L’arme fatale en argile


Par Dmitry Orlov – Le 29 mars 2020 – Source Club Orlov

“… il y a des milliers d’années, bien avant que Bouddha Dīpankara et Bouddha Shakyamuni ne viennent au monde, vivait Bouddha Anagma. Il ne perdait pas de temps en explications et se contentait de pointer les choses du doigt avec l’auriculaire de sa main gauche. Immédiatement, leur vraie nature était révélée. Il aurait pointé une montagne, et elle aurait disparu. Il aurait pointé une rivière, et elle aussi aurait disparu. C’est une longue histoire, mais la fin est la suivante : il a pointé son auriculaire gauche vers lui-même et il a disparu. Tout ce qui est resté de lui, ce fût son auriculaire gauche, que ses élèves ont caché dans un coffre en argile. L’arme fatale est cette boite en argile avec l’auriculaire du Bouddha à l’intérieur. Il y a très longtemps, en Inde, un homme a essayé de transformer cette boite d’argile en l’arme la plus terrible qui soit. Mais dès qu’il eut percé un trou dedans, l’auriculaire l’a pointé du doigt et il a disparu. Depuis lors, l’auriculaire a été conservé dans un coffre fermé à clé et déplacé d’un endroit à l’autre jusqu’à ce qu’il soit perdu dans une des lamaseries en Mongolie…”

Cette citation est tirée du livre “Chapayev et Pustota” de Viktor Pelevin.


Je suppose que le principe de fonctionnement de cette arme fatale en argile est le principe du wu wei (chinois : 無爲 ; pinyin : wú wéi). En Tao, il désigne l’action par l’inaction ou l’obtention d’un résultat par la passivité. Herrlee Creel la décrit comme une “technique par laquelle celui qui la pratique peut acquérir un contrôle accru des affaires humaines” tandis qu’Alan Watts pense qu’elle a un meilleur rendu quand elle est “non forcée”.

Le petit doigt de Bouddha, ou l’arme fatale en argile, ne tire pas ; il pointe simplement vers une cible. C’est une sorte de pointage très transparent mais entièrement creux, neutre, indifférent. Il n’y a aucun jugement, commentaire ou opinion exprimé ou sous-entendu par cet acte de pointer quelque chose. C’est aux étudiants du Bouddha de réaliser si la chose pointée est une illusion et n’existe pas en réalité, en pratiquant ce qui a été exprimé par Marc Aurèle dans ses Méditations : “[…] en regardant toutes les choses, je vois quelle est leur nature, et j’utilise chacune d’elles selon sa valeur […]” Ou, comme l’a explicité Hannibal Lecter dans le film Le silence des agneaux : “Premiers principes, Clarice. La simplicité. Lisez Marc-Aurèle. De chaque chose particulière, demandez ce qu’elle est en elle-même. Quelle est sa nature ?”

Une application parfaite de ce principe est décrite dans le livre d’Andersen, Les nouveaux habits de l’Empereur, de Hans Christian : lorsque le petit garçon crie “Regardez, l’empereur est nu !”, il pointe du doigt l’empereur comme un bouddha. Le fait que l’empereur est nu était évident pour quiconque pouvait le voir et le cri du petit garçon n’ajoutait donc aucune nouvelle information. C’était du pur wu wei : le petit garçon a obtenu un grand effet en n’agissant que de la manière la plus évidente, harmonieuse, non forcée et spontanée.

L’arme fatale en argile est parfaitement mortelle si une chose particulière, en soi, n’existe pas vraiment – si c’est un fantôme, un fantasme, une chimère, un sort qui se brise facilement, un mirage composé de brouillard et de fumée et de tours de lumière qui peut sembler parfaitement solide mais qui se dissipe dès que vous essayez de le toucher, ou si c’est une construction mentale telle que la “monnaie de réserve mondiale”, qui semble exister même après que les hypothèses sur lesquelles son fonctionnement était basé ont été invalidées, mais seulement jusqu’à ce que quelqu’un tente de les tester.

J’ai remarqué que ces derniers temps, l’arme fatale en argile est devenue très active, mitraillant tout ce qui est en vue. Ce qui l’a déclenchée, c’est la nouvelle pandémie de coronavirus. Les États-Unis étaient entrés dans la phase suivante de leur effondrement financier à la mi-août 2019, au début de la folie du REPO, lorsque la dette souveraine américaine a perdu sa valeur en tant que garantie pour les prêts au jour le jour. Six mois plus tard, l’arrivée du coronavirus a rendu la réalité de l’effondrement financier impossible à ignorer plus longtemps. La réaction à la combinaison effondrement financier/pandémie a révélé beaucoup de choses sur le monde en général et sur les institutions transnationales et nationales en particulier. Une grande partie de l’économie mondiale étant en chute libre, il incombait à ces augustes organismes d’agir réellement – non pas de bavarder, de blaguer ou de se pavaner, non pas imprimer de l’argent sans aucune garantie physique et espérer que cela aboutisse à quelque chose, mais émettre des ordres spécifiques, veiller à ce qu’ils soient suivis, réquisitionner et distribuer toutes les ressources nécessaires, commander à l’économie, car dans une situation d’urgence comme celle-ci, rien d’autre ne fonctionne.

C’est à ce moment que nous avons soudain découvert que l’Union européenne, l’OTAN et le G7 n’existent pas vraiment. L’arme fatale en argile les a rapidement tous éliminés. L’Union européenne n’a rien fait pendant que les États membres se chamaillaient pour les ressources et fermaient leurs frontières. L’OTAN a été prise à revers pendant que des avions militaires russes atterrissaient sur une base aérienne de l’OTAN en Italie et que des médecins russes se déployaient à travers l’Italie et commençaient à donner des ordres aux Italiens. L’OTAN avait prévu d’organiser des exercices militaires en Europe, et tente de soigner ses douleurs fantômes suite à la perte du Pacte de Varsovie il y a trois décennies, mais elle a été obligée de les annuler lorsque certaines de ses troupes ont été affectées par le coronavirus. Le G7 a tenu une téléconférence qui n’a rien décidé, puis l’Italie a refusé de signer le communiqué commun.

Aux États-Unis, on peut toujours dire que le gouvernement fédéral existe, mais il a pris de nombreuses caractéristiques d’un État en faillite, tandis que d’autres institutions – y compris le Congrès et la Réserve fédérale – ne peuvent exister que dans un monde fantaisiste de faux-semblants où l’impression et la distribution d’argent aux entreprises peuvent surmonter les bouleversements structurels majeurs et les obstacles que ces mêmes entreprises ont créés.

Il s’agit là de problèmes spécifiques et, dans un monde idéal, des solutions spécifiques pourraient être trouvées pour y remédier. Mais il existe un problème plus vaste auquel aucune solution n’est susceptible d’être apportée. L’arme fatale en argile a mis à mal la solidarité occidentale, tant transatlantique qu’intra-européenne. Maintenant, c’est chacun pour soi, certains d’entre eux commençant déjà à demander de l’aide à la Chine et à la Russie. Il se peut que cette solidarité n’ait jamais vraiment existé, car c’était un artefact de l’après-guerre rendu possible par la défaite [de l’Allemagne, NdT] et l’occupation paneuropéenne par les trois nations victorieuses, artefact construit et géré d’abord par Washington et Moscou, puis seulement par Washington. Le néologisme Westlessness / désoccidentalisation” a fait l’objet d’une bataille de faible intensité lors de la récente conférence de Munich sur la sécurité, comme une sorte de défi, du genre “à moins que nous…”. Eh bien, l’arme fatale en argile, avec un peu d’aide du coronavirus, a transformé ce défi en un fait accompli : l’Occident n’existe plus.

Quel genre de monde va émerger de tout cela ? L’arme fatale en argile ne fait probablement que s’échauffer. L’ONU existe-t-elle encore ? Le Fonds monétaire international ? La Banque mondiale ? L’économie américaine existera-t-elle encore, une fois qu’elle deviendra un actif immobilisé appartenant entièrement à la Réserve fédérale, qui possède déjà en fin de compte la moitié de tout l’immobilier résidentiel ? Le dollar américain est-il toujours “en course” ou n’est-il rien d’autre qu’un gros tas de papiers laid et inutile ? Il faudra attendre de voir.

La victime ultime de l’arme fatale en argile est peut-être la mentalité occidentale et son sens de la justice et de la vertu. Fondée sur des intérêts individuels plutôt que collectifs, et soutenue par le principe selon lequel commettre un crime et s’en tirer à bon compte équivaut moralement à ne pas commettre de crime du tout, elle ne peut se perpétuer que tant qu’il reste quelque chose à piller et à voler, en s’en tirant à bon compte. Une fois que cela aura échoué, une seule balle de l’arme fatale en argile fera craquer entièrement cet état d’esprit, ce qui entraînera une guerre de tous contre tous. L’épicentre sera les États-Unis, où la population est lourdement armée et attend de voir ce qu’elle pourra faire pour s’en sortir. Sera-t-elle un jour capable de raviver un sens de la moralité publique basé sur des intérêts collectifs plutôt qu’individuels ? Je n’en ai aucune idée.

Les cinq stades de l'effondrement

Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone

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