Par Dmitry Orlov – Le 7 juin 2016 – Source Club Orlov
J’ai récemment écrit au sujet de la progression des taux d’intérêt de positifs à nuls (depuis 2008) et, enfin l’apparition des taux d’intérêt négatifs. Et je posais à mes lecteurs une simple question : comment les taux d’intérêt négatifs peuvent faire sauter le système financier? Apparemment, aucun d’entre vous ne connaissait la réponse. Maintenant, je dois avouer pour commencer que je ne connaissais pas la réponse non plus, ce qui était la raison pour laquelle je posais la question, et mes premières tentatives pour la trouver ont été un peu hésitantes. Mais maintenant, après y avoir réfléchi, je crois avoir trouvé la réponse, et c’est…
Mais d’abord, revenons un peu en arrière pour répondre à plusieurs questions préliminaires:
- Pourquoi les taux d’intérêt zéro sont-ils devenus nécessaires?
- Pourquoi les taux d’intérêt négatifs sont-il maintenant nécessaire?
- Et pourquoi les taux d’intérêt négatifs sont-ils vraiment une excellente idée?
Si vous ignorez certaines conséquences imprévues au point 3 (ce qui est ce le cas de tout le monde tout le temps, en fait, il ne faut pas vous en soucier pour l’instant).
1. Les taux d’intérêt sont descendus à zéro parce que la croissance économique est tombée à zéro. Si vous vous demandez maintenant pourquoi c’est arrivé, il vous suffit de googler Halte à la croissance en cliquant sur ce lien. (Un avis public au sujet de la fin prévue de la croissance a été exposé au bureau de planification global il y a quatre décennies. Ce n’est pas la faute de quelqu’un d’autre si les gens de cette planète ne s’intéressent pas aux affaires mondiales. Je veux dire : sérieusement…)
Les taux de croissance et les taux d’intérêt sont liés : un taux d’intérêt positif est à peine plus qu’un pari que l’avenir sera plus grand et plus prospère, ce qui permet aux gens de payer leurs dettes avec intérêt. Ce point est évident : si votre revenu augmente, il devient plus facile de rembourser vos dettes; s’il stagne, cela devient plus difficile; s’il se rétrécit, cela devient finalement impossible.
Oui, vous pouvez pinailler et couper les cheveux en quatre, et prétendre qu’il y a encore une certaine croissance. Mais dans les pays développés, la plus grande partie de cette croissance n’a été que manigances financières, alimentées par une explosion de la dette, et la plupart des avantages de ce bout de croissance est tombée dans la poche des plus riches, le 1%. De fait, elle n’a à peu près rien apporté aux autres. Cette croissance a-t-elle aidé à soutenir une classe moyenne nombreuse, stable et prospère ? Non, elle ne l’a pas fait.
En fait, les salaires aux États-Unis, qui étaient autrefois la plus grande économie du monde, stagnent depuis des générations. En réponse, la Réserve fédérale a réduit continuellement les taux d’intérêt, jusqu’à ce qu’ils atteignent zéro en 2008. Et ils y sont restés depuis. Mais maintenant, il se trouve que ce n’est pas assez. Si la Réserve fédérale veut garder la partie en cours, elle doit faire plus, parce que…
2. Une fois que vous êtes confronté à une économie en décroissance continue, maintenir les taux d’intérêt à zéro ne suffit pas à prévenir l’effondrement financier. Les taux d’intérêt doivent descendre en terrain négatif.
Voici seulement quelques exemples particulièrement frappants.
L’Australie a amassé une énorme pile de dette, de plus de 120% du PIB, et la plus grande partie est une dette hypothécaire due à la surévaluation des biens immobiliers. Maintenant que l’économie de l’Australie, qui a été tirée par les exportations de matières premières vers la Chine, est en stagnation, une grande partie de cette dette est transformée en prêts à intérêts seulement, parce que les Australiens n’ont plus l’argent pour rembourser le principal du prêt. Mais que se passe-t-il s’ils ne peuvent même plus assurer le paiement des intérêts ? La solution évidente est de refinancer leurs prêts hypothécaires avec un intérêt à 0 % ; problème résolu! Bien sûr, comme les conditions se détériorent davantage, les Australiens vont finir par être incapables de payer les taxes et les services publics. Les taux d’intérêt négatifs arrivent à la rescousse! Refinançons à nouveau à taux d’intérêt négatif. Cela implique que maintenant les banques vont les payer pour vivre dans leurs maisons hors de prix.
Un autre exemple : les compagnies d’énergie (pétrole et gaz) aux États-Unis ont accumulé un fantastique tas de dette. Tout cet argent a été aspiré dans le développement de ressources marginales et très coûteuses, telles que les pétroles de schiste et l’offshore profond. Depuis lors, les prix de l’énergie ont chuté, ce qui rend tous ces investissements non rentables et réduit considérablement les recettes. En conséquence, les sociétés d’énergie aux États-Unis sont à quelques mois de devoir dépenser la totalité de leur chiffre d’affaires en paiements d’intérêts. La solution, bien sûr, est de leur permettre de rouler leur dette avec les taux à 0 %, et si vous voulez qu’ils recommencent les forages (leur production diminue d’environ 10 % en rythme annualisé), alors s’il vous plaît, mettons en place les taux d’intérêt négatifs.
3. Vous commencez à voir comment cela fonctionne? Alors qu’auparavant il fallait faire attention en s’endettant et avoir un plan pour gérer le remboursement, avec des taux d’intérêt négatifs, vous n’avez plus à vous en inquiéter. Si votre dette vous rapporte, alors plus de dette est toujours mieux que moins de dettes. Cela n’a plus d’importance que l’économie se contracte en permanence, parce que maintenant vous pouvez être payé, rien que pour vous tourner les pouces!
Mais y a-t-il des conséquences imprévues aux taux d’intérêt négatifs ? Les conséquences involontaires sont difficiles à imaginer, et la plupart des gens se font mal à la tête rien qu’en essayant. Comment peut-il en résulter qu’une énergie nucléaire propre et abondante finira par polluer la planète entière avec des radionucléides à vie longue, que les taux de cancer monteront jusqu’au ciel ? Comment se peut-il que de merveilleuses semences génétiquement modifiées vont nous rendre malades et infertiles en quelques générations ? Et comment se peut-il que l’ingénieuse technologie de l’informatique mobile ait transformé nos enfants en zombies, qui sont constamment collés à leur smartphone comme des somnambules de la vie? Il est difficile de penser à tout cela sans prendre quelques pilules du bonheur; et comment se peut-il que la prise de ces pilules du bonheur… Vous voyez l’idée.
La conséquence inattendue des taux d’intérêt négatifs est qu’ils détruisent l’argent. C’est vrai dans un sens tout à fait trivial : si vous déposez x dollars à –p % par an, un an plus tard, vous n’aurez que x*(1–p) dollars parce x*p dollars auront été détruits. (Dans le cas où vous préférez compter sur vos doigts et vos orteils, si vous déposez 10 $ à –10 % par an, alors un an plus tard, vous aurez seulement 9 $ parce que 1 $ a été détruit.) Mais ce que je veux dire est quelque chose d’un peu plus profond : les taux d’intérêt négatifs érodent le concept même de l’argent.
Pour en comprendre la raison, nous devons poser une question un peu plus fondamentale : qu’est-ce que l’argent ? Je pense que l’argent est le culte du dieu Mammon. Regardez les symboles suivants:
€ $ ¥ £
Est-ce qu’ils ne ressemblent pas à des symboles religieux? En fait, voilà ce qu’ils sont : ils sont les symboles de la foi dans l’argent. Ils sont également des unités sans dimension, d’un genre particulier. Il y a quelques unités assez adimensionnelles en mathématiques et en sciences, telles que π, e, %, ppm, mais elles sont toutes des ratios reliant des quantités physiques entre elles. Elles sont adimensionnelles, parce que les unités s’annulent. Par exemple, π est le rapport entre la circonférence et le diamètre d’un cercle; une longueur sur une longueur ne donne rien. Mais les quantités monétaires ne se rapportent pas directement à une grandeur physique. On peut dire que certains nombres d’unités monétaires (appelons-les boules) sont équivalentes à un certain nombre de navets, mais que, voyez-vous, ce n’est qu’une question de foi. Si le producteur de navets se révèle être incroyant, il sera dans son droit de dire : «Je ne vais pas prendre vos fichues boules !» Ou, s’il est un producteur de navets poli : «Votre argent n’est pas accepté ici, Monsieur !»
Bien sûr, si notre producteur de navets devait le faire, il aurait quelques problèmes parce que, voyez-vous, le culte de Mammon est un culte d’État. Vous n’avez pas le choix d’être croyant ou non, parce que c’est seulement en adorant Mammon que vous pouvez gagner de l’argent pour payer vos impôts, et si vous ne payez pas vos impôts vous allez en prison. Et vous ne pouvez pas produire de l’argent par vous même, parce que ce droit est réservé aux grands prêtres de Mammon, les banquiers. Fabriquer votre propre argent fait de vous un hérétique, et vous subirez l’équivalent moderne du bûcher, qui équivaut à une amende de 250 000 $ et une peine d’emprisonnement de 20 ans.
Mais cela va au-delà, parce que l’État insiste sur le fait que presque tout ce qui existe doit être évalué en unités de son argent. Et la façon dont tout doit être évalué est au centre d’un processus de légitimation mystique qui est le cœur du culte de l’argent : la main invisible de Mammon se fait apparente dans le marché libre, qui est le temple virtuel de Mammon. La main invisible fixe le prix de tout comme une révélation mystique et, comme toute révélation, elle est au-delà de la critique. C’est un rituel de rédemption, dans lequel les gens agissent avec leurs plus vils instincts antisociaux, la cupidité et la peur, grâce à l’intervention divine de Mammon, pour servir le bien commun. On soupçonne également le marché libre d’avoir toutes sortes de propriétés miraculeuses, et comme avec tous les miracles, c’est une question de fumée, de miroirs et d’incrédulité. Par exemple, le marché libre est réputé être efficace. Mais il fixe le prix des navets, et le résultat est que 40 % de la nourriture aux États-Unis finit par être gaspillée. Ce n’est certainement pas efficace.
Ce genre d’inefficacité peut être tolérée lorsque les ressources sont abondantes. Si jeter 40 % des navets provoquait une pénurie de ces légumes, les producteurs de navets pourraient en faire pousser plus et les vendre à des prix que les consommateurs peuvent encore se permettre de payer. Mais lorsque les ressources ne sont plus abondantes, cette astuce ne fonctionne plus, et vous vous retrouvez avec quelque chose qui s’appelle une défaillance du marché. L’état actuel de l’industrie mondiale de pétrole en est un bon exemple : soit le prix est si élevé que les consommateurs marginaux ne peuvent plus se le permettre (comme ce fut le cas jusqu’à tout récemment), soit le prix est si bas que les producteurs marginaux ne peuvent pas rembourser leurs frais (comme c’est le cas actuellement).
Donc un combat de destruction de l’offre suit un épisode de destruction de la demande, puis le motif se répète. Tout le monde perd, et de plus, c’est terriblement inefficace. Il serait beaucoup plus efficace de mandater un planificateur central pour calculer le prix optimal du pétrole une fois par mois. Ensuite, tous les producteurs marginaux auraient à sauter par la fenêtre, tous les consommateurs marginaux à s’ouvrir les poignets, et les conditions d’équilibre prévaudraient. Comme l’approvisionnement en pétrole diminue (il s’épuise d’environ 5 % par an), un certain nombre supplémentaire de producteurs et de consommateurs devraient se sacrifier pour le bien, et ainsi de suite jusqu’à ce que le dernier baril soit produit et brûlé, laissant ces producteurs et ces consommateurs nageant encore dans les mares de leur propre sang.
Comme les ressources naturelles diminuent, notre foi dans le culte de Mammon est mise à rude épreuve. Mais quelles sont les alternatives ? Eh bien, il y a un culte antique encore plus ancien, qui est basé sur l’idolâtrie : le culte des métaux précieux. L’or a certaines utilisations industrielles et esthétiques, mais il est surtout utile pour créer un veau d’or pour que vous l’adoriez (ou, si vous êtes l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch, des toilette en or). Les économistes nous disent que l’or est une relique barbare, et ils ont raison, mais qu’est-ce qu’il faudra faire quand il y aura une Götterdämmerung (un crépuscule des dieux) ? La nature a horreur du vide, et dans une Götterdämmerung, d’anciennes divinités païennes peuvent parfois émerger et demander des vierges sacrificielles, comme l’empoisonnement d’écosystèmes fluviaux entiers pour l’exploitation minière de l’or à l’aide de mercure, ou le gaspillage de quantités prodigieuses de combustibles fossiles dans l’industrie minière, le broyage et le tamisage de millions de tonnes de roche pour n’obtenir que trois parties par million d’or.
Les taux d’intérêt négatifs sont la Götterdämmerung de Mammon. Le culte de l’argent est renforcé par l’idée que sa divinité énorme et toute-puissante sera encore plus grande et toute-puissante demain; si le contraire est démontrable, alors la foi des gens en elle commencera à faiblir et à se faner. Les taux d’intérêt négatifs sont comme un bain d’eau glacée pour Mammon, provoquant l’effacement de sa divinité un peu plus à chaque plongeon. Les gens voient cela, et pensent : «Je ne veux pas adorer ses boules qui rétrécissent.» Puis ils passent à autre chose et dépensent leurs propres boules pour tout ce qu’ils peuvent trouver: des terres en jachère, des maisons vides, des veaux d’or, des boîtes de boutons en laiton… Ils ne se soucient pas d’investir leurs boules dans des navets pour les cultiver, parce que pour ce qui est de l’utilisation des navets, tout ce que vous pouvez faire avec eux, c’est de les vendre pour encore plus de boules qui rétrécissent.
Les taux d’intérêt négatifs sont une excellente idée et peut-être la seule façon de garder en vie le jeu financier un peu plus longtemps, mais, compte tenu de ces conséquences imprévues, ils sont aussi une idée terrible. Les banquiers le savent. Ils veulent préserver le statut de leur culte, et parlent sans cesse de hausser les taux d’intérêt. Mais ils ne l’ont pas encore fait, parce qu’ils savent aussi qu’une seule petite augmentation se traduirait par des milliards de dollars de pertes, ce qui déclencherait des défaillances généralisées d’entreprises et ouvrirait la voie à la plus grande Grande Dépression jamais traversée. Ce n’est pas un problème à résoudre pour eux ; c’est un piège.
Ils vont retarder l’échéance, prier et faire des déclarations chargées avec des mots clés prévus pour plaire aux algorithmes de trading à haute fréquence conçus pour faire léviter artificiellement le marché libre avec des injections judicieusement chronométrées d’argent gratuit. Mais à la fin, tout ce qu’ils pourront faire, c’est avoir l’air courageux, attendre un moment d’inattention et… courir vers la sortie!
Et votre travail consiste à sortir avant eux.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifé par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone