Par M. K. Bhadrakumar − Le 7 Février 2020 − Source The Indian Punchline
La réaction russe aux derniers mouvements militaires de la Turquie dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, a pris la forme d’une longue interview du ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov au quotidien gouvernemental Rossiyskaïa Gazeta, le 4 février, suivie depuis d’une déclaration officielle du ministère des affaires étrangères, jeudi.
Moscou a souligné que l’opération syrienne actuelle à Idlib vise à vaincre les affiliés d’Al-Qaïda soutenus par la Turquie et les pays occidentaux.
M. Lavrov s’est attardé sur la toile de fond de ce que l’on appelle le format Astana, qui résulte de l’effondrement du projet de changement de régime de « nos partenaires occidentaux et autres partenaires étrangers » en Syrie suite à l’intervention russe en 2015.
Il a expliqué comment le processus d’Astana a conduit à la « zone de désescalade » à Idlib où « les groupes terroristes se sont rassemblés ». La Russie et la Turquie ont conclu des accords écrits spécifiques précisant leurs engagements à superviser Idlib. Cependant, pour citer Lavrov,
Malheureusement, jusqu’à présent, la Turquie n’a pas respecté certains de ses engagements clés qui étaient destinés à résoudre le cœur du problème Idlib. Il était nécessaire de distinguer l’opposition armée qui coopère avec la Turquie et qui est prête à dialoguer avec le gouvernement dans le cadre du processus politique des terroristes de Jabhat al-Nusra, devenu Hayat Tahrir al-Sham. Tous deux sont inscrits sur la liste noire des groupes terroristes par le Conseil de sécurité des Nations unies, de sorte que ni Jabhat al-Nusra ni son dernier clone Hayat Tahrir al-Sham n’ont quelque chose à voir avec Idlib.
Même après des rappels répétés de la Russie, la Turquie n’a pas agi. De même, Lavrov a répété que les récents déploiements militaires turcs à Idlib ont été entrepris sans que la Russie en soit informée à l’avance. Il a déclaré : « Nous les exhortons (la Turquie) à se conformer strictement aux accords de Sotchi de 2018 et 2019 sur Idlib ».
La déclaration du ministère russe des Affaires étrangères du 6 février, telle que rapportée par l’agence de presse Tass, a révélé qu’il y a eu des victimes russes en raison de « l’augmentation des activités terroristes ». Elle justifiait les opérations des forces gouvernementales syriennes comme une réaction à « l’accroissement inacceptable des activités terroristes ».
Au cours du mois de décembre, « plus de 1 400 attaques de militants impliquant des chars, des mitrailleuses, des véhicules de combat d’infanterie, des mortiers et de l’artillerie ont eu lieu ». Rien qu’au cours de la dernière quinzaine, « plus de 1 000 attaques ont été enregistrées », des centaines de soldats et de civils syriens ont été tués et blessés et la base russe de Hmeymim a été attaquée à plusieurs reprises.
La déclaration du ministère des affaires étrangères indique que « tout cela indique un accroissement inacceptable de la force terroriste à Idlib, où les militants jouissent d’une totale impunité et ont les mains libres », ce qui ne laisse au gouvernement syrien aucune autre alternative que de « réagir à ces développements ».
Dans un rejet de la demande du président turc Recep Erdogan, qui souhaitait que le gouvernement syrien mette fin aux opérations militaires à Idlib et se retire, la déclaration russe a déclaré : « Une chose à noter est que l’armée syrienne combat sur son propre sol contre ceux qui sont désignés comme terroristes par le Conseil de sécurité des Nations unies. Il ne peut y avoir aucune ambigüité. C’est le droit et la responsabilité du gouvernement syrien de combattre les terroristes dans le pays ».
Curieusement, tant l’interview de M. Lavrov que la déclaration du ministère des Affaires étrangères ont attiré l’attention sur le transfert de groupes terroristes d’Idlib vers le nord-est de la Syrie et de là vers la Libye au cours des dernières semaines. L’implication est claire – Ankara continue de déployer des groupes terroristes comme outils de stratégies régionales en Syrie (et en Libye).
La Russie a des contacts avec toutes les parties en Libye, y compris Khalifa Haftar. L’avertissement implicite ici est qu’Erdogan aura un prix élevé à payer en Libye où il ne peut pas compter sur l’empathie russe. La Turquie fait déjà l’objet de critiques sévères de la part de l’UE, de la France, de l’Italie, de la Grèce, de Chypre, d’Israël, des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite pour son intervention militaire en Libye, notamment en déployant ses groupes d’affiliés depuis la Syrie. L’isolement régional de la Turquie sur la Libye est désormais complet.
La déclaration du ministère russe des affaires étrangères a conclu en disant : « Nous réaffirmons notre engagement envers les accords conclus lors des pourparlers d’Astana, qui prévoient de lutter contre les groupes terroristes en Syrie à condition de respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays. Nous maintiendrons une coordination étroite avec nos partenaires turcs et iraniens afin de parvenir à une stabilité et une sécurité durables sur le terrain ».
Il est très significatif que la déclaration du ministère des affaires étrangères ait choisi de faire référence aux « partenaires iraniens ». Le 5 février, alors qu’il recevait le nouvel ambassadeur iranien à Moscou, le président Poutine a également déclaré que la Russie et l’Iran étaient des « acteurs clés puissants » dans la lutte contre le terrorisme mondial et qu’ils poursuivraient leur coopération. Poutine a ajouté : « La coopération de la Russie avec l’Iran dans le cadre d’Astana a joué un rôle efficace dans le règlement du conflit syrien ».
Ce qui ressort, c’est que Moscou sent que derrière le comportement mercuriel du président turc Erdogan, il y a le vieux schéma de la Turquie qui utilise des groupes terroristes comme mandataires, avec le soutien caché des puissances occidentales. Moscou ne peut qu’être conscient que les États-Unis font des ouvertures à Erdogan en vue de modifier l’équilibre militaire contre la Russie et l’Iran sur l’échiquier syro-irakien en aval de l’assassinat du général Qassem Soleimani.
Curieusement, lundi, une cour d’appel américaine a accepté de « mettre en pause » une affaire alléguant que la banque publique turque HalkBank a échappé aux sanctions américaines sur l’Iran. Le membre démocrate de la commission des finances du Sénat américain, Ron Wyden, a depuis adressé une lettre au procureur général américain William Barr, lui demandant si le président Trump avait tenté d’intervenir en faveur de Halkbank !
Selon un rapport de Reuters, le sénateur Wyden a demandé à Barr de détailler ses interactions avec Trump, le président Erdogan et le ministre turc des finances Berat Albayrak (qui est également le gendre d’Erdogan).
Le scandale HalkBank implique Erdogan et des membres de sa famille et un verdict défavorable du tribunal peut être très dommageable politiquement pour le président et son gendre qui est préparé comme successeur potentiel. (d’après un commentaire sur le scandale présenté dans la Foundation for Defense of Democracies, rédigé par un ancien membre du parlement turc). L’affaire HalkBank plane comme l’épée de Damoclès au-dessus d’Erdogan. Washington est habile à utiliser de tels moyens de pression contre des interlocuteurs récalcitrants à l’étranger.
D’autre part, si Trump a rendu service à Erdogan (ou à qui que ce soit d’ailleurs), il s’attend à une contrepartie. Et il faut s’attendre à ce que l’administration Trump visualise que la coopération d’Erdogan peut changer la donne dans la géopolitique de la Syrie et de l’Irak. Cependant, Moscou a gardé la ligne ouverte vers Ankara.
Bien sûr, c’est avec délibération que Moscou a mis en évidence l’importance de l’alliance russo-iranienne en Syrie, où Washington intensifie les tensions ces derniers temps dans le cadre de son approche de « pression maximale », menaçant Téhéran d’une guerre à l’échelle de la région.
M. K. Bhadrakumar
Traduit par Michel pour le Saker Francophone