La valse genevoise à deux temps de Biden a simplement augmenté sa marge de manœuvre

Washington ferait bien de ne pas tenir compte du coup de foudre de Mme von der Leyen pour M. Biden – cela ne signifie pas grand-chose, écrit Alastair Crooke.


Par Alastair Crooke − Le 21 Juin 2021 − Source Strategic Culture

Le spectacle a eu lieu et est maintenant terminé. Les images du G7 étaient censées illustrer la prolongation du moment unipolaire et de ses prétendues valeurs – Macron l’a décrit comme une réunion de “famille”, après une longue interruption, et Johnson a fait remarquer que cela faisait penser à un “retour à l’école”, avec de vieux camarades qui se pressent autour d’eux, après les “vacances”. L’Occident est de retour, face aux “bêtes de l’Est” autocratiques – c’est ce que dit le nouveau discours des États-Unis et de l’UE – sans la moindre ironie – alors que les démocraties se mobilisent contre la menace de “l’Est”. L’Occident est le meilleur, la démocratie est la meilleure, et elle fonctionne mieux aussi … et elle gagnera toutes les courses !

Mais à part les images et la nouvelle déclaration de mission, où cela nous mène-t-il ? Eh bien, à rien de concret, au-delà de la célébration de la bonhomie du G7 par Boris Johnson. Le sommet de l’OTAN a toutefois élevé la Russie au rang de “menace aiguë”, tandis que la Chine a été rétrogradée au rang de “défi systémique”. Pourquoi ?

Eh bien, la déclaration de l’OTAN représentait une sorte de marché faustien. Les Européens de l’Ouest (Macron et Merkel essentiellement) se sont résignés au fait qu’ils devaient accorder à Biden une rhétorique de “menace chinoise” dans le communiqué final pour le ramener – ainsi que l’Amérique – à bord de l’Eurobus multilatéral. Les Européens ont des différents commerciaux urgents (droits de douane sur l’acier et l’aluminium) qu’ils souhaitent régler avec Washington. Ils ne voulaient donc pas que la Chine soit entièrement diabolisée ; ils en ont trop besoin. Ils voulaient plutôt qu’elle soit “différenciée”. En d’autres termes, ils affirment que la Chine présente des menaces différenciées – militaires, commerciales, technologiques et culturelles – qui doivent chacune être traitées différentiellement. Macron affirme que cette approche représente l’esprit de sa campagne européenne sur l’autonomie stratégique.

Mais en ce qui concerne la Russie, le résultat a été facile. Le chien qu’est l’OTAN a été autorisé à être “remué” par la “queue” des russophobes d’Europe de l’Est et tout le monde est sorti de l’OTAN heureux. La Russie a été mentionnée défavorablement 63 fois, contre seulement 10 fois pour la Chine. La Chine s’en est sortie différenciée. Nous devrons voir dans quelle mesure l’Europe réussira à fustiger la Chine à propos des droits de l’homme au Xingjian et à Hong Kong, et à encourager l’autonomie de Taïwan, tout en suppliant Xi de mettre la main à la poche pour aider à sauver l’économie européenne en pleine désintégration.

Gardons cela à l’esprit lorsque nous contemplons l’aura panglossienne projetée par certains commentateurs sur le sommet Biden-Poutine : le secrétaire général de l’OTAN, Stoltenberg, déclare que l’OTAN ne sera pas simplement un “miroir” de la Russie : elle va de facto la surpasser, et la contenir. Elle l’encerclera avec de multiples formations de combat, car “nous avons maintenant mis en œuvre les plus grands renforcements de notre défense collective depuis la fin de la guerre froide”. Le communiqué de l’OTAN est catégorique : la seule voie possible pour les dépenses militaires est celle de la hausse.

La rencontre Biden-Poutine n’en a pas moins été intrigante. Rien de concret (au-delà de la perspective de pourparlers diplomatiques), mais pas de feu d’artifice non plus. Qu’est-ce qui se cache derrière cela ?

Il semble que cela soit davantage lié à la doctrine de “management” politique de Biden, qui est (naturellement) très éloignée de l’Art of the Deal de Trump. Il semble qu’il ait déployé avec Poutine la même approche en deux étapes qu’il suit avec le Congrès américain en termes de pourparlers bipartites sur les infrastructures : essayer d’emprunter la voie la plus optimiste, lui donner du temps, mais être prêt à l’abandonner si les résultats sont médiocres, voire nuls.

Le sommet a donc moins cherché à détacher la Russie de la Chine qu’à définir les paramètres de ce qui pourrait être fait et des actes qui franchiraient les “lignes rouges”. Biden a déclaré qu’il voulait que Poutine entende directement de sa bouche ce que les États-Unis considèrent comme inacceptable. “Mon agenda n’est pas contre la Russie. Il n’y a eu “aucune menace”, aucune hyperbole, juste de “simples affirmations”. La relation n’est pas une question de confiance, mais d’intérêt personnel et de vérification”, a déclaré Biden.

Après la réunion, Biden s’est exprimé clairement : “J’ai fait ce que je suis venu faire : premièrement, identifier les domaines de travail concrets sur lesquels nos deux pays peuvent se concentrer pour faire avancer nos intérêts mutuels et en faire profiter le monde. Deuxièmement, communiquer directement l’information que les États-Unis répondront aux actions qui portent atteinte à nos intérêts vitaux ou à ceux de nos alliés. Troisièmement, exposer clairement les priorités de notre pays et nos valeurs – de sorte qu’il [Poutine] les entende directement de ma bouche”. “Et je dois vous dire que le ton de l’ensemble des réunions – je pense qu’elles ont duré quatre heures au total – était – était bon, positif. Il n’y a eu aucune – aucune action agressive. Là où nous n’étions pas d’accord – je n’étais pas d’accord, je l’ai dit. Là où il n’était pas d’accord, il l’a dit. Mais cela n’a pas été fait dans une atmosphère de tension”.

Donc maintenant, c’est clair – on comprend pourquoi Poutine a accepté la rencontre. Biden avait déjà indiqué qu’il ne voulait pas que son mandat soit éclipsé par la Russie, comme cela avait été le cas pour Trump. C’était la première étape, celle de la mise en place du paysage. Il a ensuite exposé explicitement l’étape suivante : “Nous découvrirons dans les six mois à un an à venir si nous avons réellement un dialogue stratégique ou non – c’est important”.

Cela convient aux deux hommes. Poutine a pu sonder les limites et l’état d’esprit des Américains – et le “processus par étapes” de Biden offre également la perspective d’une atmosphère politique moins tendue, à l’approche des élections à la Douma en septembre. Quelque chose d’important pour Poutine. Cela représente la force de Poutine, qui gère des intérêts divergents (comme la gestion patiente de l’erratique et irascible Erdogan).

Pour Biden, son espoir est d’avoir mis l’hystérie des États-Unis à l’égard de la Russie dans “une boîte bien définie”, lui permettant ainsi de se concentrer sur son objectif central d’un pivot vers la Chine. Cette approche en deux temps de Biden se reflète dans sa politique iranienne : il a expressément indiqué qu’un retour au JCPOA visait à obtenir – au minimum – le confinement du programme nucléaire iranien, tandis que la deuxième étape – si les conditions sont réunies – consisterait à désintoxiquer la région de la rancune irano-arabo-sunnite, suffisamment pour que l’Amérique puisse se dégager de tous les bourbiers du Moyen-Orient, afin de compléter le pivot d’Obama vers l’Asie.

Tom Friedman, la voix de l’Establishment dans le NY Times, résume succinctement la pensée actuelle de l’élite économico-politique de Washington :

L’Iran est trop grand pour être envahi ; le régime est trop bien établi pour être renversé de l’extérieur ; ses pulsions les plus sombres, à savoir dominer ses voisins arabes sunnites et détruire l’État juif, sont trop dangereuses pour être ignorées ; et son peuple est trop talentueux pour se voir refuser à jamais une capacité nucléaire.

Ainsi, lorsque vous traitez avec l’Iran, vous faites ce que vous pouvez, où vous pouvez, comme vous pouvez, mais en comprenant que (1) la perfection n’est pas au menu et (2) le régime islamique de l’Iran ne va pas changer….

L’équipe Biden estime que la campagne de pression maximale de Trump n’a pas diminué d’un iota le comportement maléfique de l’Iran dans la région (elle vous montrera les données pour le prouver). Par conséquent, Biden veut au moins verrouiller le programme nucléaire iranien pendant un certain temps, puis tenter d’atténuer ses activités perturbatrices dans la région par d’autres moyens. Dans le même temps, Biden veut se concentrer davantage sur le développement de la nation et sur la lutte contre la Chine.

La question, bien sûr, est de savoir ce que la Russie, la Chine et l’Iran feront de tout cela une fois le spectacle terminé. Biden a sa vision. Beaucoup l’applaudiront, mais d’autres se demanderont si elle a une quelconque longévité intrinsèque, au-delà de sa pause de six mois. Moscou comprendra que ce n’est pas du tout une “pause” pour la Russie. Biden a simplement passé le flambeau du “Russia bashing” aux Européens et à l’OTAN, qui l’ont saisi avec délectation.

L’objectif était bien sûr de permettre aux Démocrates de poursuivre sur le plan législatif leur vision radicale de l’Amérique – avec moins de distraction. Le talon d’Achille de l’agitation du drapeau “America is Back” de Biden est cependant qu’il dépend d’un vieux scénario (l’exceptionnalisme américain et ses “vertus” proclamées), dont la source se trouve dans la religion américaine de 1776. C’est ce fondement que les troupes de choc de BLM et du projet 1619 (la fondation de l’Amérique par l’esclavage) souhaitent précisément détruire, renverser pour remplacer ces “vertus” par un canon de croyances complètement différent.

Le monde entier a été témoin de cette perturbation délibérée – les forces millénaristes de “notre démocratie” ont cherché à dissoudre l’histoire fondatrice de l’Amérique, en stigmatisant la suprématie blanche comme une menace pour l’État et comme un “terrorisme intérieur”. Le monde voit clairement la réticence générale de l’opinion publique et la faiblesse de l’administration, qui ne dispose pas d’une force suffisante au Congrès pour adopter une législation transformatrice. De plus, les multiples dépenses folles promettent une inflation galopante – l’éternel tueur politique.

La levée soudaine des mesures d’urgence (autrefois “perpétuelles”) de la Covid-19 et le scepticisme croissant à l’égard de la “science fondée sur le confinement” marquent la fin de l’accroissement illimité que le virus a “donné” au pouvoir de l’État. Le raisonnement “fondé sur la science” est en plein désarroi (d’autant plus que les détails de la collaboration précoce des États-Unis avec Wuhan en matière de “gain de fonction” font l’objet de fuites). On peut sentir un changement de paradigme dans l’humeur du public américain.

Les “pouvoirs d’urgence” ont pris fin trop tôt pour les élites de Davos : le confinement de la Covid-19 a été mis en œuvre à la fois pour perturber – et concomitamment, pour accélérer l’éviction de Trump. Mais le “forum” du Reset a toujours eu l’intention d’en faire un pont pour combler le fossé entre la situation d’urgence immédiate de la Covid-19 et la deuxième étape, celle de la crise climatique mondiale (qui nécessitera probablement aussi des “confinements climatiques”, nous dit-on). Il s’agissait là des événements perturbateurs (le deus ex machina), qui seraient utilisés pour légitimer la gouvernance monétaire mondiale et l’introduction d’une véritable “refonte radicale de nos structures économiques et d’un capitalisme différent”.

Mais les fissures dans cet agenda semblent se multiplier. Les oligarques “derrière le rideau du Reset” semblent déconcertés par la tournure des événements et par l’hostilité que leur programme suscite. Les réactions ne se limitent pas à la répression, mais une “majorité épuisée” se révolte contre le “correct” et l’enseignement de la théorie critique de la race dans les écoles et sur le lieu de travail. The Atlantic rapporte un sondage montrant que, parmi la population américaine en général, 80% des personnes interrogées pensent que “le politiquement correct est un problème dans notre pays”. Même les jeunes ne sont pas à l’aise avec ça, notamment 74 % des 24-29 ans et 79 % des moins de 24 ans. Sur cette question, les “Woke” et leurs manipulateurs se retrouvent en nette minorité, tous âges confondus.

L’essentiel est donc que le discours selon lequel “l’Occident est le meilleur, ses vertus sont sacrées” est compromis. Et cela reste largement reconnu dans le monde entier, malgré la réponse enthousiaste de l’UE. Certaines de ces tensions inhérentes ont été clairement exposées lors de la récente mini-Intifada lancée par le Hamas, après l’entrée de la police anti-émeute israélienne dans la mosquée al-Aqsa. D’un côté, Biden a entonné la chanson de la vertu américaine traditionnelle, soutenant sans réserve les actions israéliennes. Alors que, de l’autre, les progressistes de son parti évoquaient l’oppression des Palestiniens et leurs droits. Que va-t-il se passer ? Le monde observe. Les valeurs fondamentales de l’Amérique seront-elles renversées, ou une réaction thermidorienne est-elle déjà en train de se produire ? Les élections américaines de mi-mandat de 2022 seront-elles l’occasion de dénouer la situation ?

Ainsi, lorsque le monde fera ses comptes à la suite des “progrès” de Biden en Europe, il constatera que rien n’est apparu qui puisse changer la direction de l’équilibre stratégique mondial. Plus que tout, c’est le changement évolutif de l’équilibre stratégique qui compte. Et l’équilibre géostratégique n’est pas en faveur des États-Unis – il penche contre les États-Unis.

En mars 2018 déjà, Poutine a décrit en détail (lors d’un discours devant une session conjointe des législatures fédérales), les capacités opérationnelles des nouveaux systèmes de défense qui étaient prêts à être lancés, ou qui étaient très avancés dans le processus de test et de production. Il s’agit notamment de missiles hypersoniques volant à Mach 10 et plus. Il a affirmé que les nouveaux systèmes d’armes marquaient une première dans l’histoire à l’occasion de laquelle la Russie avait devancé l’Occident en matière d’innovation et de performances inégalées de ses armes. “Poutine a insisté sur le fait que les nouveaux systèmes d’armes signifiaient le rétablissement de la parité stratégique avec les États-Unis”. C’est bien là le problème. Ailleurs dans le monde, l’Iran a atteint une parité stratégique avec Israël et la Chine prend de l’avance en matière d’armement vis-à-vis des États-Unis.

Ces États auront donc assisté au spectacle, mais après celui-ci, ils poursuivront tout simplement leur propre programme de transformation mondiale. Ils savent que l’adage “l’Occident est le meilleur” n’est plus valable à l’échelle mondiale. Washington ferait bien de ne pas tenir compte du coup de foudre de Von der Leyen pour Biden – il a peu d’importance.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF