La Chine va-t-elle abandonner sa prudence ?


Il s’agit là d’un point essentiel : à la lumière de la tromperie américaine sur Taïwan, la Chine va-t-elle mettre sa prudence de côté et reconnaître qu’elle a besoin de la profondeur militaire et stratégique de la Russie et de l’Iran ?


Par Alastair Crooke – Le 15 août 2022 – Source Al Mayadeen

De l’extérieur, on voit une Asie occidentale qui se prépare et qui modifie sa position pour faire face à l’Est. Il ne s’agit toutefois pas d’un simple déplacement géographique vers un autre point cardinal. Il s’agit en partie d’une « réaction repoussoir » face à l’avalanche de sanctions, de réglementations et de saisies d’avoirs qui s’échappent de l’« usine » à sanctions de l’UE et s’appliquent à des personnes n’ayant aucun lien, ou un lien très faible, avec les États sanctionnés.

Mais le véritable catalyseur de ce « pivot » naissant est plutôt la force d’attraction décisive d’une vision globale déposée sur le plateau de jeu du Grand Jeu par la Russie. Les États du « Heartland » sont à la fois intrigués et attirés. Il y a aussi un parfum de Bandung II dans cette affaire. La conférence de Bandung, en 1955, a également été lancée sur les principes d’autodétermination, de respect mutuel de la souveraineté, de non-agression, de non-ingérence dans les affaires intérieures et d’égalité de participation.

Bien sûr, l’énergie originelle de cette initiative s’est dissipée sous l’impact d’un nouveau colonialisme financiarisé, mais il y a aujourd’hui dans l’air une tentative de renaissance de ces premiers sentiments anticolonialistes dirigés, cette fois-ci, contre l’« ordre fondé sur des règles » imposé et dissimulé.

Dans une succession rapide, nous avons eu une série de sommets potentiellement redéfinisseurs de stratégie : la conférence de la Caspienne, la conférence de Téhéran et la conférence Russie-Turquie. Tous ont une importance stratégique majeure et nous voyons déjà les premiers « bourgeons » de croissance dans le projet du président Erdogan d’appeler le président Assad.

Cette initiative, en soi, atténuera les tensions régionales. La relance par le président Poutine de l’accord d’Adana (1998), dans lequel Damas garantissait l’endiguement des mouvements kurdes basés en Syrie, pourrait toutefois ouvrir la voie à un règlement final de la question syrienne, tant en ce qui concerne les djihadistes à l’est, d’une part (avec la coopération d’Erdogan), que la fin de l’occupation américaine du nord-est de la Syrie, d’autre part (avec l’aide de la Russie).

Ce dernier point n’est qu’un exemple de la nouvelle dynamique politique qui commence à prendre vie. Ces ouvertures sont néanmoins soutenues par un intérêt économique solide – centré sur l’avènement de nouveaux canaux commerciaux et économiques, afin d’atténuer le barrage de sanctions de l’Occident – tout en générant de nouvelles initiatives commerciales pour sortir la région de sa crise.

Le nerf de cette vision est l’énorme réseau de voies navigables, soutenu par la conférence sur la mer Caspienne, ainsi qu’un réseau de pipelines complémentaire dans le Heartland. En Occident, les corridors fluviaux bon marché ont été négligés. Mais nous assistons ici au déploiement d’un réseau extraordinaire, qui s’étend vers l’ouest jusqu’à la mer Noire (et donc potentiellement jusqu’au Danube) et (plus directement) jusqu’à la Méditerranée. Vers le nord, jusqu’à la route maritime du nord de l’Arctique ; vers le sud, via la mer Caspienne et le corridor nord-sud, jusqu’à Dubaï et l’Inde ; et vers l’est, via la Nouvelle route de la soie, jusqu’à la Chine. Des corridors plus rapides et moins coûteux que les alternatives maritimes.

Tout cela doit être consolidé par de nouveaux systèmes de paiement partant de l’Afrique (le Système panafricain de paiement et de règlement) qui doivent s’harmoniser avec les systèmes alternatifs SWIFT, Mir et Union Pay. Par la multiplication des Zones économiques spéciales exonérées d’impôts se développant dans la région MENA et une renaissance ferroviaire traversant le continent africain, tant latéralement que verticalement.

Dans l’ensemble, il s’agit d’un mouvement stratégique visant à retirer le commerce, ses couloirs de transport et tous les systèmes de paiement des griffes des puissances maritimes du « Grand Jeu » . L’Occident fulmine. Le Financial Times, le journal de l’establishment, a déjà lancé des avertissements concernant un réalignement trop étroit entre la Turquie et la Russie. Des commentateurs anonymes de l’UE laissent entendre que la Turquie pourrait se voir sanctionnée par l’UE.

Paradoxalement, l’événement déterminant qui pourrait lier toutes ces initiatives russes a eu lieu à des milliers de kilomètres de la région : la visite de Pelosi à Taïwan, qui a tant exaspéré Pékin.

Ce n’est pas la réaction militaire immédiate de la Chine, ni l’annulation par la Chine d’une série de canaux de communication bilatéraux avec les États-Unis, qui sont en cause ici, mais plutôt le fait que le rythme et l’intensité des tensions entre les États-Unis et la Chine sont appelés à augmenter, ce qui modifiera à jamais ces relations.

Il semblerait que la Chine ait compris que Biden a menti. À trois reprises, il a déclaré explicitement que les États-Unis défendraient militairement Taïwan, en cas de prise de contrôle forcée de l’île par les Chinois. À chaque fois, les collaborateurs de Biden sont revenus sur ces déclarations : « Oh, vous savez, Biden a tendance à mal s’exprimer » . Lui, Biden, s’en tient sincèrement à la politique d’une seule Chine.

Ce n’était pas vrai.

Eh bien, les yeux des Chinois se sont ouverts. Ils comprennent tout d’abord maintenant que les États-Unis ont l’intention de faire tout leur possible pour s’assurer qu’une réunification pacifique n’aura jamais lieu. Cette prise de conscience a touché la corde sensible du « siècle d’humiliation » de la Chine par les puissances occidentales, qui avaient saisi et occupé des parties de la Chine.

Deuxièmement, ils doivent comprendre qu’il découle de cette idée que la réunification doit être imposée, d’une manière ou d’une autre, contre la volonté des États-Unis. Et troisièmement, que la fenêtre d’opportunité (ou du moins, l’opportunité de le faire sans déclencher une guerre majeure), se refermera progressivement sur eux.

Ces deux points impliquent que les relations entre les États-Unis et la Chine ne seront plus jamais les mêmes. Quelle est l’incidence de cette situation sur le Moyen-Orient ? Voici les implications (comme l’explique un commentateur militaire russe, mais ce qui suit est paraphrasé) :

Il est facile d’oublier que la Chine a joué le rôle de « gentil garçon » pour les États-Unis, en ce qui concerne les sanctions contre la Russie. (Jake Sullivan avait averti la Chine à Ankara, que si elle tenait à ses marchés américains et européens, elle ne devait pas tenter de contourner les sanctions américaines). Oui, la Chine achète l’énergie de la Russie ainsi que d’autres ressources stratégiques, mais les États-Unis aussi, et ils l’ont exemptée des sanctions.

 

Il a fallu l’humiliation évidente de la visite de Pelosi à Taïwan pour que la Chine commence à reconnaître qu’il faudrait peut-être aller au-delà de l’achat d’énergie et de certaines technologies militaires à la Russie, en plus d’un soutien verbal dans le cadre d’un partenariat stratégique. La Russie soutient pleinement la Chine et continuera à le faire, mais il est temps que la Chine prenne des mesures très concrètes, et pas seulement des déclarations, en vue d’une véritable alliance et d’un ajustement des aspirations économiques de la Chine aux réalités de l’intégration eurasienne, dont la sécurité stratégique repose sur la Russie.

Il s’agit là d’un point essentiel : à la lumière de la tromperie américaine sur Taïwan, la Chine va-t-elle mettre sa prudence de côté et reconnaître qu’elle a besoin de la profondeur militaire et stratégique de la Russie et de l’Iran ? Et maintenant, dans ses relations avec la Russie et l’Iran, va-t-elle peser de tout son poids sur les divers projets d’intégration eurasiens ?

Si tel est le cas, elle donnera un coup de fouet à la région, au moment où celle-ci en a le plus besoin.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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