La France au Liban et au Proche-Orient : Une politique d’influence («soft power») [2/2]

Conférence aux Conseillers du Commerce Extérieur Français (CCEF), Beyrouth, le 19 juin 2015, Ibrahim Tabet

Qu’est ce qui fait la spécificité de la politique française au Liban et au Proche-Orient par rapport à celle des autres puissances occidentales? Comment a-t-elle évolué? Quelle est aujourd’hui l’influence de la France dans la région? Telles sont les questions que je me propose d’aborder.

Suite de l’article concernant le Proche-Orient, Ibrahim Tabet nous emmène dans son pays, le Liban.


La France et le Liban

La combinaison de la montagne, refuge protecteur de ses habitants, avec la mer qui favorise l’activité commerciale et l’ouverture sur l’Occident a contribué à forger la spécificité du Liban par rapport à son environnement. Celle-ci à son tour a favorisé les liens exceptionnellement étroits que la France et le Liban, les Français et les Libanais, entretiennent depuis des siècles. Aujourd’hui la France se veut être l’amie de tous les Libanais. Mais comment ne pas évoquer la protection que la France a longtemps accordée aux Maronites. Ou le fait que la France ait été la marraine du Grand-Liban. Le partage de la religion et de la langue a d’ailleurs amené les milieux catholiques français au XIXe siècle à qualifier les maronites de Français du Levant. Et ceux-ci à appeler la France leur mère compatissante. Au-delà de cette vision idéalisée, les relations franco-libanaises ont été aussi dictées, et c’est normal, par des intérêts (économiques, politiques, stratégiques). La proximité culturelle a en particulier incontestablement favorisé les relations économiques entre la France et le Liban, plus particulièrement avec l’enracinement de la francophonie depuis les années 1830.

Des croisades à l’Ancien régime

L’histoire des relations franco-libanaises remonte aux Croisades. Interrompues à la fin de la présence franque, ces relations resteront épisodiques jusqu’au XIXe siècle, où la France prend vraiment pied au Proche-Orient. Les Capitulations ont  eu d’importantes répercussions sur les relations entre le royaume de France et le Mont-Liban. La France n’a cependant pas encore ce qu’on appellera plus tard une diplomatie culturelle faisant de la propagation de la langue française un vecteur essentiel d’influence. Les liens religieux entre les Maronites et le Saint-Siège ainsi que les relations commerciales entre le Liban et les Républiques maritimes italiennes et Florence font d’ailleurs qu’à l’époque, c’est l’italien qui fait office de lingua franca en Méditerranée orientale.

Au XVIIe siècle, Louis XIV accorde directement sa protection aux Maronites. Mais le Liban ne s’inscrit que dans le cadre d’une politique française plus globale privilégiant son alliance avec l’Empire ottoman, et l’influence de la France est surtout morale. La réputation antichrétienne de la Révolution française compromet provisoirement le crédit que la France, fille aînée de l’Église, avait acquise auprès des catholiques du Levant sous l’Ancien Régime. La Restauration et surtout la Monarchie de Juillet marquent un net renouveau de l’influence culturelle française, qui devient prépondérante au Liban.

Le XIXe siècle

A partir de l’expédition de Bonaparte en Égypte, la Méditerranée orientale accapare l’intérêt des puissances européennes et le Liban devient un des théâtres principaux de leurs rivalités. La conquête de la Syrie par l’Égypte, qui bénéficie de l’appui français, a d’importantes répercussions au Liban qui subit les conséquences de la lutte d’influence entre la France et l’Angleterre; la première s’appuyant sur les Maronites et la deuxième sur les Druzes. Tiraillée entre son appui à Mohamed Ali et sa politique traditionnelle de soutien aux Maronites, la Monarchie de Juillet ne peut empêcher la division de la Montagne voulue par la Porte et l’Angleterre. En 1860, une intervention militaire française, décidée par Napoléon III, en faveur des chrétiens du Liban et de Syrie y conforte l’influence française. La Troisième République consolide la position privilégiée de la France au Liban et son laïcisme ne l’empêche pas d’y soutenir l’œuvre des missions catholiques. La présence culturelle française s’affirme avec le développement des établissements d’éducation francophones permettant l’extension du bilinguisme franco-arabe qui constitue une composante importante de l’identité culturelle libanaise.

Les relations culturelles et économiques

A partir des années 1830, les gouvernements français successifs accordèrent autant d’importance au renforcement des liens matériels d’intérêts et d’affaires qu’au volet politique et culturel des relations de la France avec le Liban. Le développement accéléré des missions catholiques, encouragé par les autorités françaises, permet au français d’y supplanter définitivement l’italien comme langue européenne privilégiée. Fondée en 1875 par les Jésuites, l’Université Saint Joseph sera exaltée par Maurice Barrès pour qui «cette maison fameuse qui s’épanouit au sommet de l’édifice scolaire de toutes nos missions d’Orient, constitue le phare spirituel de la Méditerranée orientale et peuple de ses élèves formés intégralement à la française, l’ensemble de la région». La loi française de séparation de l’Église et de l’État de 1905 profite aux écoles religieuses du Liban, qui reçoivent l’appoint d’un grand nombre d’enseignants à la suite de la fermeture de nombreux établissements d’enseignement religieux dans l’Hexagone.

Du mandat à l’indépendance

A l’issue de la Première Guerre mondiale, la France devient la puissance mandataire sur la Syrie. Après avoir hésité entre un projet où la Montagne libanaise conserverait son autonomie au sein de la Syrie, le Liban constituant le point d’ancrage traditionnel de la présence française dans la zone, le gouvernement français, opte finalement pour la création du Grand-Liban. Alors qu’en Syrie le mandat est imposé par la force, il est exercé sans difficulté majeure au Liban, où il a été réclamé par les chrétiens. Cette période voit se poursuivre les efforts d’éducation et d’équipement. Les institutions et les lois libanaises sont largement inspirées du modèle français.

Après l’accession du Liban à l’indépendance, la Quatrième République, soucieuse du maintien de l’influence française, fait du Liban le grand foyer de la francophonie au Proche-Orient et le pays devient un relais pour les entreprises et les produits français vers l’Hinterland. Mais la détérioration des rapports entre nationalistes arabes et libanais provoque un premier affrontement en 1958. Il entraine une intervention de la flotte américaine, signe du recul de l’influence de la France et de l’Angleterre depuis la crise de Suez, qui marque la fin d’une époque.

Image illustrative de l'article Fouad Chéhab

Fouad Chéhab

Charles Helou

Cependant la fin de la guerre d’Algérie permet au général de Gaulle de renouer les liens de la France avec les pays arabes et d’apporter un soutien actif au Liban. Et les relations entre les deux pays connaissent une période faste sous les présidents francophiles Fouad Chéhab et Charles Hélou. Chéhab confiera à un organisme français, l’IRFED, une étude sur les besoins et les possibilités de développement du Liban

La période de la guerre du Liban (1975-1989)

La guerre du Liban lui fait perdre son rôle de partenaire économique privilégié de la France au Moyen Orient et de porte d’entrée vers la région. Les intérêts économiques français dans les pays pétroliers sont désormais bien plus importants qu’au Liban. Lorsqu’elle éclate, la France est la seule puissance occidentale où le gouvernement et l’opinion se sentaient vraiment concernés par l’existence du Liban. Alors que les interventions des États-Unis, pour qui le Liban est une monnaie d’échange, ont toujours privilégié l’intérêt d’Israël, la France a sincèrement tenté, dans la mesure de ses moyens, d’aider efficacement à la solution de la crise libanaise. Le gouvernement français entreprend de vaines médiations et ses tentatives d’intervention lui coutent très cher. N’ayant pas été en mesure de jouer le rôle espéré par les Libanais dans la solution du conflit, la France est contrainte d’accepter l’hégémonie syrienne sur le Liban. De leur côté nombre de Libanais, fuyant les combats, se réfugient en France. En 1990, une ultime intervention armée syrienne contre le réduit chrétien met fin à la guerre et la Syrie occupe le Liban jusqu’en 2005.

De 1990 à aujourd’hui

L’amitié entre le président Chirac et Rafic Hariri favorise un renforcement des liens entre le Liban et la France, qui joue un rôle moteur dans l’organisation des conférences internationales Paris I, II et III de soutien au Liban. En prenant l’initiative, en accord avec les États-Unis, de faire voter par le Conseil de sécurité de l’ONU une résolution en faveur du retrait syrien et de la restauration de la souveraineté libanaise, la diplomatie française a joué un rôle clé dans ce dénouement. Elle prend une part très active à la reconstruction économique du Liban, ce qui lui permet de conforter sa position de partenaire économique de premier plan du pays. Cependant, sur le plan politique, ce sont les États-Unis qui jouent le premier rôle. Sans compter l’Arabie saoudite et l’Iran, dont la rivalité a remplacé celle entre la France et l’Angleterre au XIXe siècle et qui ont leurs propres clientèles parmi les communautés libanaises, disposées comme toujours à rechercher l’appui de parrains étrangers.

Un certain recul de la francophonie

Si l’influence politique de la France se trouve marginalisée, ce n’est pas le cas de son rayonnement culturel, qui reste considérable. Cependant, même sur ce plan, une certaine érosion se fait jour, due à plusieurs facteurs: le fait que le Liban ait profondément changé de visage avec la fin de la prépondérance chrétienne et son intégration croissante à son environnement arabe; la progression de l’anglais et l’hégémonie planétaire de la culture de masse américaine auxquelles la francophonie a du mal à résister; le fait que la France, qui privilégie son appartenance à l’Union européenne, ait tendance à considérer la dimension francophone de sa politique étrangère comme appartenant un peu au passé; enfin, la diminution des crédits consacrés à la coopération culturelle. Mais, bien que le taux d’utilisation de l’anglais ait sensiblement augmenté au cours de la dernière décennie, cette progression s’est moins faite au détriment qu’en complément de la langue de Molière et comme une langue internationale supplémentaire. En gros, l’anglais est plutôt une langue outil et le français, d’avantage une langue de culture à portée identitaire, ce qui garantit son enracinement au Liban.

Impact sur les relations économiques

Les relations économiques entre la France et le Liban sont moins liées que par le passé à leur proximité culturelle et linguistique ; sauf dans deux domaines :   celui de la coopération et de l’aide au développement, et celui des industries culturelles. Il est incontestable que la contribution de la France à la reconstruction du Liban a été motivée par l’amitié indéfectible entre les deux pays. Celles-ci a toutefois permis aux entreprises françaises de décrocher en contrepartie d’importants contrats d’équipement. Au niveau des industries culturelles, les produits et services français continuent de dominer certains marchés. En particulier ceux où le label made in France et l’art de vivre français conservent un certain prestige.  Mais dans la plupart des secteurs la concurrence est de plus en plus vive. Celle de l’Italie, premier fournisseur du Liban, et celle des États-Unis, qui bénéficient de la fascination des jeunes pour la culture de masse américaine. Et la percée des importations coréennes et chinoises montre que les affaires sont sans doute d’avantage une affaire d’intérêts et de compétitivité que d’affinité culturelle.

Conclusion

L’influence de la France déborde maintenant le cadre traditionnel du Levant et touche les pays du Golfe, où il y a un réel engouement pour la culture française. Cependant, les changements géopolitiques intervenus sur la scène internationale font qu’elle peut moins mener une politique indépendante au Moyen-Orient comme au temps du général de Gaulle. Devenue une puissance moyenne, elle est davantage amenée à inscrire son action dans le cadre de l’Union européenne, même si cette dernière peine à définir une politique étrangère commune. C’est pourquoi, il appartiendra toujours à la France de jouer un rôle propre dans la région et au Liban, où aucun autre pays européen n’a autant d’intérêts, et d’être le moteur principal du rapprochement entre les rives nord et sud de la Méditerranée. Un des principaux défis qu’elle devra relever sera de démentir la prophétie du choc de civilisation justifiée par la montée de l’islamisme radical et de l’islamophobie, qui se nourrissent mutuellement. Tâche où la diplomatie douce a un rôle capital à jouer.

Note du Saker Francophone

Nous remercions Ibrahim Tabet de nous faire partager son érudition et sa vision du Proche-Orient. Cette diversité de pensées et d’opinions permet à chacun de se faire une meilleure idée du monde d’aujourd’hui qui plonge ses racines dans l’Histoire.

Ibrahim Tabet

Après une carrière professionnelle qui s’est entièrement déroulée dans le domaine des médias et de la publicité, je me suis reconverti dans l’édition et l’écriture. Je fais aussi fait partie d’organisme a but non lucratif comme le Forum Francophone des Affaires et l’Association libanaise pour la transparence, qui lutte contre la corruption.

 

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