La campagne de Crimée, une opération de communication exemplaire

Par Anna Markonova – Le 3 mars 2015 – Source theorisk.wordpress

Alice Lacoye Mateus est une avocate franco-portugaise et ancienne diplômée de l’École de guerre économique (Paris). Elle a récemment rédigé La campagne de Crimée, une opération de communication exemplaire pour le dossier thématique de Knowckers.org consacré à la guerre de l’information. Remercions le webzine Theatrum Belli pour cette découverte et prélevons quelques échantillons de cette superbe analyse…

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« Le succès de la campagne de Crimée est désarmant: 190 bases militaires ukrainiennes se sont rendues en trois semaines alors qu’elles n’étaient pas confrontées à un déploiement en masse russe. En d’autres termes, en moins d’un mois, 16.000 soldats ukrainiens ont perdu une bataille face à 10.000 hommes de troupes d’assaut dont le véhicule de transport le plus lourd était un BTR80 [blindé léger, NdT]. Pendant un certain laps de temps, notamment lors du conflit israélo-libanais de 2006, l’asymétrie a été associée à des conflits caractérisés par des acteurs de nature différente et aux capacités contrastées. Or, l’annexion de la Crimée témoigne de l’efficacité des stratégies asymétriques au sein de conflits interétatiques, soit entre des acteurs souverains disposant de capacités conventionnelles. L’asymétrie n’est alors pas relative à la nature des acteurs, faible ou puissante, mais au choix des techniques, stratégies, et centres des gravité conflictuels. Le déploiement des tactiques asymétriques vise à empêcher un adversaire de défendre ses intérêts au travers d’opérations psychologiques, d’information warfare et d’intimidation par la démonstration de forces conventionnelles, de pression économique et d’opérations des forces spéciales notamment déguisées en partisans locaux. »

En février 2014, des hommes armés ont pris position sur le territoire de Crimée. Malgré leurs uniformes, Vladimir Poutine a nié l’envoi de forces russes, alléguant que « l’espace postsoviétique est rempli de tels uniformes ». Il évoque des «forces locales d’auto-défense». Le département d’État américain a répliqué que «le monde n’avait pas vu une telle fiction russe depuis que Dostoïevski avait écrit que deux et deux égal cinq». Des débats sans fin ont inondé la Toile sur l’origine des uniformes, des plaques d’immatriculation, des armes…

[…] La logique de la technique de maskirovka (camouflage) n’est pas, en l’espèce, de faire croire à une réalité mais d’enliser le débat dans une logique de confrontation de preuves. Jill Dogherty, l’ancien chef de bureau de CNN à Moscou, souligne que Vladimir Poutine a fini par admettre en avril 2014 que des troupes russes se trouvaient sur le sol de Crimée. Toutefois, Vladimir Poutine n’a admis la présence de troupes russes en Crimée que suite au référendum de mars 2014, démontrant qu’il dominait le tempo. Par ailleurs, il ne nous semble pas que l’exercice de la technique de maskirovka ait eu pour objectif de nier indéfiniment la présence de forces russes. Elle avait probablement un objectif opérationnel, gagner du temps. Ainsi, par exemple, la prise de contrôle de points stratégiques, bâtiments politiques ou de communications, aurait été notamment possible en Crimée due à l’incertitude sur le statut international des groupes armés s’emparant des locaux. L’incertitude de Kiev, qui ne souhaitait pas apparaître comme l’agresseur, aurait donné des heures cruciales d’un point de vue tactique aux petits hommes verts.

[…] En l’absence d’une utilisation conventionnelle et visible de la force, il est difficile de déclencher les articles 5 du traité de Washington et 51 de la charte de l’ONU. Ainsi, la perception des opérations est telle que sa qualification juridique permet difficilement une réponse armée légale.

[…] La campagne de Crimée aura miné le droit et la confiance politique qui reposait sur celui-ci. Cela n’aura pas été le moindre de ses effets. En ce sens, elle aura constitué une opération  psychologique de communication d’ampleur systémique. Le droit international de l’usage de la force et des alliances est à un tournant. Il est de l’intérêt de tout pays disposant d’une stratégie de puissance de peser sur cette évolution. Il est devenu irréaliste de penser que les capacités conventionnelles, seules, garantissent la puissance et la souveraineté […] La stratégie non-linéaire russe s’approprie ainsi le modèle occidental et le retourne.

[…] En effet, la logique de la guerre froide reposait notamment sur la capacité d’attractivité de chacun des blocs. Toutefois, tel qu’analysé ci-dessus, les stratégies de communication peuvent simplement viser la destruction de la légitimité adverse, notamment la légitimité du leadership. […] Le modèle européen de régulation de la puissance étatique, fondé sur le droit et axé sur des valeurs libérales et humanitaires, est ainsi soumis à une forte pression. L’annexion de la Crimée n’est pas une question purement ukrainienne : elle piège la conception occidentale de la puissance»

Anna Markonova

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