La place de l’Asie du Sud dans le « Rapport stratégique indo-pacifique » du Pentagone


Par Andrew Korybko – Le 3 juin 2019 – Source eurasiafuture.com

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Le « rapport stratégique indo-pacifique », publié il y a peu par les USA, considère l’Inde comme jouant un rôle clé au sein du vaste espace trans-régional, aux fins de « contenir » la Chine. Brille également l’absence de toute mention du Pakistan au sein de ce texte, ce qui à de quoi surprendre : il s’agit de l’un des quelques États disposant de la puissance nucléaire, figurant parmi les plus peuplés du monde, et jouant le rôle de route d’accès terrestre à l’Océan Afro-Asiatique via le CEPC.

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« Contenir » la Chine

Les USA ont officiellement dévoilé leur « rapport stratégique indo-pacifique » le week-end dernier, et ont chargé Shanahan, Secrétaire à la Défense, d’en présenter un condensé au cours de la conférence Shangri-La dialogue à Singapour. En résumé, le document s’engage à « contenir » la Chine, au travers du soutien essentiel qu’elle reçoit de la part de ses nombreux partenaires régionaux, selon ce que l’on peut dénommer le stratagème de « Diriger depuis l’arrière ». L’Asie du Sud, et en particulier l’Inde – aspirant à en devenir la puissance hégémonique – trouvent bien entendu une place de premier plan dans cette vision, mais le texte brille par l’absence de toute mention de l’État pivot mondial que constitue le Pakistan – l’une des quelques puissances nucléaires mondiales, l’un des États les plus peuplés du monde, et la route d’accès terrestre chinoise vers l’Océan Afro-Asiatique au travers du CEPC (Couloir économique Chine-Pakistan) – ce qui semble indiquer que les USA veulent l’« isoler » de ce concept stratégique apparemment inclusif. Chose intéressante, même le Népal, État enclavé et montagneux, se voit affublé d’un rôle à jouer dans ce paradigme, mais cela vient sans doute du fait que les USA le considèrent comme une zone de compétition entre l’Inde et la Chine, a contrario du Pakistan, qui tient une position solide dans le camp chinois ; sans doute les USA ne voient-ils même pas l’intérêt de le mentionner du fait qu’ils considèrent ce pays comme une « cause perdue ».

Le rôle essentiel de l’Inde

Seules quelques pages s’intéressent spécifiquement à l’Asie du Sud (pages 33 à 36), mais l’Inde se voit également mentionnée rapidement dans d’autres zones du texte. Les USA insistent sur la « vision commune » qu’ils partagent avec l’Inde et sur le fait que la politique indienne « Agir à l’Est » [« Act East », NdT], dans le cadre de son engagement auprès de l’ASEAN, prouverait son engagement pour le concept d’une zone « indo-pacifique libre et ouverte », qui n’est rien d’autre que le nouvel euphémisme de Washington pour « contenir » la Chine. La « convergence des intérêts stratégiques » des deux grandes puissances se manifeste par la désignation de l’Inde par les USA comme seul « partenaire majeur en matière de défense », et par le dialogue ministériel 2+2, entamé l’an dernier entre les ministres de la défense et des affaires étrangères des deux pays. Le document fait également l’éloge des effets qu’aura COMCASA [Communications Compatibility and Security Agreement, NdT] pour améliorer l’interopérabilité des armées des deux États, malgré l’absence notable de mention au pacte LEMOA, qui les autorise à faire usage mutuel de leurs infrastructures militaires sur une base « logistique » au cas par cas. Le Pentagone vante l’augmentation « du cadre, de la complexité, et de la fréquence » des exercices militaires menés conjointement avec l’Inde, des exercices des trois services prévus pour 2019, ainsi que la montée rapide de leurs échanges commerciaux en matière d’armement.

États satellites d’Asie du Sud

Pour ce qui en est des autres pays d’Asie du Sud (outre le Pakistan et le Bhoutan), les USA ne tarissent pas d’éloge quant à la « coopération accrue en matière d’arrangements logistiques mutuels », coopération qu’ils ont mis en place en début d’année avec le Sri Lanka ; et font grand cas des « pistes d’amélioration pour la coopération en matière de sécurité » avec les Maldives, après la « transition démocratique » de ce pays fin 2018. En ce qui concerne le Bangladesh, le pays est décrit comme disposant d’une « relation forte en matière de défense »  avec les USA, et un « partenaire important pour la stabilité et la sécurité régionales ». Le « rapport stratégique Inde-Pacifique » salue également le « dialogue à la défense bilatéral annuel », entre les deux pays, visant à « positionner la direction stratégique de leur relation ». Enfin, le Népal, État enclavé et montagneux, se voit curieusement mentionné dans le texte, alors qu’il ne s’agit pas d’un pays venant habituellement à l’esprit quand on pense à la région Afro-Pacifique (« indo-pacifique »). [L’auteur propose de renommer l’Océan Indien en Océan Africain, NdT] Le document évoque l’opportunité d’étendre les liens en matière de défense à la lumière des discussions entre armées terrestres [Land Forces Talks, NdT] de l’an dernier, et de plusieurs visites symboliques menées par des dirigeants de la défense étasuniens, parmi lesquels la direction de l’USINDOPACOM.

Guerre par procuration centrée sur le réseau

Les États d’Asie du Sud sus-mentionnés sont implicitement considérés comme des satellites de l’Inde dont le rôle de chacun reste fortement limité dans le grand paradigme, cependant que l’Inde elle-même doit prendre la place d’une hégémonie trans-régionale du côté Pacifique du concept Afro-Pacifique (« indo-pacifique »). Plus loin dans le même document, le Pentagone évoque la contribution de l’Inde à la formation d’une « région maillée » en prenant le rôle de l’un des sommets du triangle de relations, dont les deux autres sont les USA et le Japon. Le rapport fait également mention des « relations émergentes au sein de l’Asie en matière de sécurité », dans lesquelles l’Inde est impliquée de manière bilatérale avec le Japon et le Vietnam, ainsi que de l’accord trilatéral USA-Japon-Australie. En outre, le quadrilatère USA-Inde-Japon-Australie est évoqué une fois, sans jouer de rôle majeur dans la formation politique, sans doute parce que Washington considère comme une meilleure option d’étendre sa « coalition visant à contenir la Chine » au delà de ces trois grands pays, en y intégrant des États de taille moyenne voire petite, et donc en se laissant la possibilité d’incorporer l’ensemble de la région Afro-Pacifique dans ce concept.

Conclusions

Somme toute, le « rapport stratégique indo-pacifique » établi par les USA considère l’Inde comme ayant un rôle clé à jouer pour « contenir » la Chine dans la région de l’Océan Afro-Asiatique (« indien »), puis en utilisant ses partenariats stratégiques avec le Japon, l’Australie et le Vietnam pour étendre son influence sur la portion Pacifique de cet espace trans-régional. De même, la présence même de l’Inde dans l’océan qui porte son nom constitue une passerelle pour l’implication militaire japonaise, plus robuste, de l’autre coté de l’ASEAN, les deux grandes puissances du Sud et de l’Est de l’Asie s’unissant stratégiquement autour de l’espace ASEAN qui est positionné entre elles. D’ailleurs, outre la mention exceptionnelle du Népal enclavé, le « rapport stratégique indo-pacifique » ne s’intéresse qu’aux nations maritimes, et présente donc naturellement un focus naval, ce qui rend d’autant plus étrange l’absence du Pakistan : le S-CPEC+ constitue le raccourci multimodal de la Chine vers l’Afrique. Dans tous les cas, le fait qu’Islamabad ne soit même pas mentionnée dans ce document de planification politique ne retire rien au rôle de pivot mondial de ce pays : il s’ensuit qu’un rapport stratégique séparé devra sans doute être écrit par les USA pour s’opposer à ce rôle.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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