Le monde après Obama


Vijay Prashad

Par Vijay Prashad – Le 6 mars 2016 – Source Strategic Culture

Lorsque le président des États-Unis Barack Obama a accepté le prix Nobel de la paix en 2009, il a dit : «Peut-être la question la plus profonde entourant ma réception de ce prix est que je suis le Commandant en chef de l’armée d’un pays impliqué dans deux guerres.» Obama pensait aux guerres en Afghanistan et en Irak, bien que ce soit une réponse modeste. Les États-Unis avaient été impliqués dans bien plus de deux guerres. En 2001, George W. Bush avait engagé les États-Unis dans une guerre mondiale contre le terrorisme, à tout moment et en tous lieux. Les Forces spéciales étasuniennes et les drones avaient été impliqués dans des opérations de combat dans beaucoup plus que deux pays.

Aucun autre pays n’a une empreinte aussi vaste que les États-Unis. Il y a 800 bases militaires américaines dans 80 pays, des postes de garde disposés autour de la planète pour défendre les intérêts étasuniens. Ni la Chine ni la Russie n’atteignent les États-Unis en termes de puissance militaire. Avec la chute de l’Union soviétique en 1991, ceux-ci n’ont plus eu de concurrent sur la scène mondiale. C’était évident en Irak en 1991. Le manque de contrainte efficace sur les ambitions étasuniennes a contraint la direction des Nations Unies à justifier les guerres de l’Amérique. Après le fiasco de leur invasion de l’Irak en 2003, les États-Unis ont vu s’éroder leur légitimité. Les Nations Unies avaient été embrigadées pour adopter précipitamment une nouvelle mission, la doctrine de la responsabilité de protéger (R2P), qui proposait que les États membres de l’ONU puissent intervenir dans un conflit intérieur si des civils subissaient de graves préjudices.

Les guerres de Hillary Clinton

Quelle qu’ait été l’opinion personnelle d’Obama sur les guerres, il n’était pas entouré de non-violents. Il avait dit que l’invasion de l’Irak en 2003 avait été une «mauvaise guerre». L’attaque américaine de l’Afghanistan était, au contraire, une «bonne guerre». D’autres bonnes guerres pourraient être menées, en particulier si elles se déroulaient avec l’imprimatur de la R2P. La guerre en Libye de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (Otan), par exemple, était une attaque au nom de la R2P. Obama avait été réticent. Sa secrétaire d’État, Hillary Clinton, a beaucoup travaillé pour le convaincre de bombarder la Libye. Comme la conseillère de Hillary Clinton, Anne-Marie Slaughter, l’a écrit dans un e-mail daté du 19 mars 2011 : «Je n’ai jamais été plus fière d’avoir travaillé pour faire changer d’avis [le président] à ce propos.» Hillary Clinton a répondu trois jours plus tard : «Continuez à croiser les doigts et priez pour un atterrissage en douceur, pour le bien de tout le monde.» La Libye, qui était la guerre de Hillary Clinton beaucoup plus que celle de Nicolas Sarkozy, a commencé comme une bonne guerre, qui est devenue mauvaise peu après.

Hillary Clinton est la candidate démocrate pressentie pour succéder à Obama. L’un de ses arguments, pour sa candidature, est qu’elle dépasse les autres candidats du parti sur le plan de l’expérience en matière de politique étrangère. Mais que vaut cette grande expérience ? La partie la plus importante de son curriculum vitae est qu’elle a passé quatre ans comme secrétaire d’État pendant la première présidence d’Obama. Des moments importants de sa carrière montrent comme elle a sapé les intérêts démocratiques d’autres pays au nom des intérêts planétaires des États-Unis. En 2009, le département de Hillary Clinton a joué un rôle actif dans le coup d’État contre Manuel Zelaya, le président démocratiquement élu du Honduras. Le mécontentement en Amérique latine n’a pas dissuadé Hillary Clinton, qui voulait précipiter de nouvelles élections sous le gouvernement issu du coup d’État pour «rendre la question de Zelaya sans objet», comme elle l’a écrit dans son autobiographie. Le coup d’État a envoyé un message à toute l’Amérique latine : les États-Unis n’avaient pas oublié qu’ils agiraient au nom des intérêts commerciaux et militaires contre toute contestation du statu quo.

Un coup d’État feutré

L’année suivante, elle a joué un rôle important dans la démission de Yukio Hatoyama, le Premier ministre démocratiquement élu du Japon. Hatoyama avait gagné un mandat pour supprimer la base étasunienne d’Okinawa. Elle s’est rendue au Japon lorsque Hatoyama essayait de tenir sa promesse. Elle a exercé des pressions contre la suppression de la base en ravivant le mécontentement régnant dans la classe politique. Un des alliés de Hatoyama a rompu avec lui. Il a démissionné quelques semaines après le départ de Hillary Clinton du Japon. C’était un coup d’État feutré. La guerre en Libye en 2010 a été l’expérience la plus forte de Hillary Clinton. Lorsque le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a été tué aux environs de Syrte, elle a déclaré : «Nous sommes arrivés, nous avons vu, il est mort.» C’était une exhibition impitoyable du pouvoir des États-Unis. C’est une fenêtre sur la manière dont elle gouvernerait en tant que présidente : avec une poigne de fer contre toute contestation de la puissance étasunienne.

Hillary Clinton est l’indicateur de la vision qu’a l’establishment étasunien de son autorité et de son besoin de diriger un programme pour le monde. Le républicain le plus proche d’elle est Marco Rubio, le jeune sénateur cubano-américain de Floride. Rubio et Hillary Clinton croient tous deux que les États-Unis sont un pays d’exception et que sans leur prédominance, le monde sombrera dans le marasme. Elle adore qualifier les États-Unis de «nation indispensable» et souligne que peu de problèmes dans le monde «peuvent être résolus sans les États-Unis». «Il n’y a qu’un pays sur la terre, a déclaré Rubio en 2014, qui soit capable de rallier et de réunir les peuples libres sur cette planète afin de résister à l’expansion du totalitarisme.» Seuls les États-Unis peuvent faire ces choses. D’autres sont dangereux en soi. La Chine et la Russie, pour Rubio et Hillary Clinton, sont des menaces vitales. «Un bandit à Moscou ne menace pas seulement l’Europe, a déclaré Rubio avec force l’an dernier, mais il menace de détruire et de diviser l’Otan.» Hillary Clinton, en tant que secrétaire d’État, a comparé Vladimir Poutine à Adolphe Hitler. L’establishment est engagé à lutter contre la Russie. Il existe un large consensus à ce propos. (Voir l’ouvrage de Diana JohnstoneQueen of Chaos.)

Si la Russie peut facilement être décrite comme une menace inquiétante, l’establishment étasunien est beaucoup plus prudent à propos de la Chine. Hillary Clinton et Rubio admirent tous deux l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger, qui préconise, dans son livre sur la Chine, la collaboration entre les deux puissances. La confrontation ne vaut pas la peine, étant donnée l’interpénétration des économies étasunienne et chinoise. Sur Cuba et le Vietnam, Rubio a dit que l’engagement n’a pas apporté la liberté à ces pays. Lorsqu’il a été questionné sur la Chine, il a affirmé: «Du point de vue géopolitique, notre approche de la Chine doit, par la force des choses, être différente de Cuba.» Ce sont les mots par la force des choses qui indiquent la prudence de Kissinger. L’an dernier, Hillary Clinton a hérissé quelques plumes à Beijing lorsqu’elle a posé des questions sur l’engagement des dirigeants par rapport aux droits des femmes. Mais cela ne définit pas ses relations avec la Chine, qui sont beaucoup plus pragmatiques – en concordance avec les intérêts commerciaux étasuniens. Le cliquetis des épées est mauvais pour ces intérêts, qui préfèrent un meilleur accord à un drame en haute mer.

L’isolationnisme républicain

Si Rubio et Hillary Clinton reflètent l’establishment sur les questions de la guerre et du commerce, le candidat républicain à la présidence Donald Trump parle de la politique étrangère depuis une position qui lui est propre. En surface, Trump semble être un isolationniste, quelqu’un qui veut que les États-Unis se retirent de leurs engagements dans le monde. Il veut construire un gigantesque mur tout autour du pays et utiliser la puissance aérienne pour discipliner les populations dans le monde. Ted Cruz, un fanatique religieux, a tenu des commentaires génocidaires sur cette utilisation de la force aérienne. Il a déclaré qu’il voulait bombarder État islamique (EI) et le faire tomber dans l’oubli pour savoir «si le sable peut briller dans le noir». Trump a dit que ses soldats tremperaient leurs balles dans du sang de porc pour exécuter les musulmans. Ce sont des discours féroces. Mais en même temps, Trump a attaqué la guerre de George W. Bush de 2003 en Irak, disant que c’était «une grande, une énorme faute, d’accord ?»

Trump et Cruz sont incohérents dans leur isolationnisme. Ils n’aimeraient pas empêtrer les États-Unis dans des guerres et pourtant ils sont impatients de bombarder leurs adversaires. Leur isolationnisme est également anachronique. L’armée des États-Unis n’est pas seulement répartie à travers le monde, mais son gouvernement se voit lui-même comme le gendarme du monde. Ce rôle de gendarme est enraciné dans le maintien d’une série de relations commerciales et financières dans le monde. En d’autres termes, la présence militaire étasunienne définit les conditions de la puissance économique des États-Unis, sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du Fonds monétaire international (où les États-Unis ont été heureux d’appuyer un second mandat pour Christine Lagarde). Un véritable isolationnisme devrait rompre avec une politique étrangère qui protège les intérêts à l’étranger des entreprises et des milliardaires transnationaux basés aux États-Unis. Mais les isolationnistes républicains voudraient les bénéfices de la puissance militaire sans son exercice. C’est le cœur de leur confusion.

Le candidat démocrate Bernie Sanders partage les vues de Trump sur la guerre d’Irak, mais arrive à l’origine de la puissance depuis une perspective différente. Sanders a dit que les États-Unis «ne peuvent pas et ne devraient pas être le gendarme du monde». C’est une rupture avec le consensus. Lorsqu’il parle du pouvoir de Wall Street dans le pays, Sanders est tout à fait clair. Il n’est pas aussi clair publiquement, cependant, sur les liens entre le commerce et les avantages financiers gagnés par les États-Unis à partir de leur empreinte militaire autour de la planète. La seule manière de vraiment retirer la puissance étasunienne serait de reconnaître aussi que cela signifie que les États-Unis n’auront pas plus longtemps des avantages financiers et commerciaux débridés sur toute la planète. Il y a quelque chose de prophétique dans la voix de Sanders quand il fulmine contre Wall Street et les milliardaires. Mais quand il parle du monde, il s’embrouille. Ce n’est pas, comme Hillary Clinton l’insinue, par manque d’expérience de sa part. Les autres candidats à la succession d’Obama sont unis sur la position voulant que la puissance des États-Unis doit rester intacte. Sanders semble suggérer que l’ère de leur puissance doit finir. C’est seulement qu’il ne parvient pas lui-même à le dire.

 Article original publié sur frontline.in

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Ludovic pour le Saker francophone

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