Par Systemic Disorder – Le 4 juillet 2018
La Banque mondiale est en train d’achever son Rapport sur le développement mondial 2019 : le caractère évolutif du travail et, surprise, la dernière version du projet s’ouvre sur des citations de Karl Marx et John Maynard Keynes. La Banque mondiale a-t-elle subitement perdu de vue son objectif et défendra-t-elle dorénavant la cause des travailleurs ?
Bon, vous connaissez déjà la réponse à cette question, n’est-ce pas ?
Quelques paragraphes plus bas, nous commençons à voir vers quoi ce document se dirige. Après quelques lamentations superficielles sur les perturbations causées par les robots, nous lisons que le problème est « la préférence nationale des entreprises propriétés d’État ou qui lui sont politiquement liées, la lenteur à adopter la technologie ou une réglementation étouffante ». Bien que certains emplois disparaissent, n’ayez pas peur, parce que « la croissance du secteur manufacturier en Chine a plus que compensé ces pertes ».
Oh ! Donc nous devrions tous aller en Chine pour avoir de nouveaux emplois.
Peu importe que le salaire minimum le plus élevé des travailleurs chinois, celui imposé à Shanghai, soit de $382 par mois. À certains endroits, le salaire minimum correspond à la moitié, si les ouvriers ont la chance d’être payés régulièrement. Et que des millions de Chinois des campagnes sont poussés dans les villes pour devenir ouvriers dans les sweatshops, si bien que pour le moment, il n’y aura pas assez de travail pour le reste du monde. De nouveau, ce que la Banque mondiale a en tête, c’est laisser les patrons avoir la haute main là-dessus. Non, ses économistes n’ont pas oublié quel est le but de l’institution ni pourquoi elle existe.
Alors que faire ? Le rapport de la Banque mondiale suggère de ne pas permettre aux grandes entreprises d’échapper aux impôts autant qu’elles le font. Très bien, mais même si les impôts étaient perçus aux taux prévus, cela laisserait encore ces entreprises largement sous-imposées. La Banque ne suggère évidemment pas que les grandes sociétés paient un taux d’imposition équitable. Celles-ci représentent actuellement un maigre 9% des recettes fiscales américaines ; dans les années 1950, elle représentaient 30% ou plus. De même, au Canada, l’impôt sur le revenu des particuliers rapporte des recettes trois fois et demie supérieures à celles issues de la fiscalité des entreprises ; elles étaient égales en 1952.
On parle beaucoup d’« investir dans le capital humain », un slogan particulièrement prisé par la Banque mondiale. Qu’est-ce que ça veut dire ? Les capitalistes sont susceptibles d’interpréter ces propos – plutôt courants dans les cercles des ONG ces jours – comme signifiant l’exigence de davantage de compétences et de diplômes des travailleurs potentiels, mais aux États-Unis, les universitaires avec doctorat sont forcés de prendre des emplois à l’université en tant qu’assistants à temps partiel, et des masses de gens dans d’autres domaines sont déjà « surqualifiés » pour l’emploi qu’ils occupent. Ce concept vient de l’idée que le problème est dû au fait qu’il n’y a pas assez de gens qualifiés pour tous ces emplois merveilleux qui existent là-bas, juste au-dessus de l’arc-en-ciel. Mais dans le monde réel, contrairement à ce que disent les groupes de réflexion de droite, ce n’est pas comme ça.
Un rapport de 2014 publié par le Projet de loi sur l’emploi national a révélé que les emplois à haut salaire ont été créés à un taux beaucoup plus faible pendant la « reprise » après la crise économique de 2007-2008 que ceux qui avaient été perdus ; inversement, les emplois à bas salaires (payés moins de $13.33 de l’heure) ont été créés deux fois plus rapidement qu’ils avaient disparu. Dans des études séparées, l’Institut de politique économique a révélé que le chômage de longue durée est élevé pour les travailleurs à tous les niveaux de formation (et augmentait à un taux un peu plus élevé que la moyenne pour ceux qui ont un diplôme universitaire ou une licence) et que la prétendue « inadéquation des qualifications » est un mythe.
Nous en arrivons donc à la véritable « solution » dans l’esprit des responsables de la Banque mondiale : réduire les lois sur la protection des travailleurs.
Ouah, vous n’êtes pas vraiment surpris, n’est-ce pas ?
Voici un passage clé du rapport : « L’évolution rapide de la nature du travail a mis l’accent sur la flexibilité des entreprises pour ajuster leur main-d’œuvre, mais aussi pour les travailleurs qui bénéficient de marchés du travail plus dynamiques. »
Dynamique pour qui ? Ce que nous avons ici, ce sont des mots codés qui signifie faciliter les licenciements. Et c’est là le véritable message à retenir, peu importent les belles paroles sur les gouvernements qui instaurent un nouveau contrat social. « Créer des emplois » et « investir tôt dans le capital humain » sont deux éléments du nouveau contrat social proposé par le document de la Banque mondiale. Malheureusement, il n’y a aucune réflexion sur la manière dont ces nouveaux emplois pourraient être créés lorsque les capitalistes détruisent frénétiquement les emplois pour maintenir leurs taux de profit et survivre à une concurrence implacable sur le marché. Plus de scolarité, c’est-à-dire « investir tôt dans le capital humain », c’est bon pour les capitalistes tant qu’ils n’ont pas à en supporter les coûts. C’est aux étudiants de s’endetter davantage pour créer ce nouveau « capital humain ».
Comparez ces propos lénifiants avec la réalité du poste de travail capitaliste. Un rapport récemment publié par le représentant démocrate américain Keith Ellison a révélé que le ratio moyen des revenus des PDG par rapport au salaire médian des travailleurs est de 339 à 1. Pour les plus grandes sociétés américaines, ce rapport est presque de 5000 à 1. Non, je ne pense pas que le patron travaille mille fois plus dur que vous. Chez McDonald’s, par exemple, le salaire annuel du PDG pourrait payer les salaires annuels de 3 101 employés, au salaire médian de la chaîne.
Le genre de priorités sociétales et de déséquilibres du pouvoir qui permettent ces inégalités épouvantables pourrait se résumer par l’utilisation qui est faite de l’argent. À Los Angeles, on construit un nouveau stade de football dont le coût estimé aujourd’hui est de $4.9 milliards. Ce chiffre a considérablement augmenté et augmentera probablement encore. Étant donné le nombre de sans-abris à Los Angeles et tous les autres problèmes sociaux, qu’aurait-on pu faire avec 4.9 milliards de dollars ?
On estime à 130 000 le nombre de personnes sans abri en Californie. Faire quelque chose à ce propos pourrait être une manière d’ « investir » dans le développement humain, et le faire pourrait même permettre d’économiser de l’argent. Une étude de la Rand Corporation réalisée pour le comté de Los Angeles a révélé que les sans-abri à qui on fournissait un logement stable se rendaient moins souvent aux urgences de l’hôpital et sont arrêtés moins souvent, au point que le coût du logement est plus que compensé.
Oups, mais pour les gens branchés, ce n’est pas aussi rentable que de jeter de l’argent dans le puits sans fond d’un stade ou de supprimer des emplois. Mais si vous obtenez suffisamment de diplômes, peut-être réaliserez-vous la prophétie de la Banque mondiale en décrochant un boulot dans un atelier de misère chinois.
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone
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