant sur tous les niveaux, fédéral comme locaux, les activistes du FTP sont devenus en quelque sorte des contrôleurs du peuple, en menant parfois leurs propres enquêtes officieuses dont les résultats sont ensuite transmis aux organes d’instruction, publiés dans les médias, etc. Le président est sans doute informé de cette activité et de ses principaux résultats.
Des multiples arrestations de hauts fonctionnaires − surtout des gouverneurs et des maires, mais aussi des ministres, tous accusés de corruption et de fraude − ont été effectuées en 2015-2016. Même le soi-disant cercle proche de Poutine n’est plus épargné : le 26 juillet dernier, le FSB a entrepris une perquisition dans le château suburbain de Bélianinov, chef du Service douanier fédéral depuis 2006 (qui a fait connaissance avec Poutine, semble-t-il, en Allemagne de l’Est dans les années 1980 et qu’on croyait de ce fait inamovible).
Tout cela suggère que Poutine envisage un changement radical de politique économique du pays en s’appuyant sur un consensus populaire, et pas sur un parti, surtout libéral, sympathisant de l’Occident et de ce fait opposé à toute réforme qui pourrait changer le modus vivendi de la richissime bureaucratie russe.
Roman Garev
Ping : Le peuple russe à l’époque post-soviétique – une opinionLe Public, journal politique, littéraire et quotidien | Le Public, journal politique, littéraire et quotidien