Les forces globalistes sont mobilisées pour gagner une dernière bataille dans cette » longue guerre « , cherchant à frapper partout.
Par Alastair Crooke – Le 15 mars 2021 – Source Strategic Culture
Dans The Revolt of the Public [La révolte du public], Martin Gurri, un ancien analyste de la CIA, affirme que les élites occidentales connaissent un effondrement de leur autorité dû à l’incapacité de faire la distinction entre la critique légitime et ce qu’il appelle la rébellion illégitime. Une fois que le contrôle du mythe justificatif de l’Amérique a été perdu, le masque est tombé. Et la disparité entre le mythe et le comportement publique de celle-ci n’est devenue que trop évidente.
En 2014, Gurri prévoyait déjà que l’Establishment allait rétorquer en prétendant que toutes les preuves du mécontentement public qu’on leur montrait n’étaient que des mensonges et de la désinformation. L’Establishment serait, selon Gurri, tellement enfermé dans sa « bulle » qu’il serait incapable d’accepter la perte de son monopole sur sa propre « réalité » inventée. Ce déni de l’Establishment se manifesterait, selon lui, de manière autoritaire, délirante et maladroite. Ses prédictions ont été confirmées par la dissidence Trumpiste, dénoncée comme une menace pour « notre démocratie », et pourtant confrontée à une censure des médias et des plateformes sociales. Une telle réponse n’a donc fait que confirmer les soupçons du public, enclenchant ainsi un cercle vicieux de « méfiance et de perte de légitimité », conclut Gurri.
Telle est l’idée maîtresse de Gurri. Cependant, la caractéristique la plus frappante de ce livre est qu’il semble parfaitement correspondre à l’ère qui allait venir [en 2014], celle de Trump et du Brexit – et à l’impulsion « anti-système » qui les sous-tend. En Amérique, c’est cette impulsion qui a trouvé Trump, et non l’inverse. Le point essentiel ici est que l’Amérique ne perçoit plus les Rouges [les Républicains] et les Bleus [les Démocrates] comme les deux ailes dépliées de la démocratie libérale. Pour environ la moitié des Américains, le « système » est truqué en faveur des 0,1% qui en profitent, et en défaveur du peuple.
Le point clé ici est sans doute de savoir si le Grand Reset des élites – qui consiste à se réinventer en tant que leaders des valeurs « relookées » du libéralisme, recouvertes par une post-modernité nouvellement mise à jour, dirigée par l’IA et les robots – a des chances de réussir, ou pas.
La poursuite de l’« occidentalisation » du globe – principale composante de l’« ancien » mondialisme libéral – bien que ternie et largement discréditée, reste obligatoire, comme le montre clairement le raisonnement convaincant récemment avancé par Robert Kagan : En l’absence du mythe justifiant « l’implantation de la démocratie dans le monde » autour duquel l’empire s’étend, la logique morale de toute cette entreprise commence à s’effondrer, affirme Kagan (avec une franchise surprenante). Il prétend donc que l’empire américain à l’étranger est bien nécessaire – principalement pour préserver le mythe de la « démocratie » à l’intérieur du pays. Une Amérique qui perdrait son hégémonie mondiale, affirme-t-il, ne posséderait plus la cohésion nécessaire pour préserver la démocratie libérale chez elle.
Gurri est ambivalent sur la capacité de l’élite à tenir bon. Il affirme à la fois que « le centre ne peut pas tenir », mais ajoute ensuite que la périphérie n’a « aucune idée de ce qu’il faut faire ». Des révoltes publiques exploseraient mais sans être soutenues par des plans cohérents, poussant la société dans des cycles interminables d’affrontements à somme nulle entre des autorités myopes et des sujets de plus en plus furieux. Il appelle cela une « paralysie due à la méfiance », où des groupes de population peuvent « neutraliser, mais pas remplacer le centre » et où « les groupes sociaux peuvent protester et même renverser, mais pas gouverner ».
Il peut y avoir une part de vérité dans cette dernière observation, mais ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis n’est qu’une « bataille » (bien qu’elle soit essentielle) dans une guerre stratégique plus longue, qui remonte à loin. La notion de Nouvel Ordre Mondial n’est pas nouvelle. Imaginée par les mondialistes aujourd’hui comme hier, elle reste un processus téléologique « d’occidentalisation » du globe (valeurs universelles occidentales), poursuivi sous la rubrique du modernisme (scientifique).
La particularité de l’actuelle Grand Reset réside toutefois dans le fait qu’il s’agit d’une version ultérieure, plus actualisée, des valeurs occidentales – et non des mêmes valeurs occidentales qu’hier. L’odeur du colonialisme a été exorcisée du projet impérial et cachée derrière le lancement d’une guerre contre la « suprématie blanche » et l’injustice raciale et sociale. Le leadership mondial a été reformulé pour « sauver la planète » du changement climatique, sauver l’humanité de la pandémie et nous protéger tous de la crise financière mondiale à venir. Du vrai lait maternel. Qui pourrait résister à un programme aussi bien intentionné ?
L’actuel Grand Reset est un processus de métamorphose – un changement dans les valeurs et le paradigme occidentaux. Comme l’écrit le professeur Douguine : « Et c’est important – il s’agit d’un double processus visant à actualiser l’Occident lui-même – et [en même temps] à projeter cette version actualisée vers le monde extérieur. C’est une sorte de combinaison postmoderne de l’Occident et du Moderne ».
Mais son essence – la racine de cette lutte méta-historique – a toujours été l’ordre mondial, la société ouverte axée sur la désolidarisation des humains de toute forme d’identité collective. Tout d’abord sa désolidarisation, au temps de l’homme de la Renaissance, de la notion de microcosme interpénétré dans un vaste macrocosme vivant qui l’entoure (cet objectif a été largement atteint grâce à l’avènement du scientisme empirique) ; puis son découplage du catholicisme latin (via l’individualisme protestant) ; et dernièrement, sa désolidarisation de l’État-nation séculaire (via le mondialisme). Enfin, nous arrivons à la « phase tardive » de cette mue – son détachement de toute identité et histoire collective, y compris son ethnicité et son sexe (qu’il devra désormais définir par lui-même).
C’est le passage à un nouveau type de libéralisme, qui fait du genre et de l’identité une fluidité totale et liquide. Ce dernier aspect n’est pas accessoire, ou un simple ajout, c’est « quelque chose » d’essentiellement intégré à la logique du libéralisme. Cette logique est inéluctable. Et la fin logique ultime à laquelle elle mène ? Eh bien, à la désincorporation du soi subjectif dans le transhumanisme. (Mais n’allons pas dans cette direction ; elle est sombre – c’est-à-dire qu’être humain, c’est imposer le subjectif à l’objectif – « Nous devons libérer les objets des sujets, de l’humanité, et explorer les choses telles qu’elles sont – sans l’homme, sans être un outil de l’homme »).
Et ici la perspicacité de Gurri devient saillante : Le plan est hors de contrôle, et devient progressivement de plus en plus bizarre. L’époque unipolaire américaine est « terminée ». Elle subit des oppositions de toutes sortes, tant à l’étranger qu’à l’intérieur du pays. Les impulsions conservatrices et traditionnelles ont réagi contre ce programme idéologique radical et, surtout, la crise financière de 2008 et le quasi-effondrement du système ont annoncé aux élites la fin prochaine de l’hégémonie financière des États-Unis et, par conséquent, de la primauté de l’Amérique. Cela a entrainé une période critique.
Maintenant ils sont dans une impasse cruciale. Quand ils parlent de Reset, cela signifie un retour forcé à la poursuite de leur agenda. Mais ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Tout semblait presque prêt à se mettre en place il y a vingt ans ; pourtant, aujourd’hui, l’Establishment doit se battre pour chaque élément de sa stratégie car partout il rencontre une résistance croissante. Et ce n’est pas une résistance insignifiante. Rien qu’en Amérique, quelque 74 millions d’Américains rejettent la guerre culturelle qui est menée contre eux.
Fyodor Dostoevsky a bien décrit dans Les Démons la conséquence de toute cette rupture de sens, telle qu’elle a été découverte aux niveaux les plus profonds de la psyché humaine collective. La transcender ? On ne peut pas tout simplement s’en débarrasser. Le désir de donner du sens, de savoir qui nous sommes, est profondément ancré dans la psyché humaine. Dans Les Démons, il montre que nier et rejeter cela ne mène qu’à une violence gratuite (y compris le viol d’enfants), une destruction cynique et à d’autres comportements pathologiques extrêmes.
À l’origine, Dostoïevski envisageait Les Démons comme une polémique politique, mais, horrifié par les reportages sur l’orchestration d’un meurtre politique inutile par un leader nihiliste russe, il a romancé l’histoire, dans l’espoir de montrer comment les libéraux laïques russes des années 1840, sensibles, bienveillants et bien intentionnés, avaient préparé le terrain à la génération de leurs enfants, dans les années 1860, composée d’enfants radicalisés, obsédés par leur idéologie et déterminés à détruire le monde.
Dans un sens, l’exploration par Dostoïevski de la psychologie des Russes libéraux laïques des années 1840 (qui ont transmis leurs critiques de l’establishment à la génération suivante) était en quelque sorte le précurseur de la génération Woodstock des années 1960 – une jeunesse gâtée et voulant vivre, en quête de sens et de transcendance par rapport à l’ennuyeuse « réalité », par la musique, le sexe et les drogues. Tous deux ont donné naissance à une génération d’enfants en colère, animés par la haine d’un monde qui conspire sans cesse à contrarier leur vision de ce que les choses « devraient être ».
Si l’on demandait à Dostoïevski pourquoi la culture occidentale est piégée dans une dynamique oscillant entre le libéralisme et le radicalisme nihiliste depuis environ deux siècles sans que l’on puisse en voir la fin, il répondrait probablement que c’est à cause de notre déconnexion des niveaux les plus profonds de ce que signifie être un humain. Cette perte de connexion crée inévitablement des pathologies. (Carl Jung est arrivé à la même conclusion).
Alors, le Reset se réalisera-t-il ?
Les élites s’accrochent toujours à l’occidentalisation du monde (« America is back » – bien que personne ne soit très enthousiaste à cette idée). Les obstacles sont nombreux et croissants. Obstacles et crises à l’intérieur du pays – où Biden perd visiblement son autorité. Le processus décisionnel américain semble dépourvu d’un « président », ou plutôt d’un maître du jeu qui assume son rôle. Qui est en charge de la politique étrangère ? On ne sait pas très bien. Et l’Amérique elle-même est irréconciliablement divisée et affaiblie. Mais aussi, pour la première fois, les États-Unis et l’UE sont de plus en plus perçus à l’étranger comme incapables de gérer les affaires les plus simples.
Néanmoins, l’appel aux armes des globalistes est évident. Le monde a clairement changé au cours des quatre dernières années. Les forces globalistes sont donc mobilisées pour gagner la dernière bataille dans cette « longue guerre » – en cherchant à frapper partout. Vaincre Trump est le premier objectif. Discréditer toutes les variétés de populisme européen en est un autre. Les États-Unis pensent pouvoir imposer une défaite psychologique, technologique et économique cuisante à l’alliance Russie-Chine-Iran. Dans le passé, l’issue en était prévisible. Cette fois, l’Eurasie pourrait très bien se dresser solidement contre une Océana affaiblie (et une Europe pusillanime). Cela ébranlerait le Léviathan jusque dans ses fondations. Qui sait ce qui pourrait alors émerger des ruines de sa post-modernité.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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