Par Andrew Korybko et Hamsa Haddad – Le 9 janvier 2017 – Source Oriental Review
Le futur politique de l’Irak est encore incertain à cause de l’approfondissement des divisions du pays entre ses différentes composantes chiite, sunnite et kurde, qui ont été exacerbées par Daesh au cours des dernières années. Certes, l’Irak est depuis 2003 miné par des violences communautaires, mais jamais auparavant ces trois communautés n’ont été aussi éloignées l’une de l’autre. Jusqu’à présent, aucune n’avait de base sérieuse pour proclamer sa quasi-indépendance, à part bien sur les Kurdes, mais même Erbil (capitale de la région autonome du Kurdistan irakien, appelée Hewlêr en kurde, NdT) ne pouvait espérer proclamer son indépendance tant que l’armée irakienne projetait une image de puissance dans tout le pays.
Cependant, il s’agissait exactement de cela, une simple image de puissance, comme en atteste la rapidité avec laquelle l’armée irakienne a reculé devant l’offensive de Daech à l’été 2014. La situation actuelle de dramatiques divisions communautaires en Irak est directement liée à cette période au cours de laquelle le soi-disant État irakien unifié a cessé d’opérer dès lors que son pouvoir s’est retrouvé confiné à la seule ville de Bagdad, et encore pas dans tous les quartiers.
L’actuelle campagne de libération de la ville de Mossoul progresse au ralenti, une situation qui peut être attribuée à la dangereuse méfiance mutuelle que se portent toutes les factions « alliées », ainsi qu’à l’effort des États-Unis d’exacerber cette méfiance mutuelle afin de mieux « diviser pour régner » sur ce qui est de facto son ancienne colonie irakienne. De plus, l’intrusion de deux autres puissances étrangères, en plus des États-Unis, de la Turquie et de l’Iran, a transformé l’Irak en une zone de conflits par procuration, à l’instar de la Syrie et de l’Afghanistan.
Pour simplifier, la Turquie soutient le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak [abrégé en GRK, NdT] à cause des liens étroits avec Ankara cultivés depuis des années par son dirigeant Massoud Barzani, tandis que l’Iran soutient les milices chiites, et les États-Unis l’armée régulière irakienne et quelques tribus sunnites triées sur le volet. Même s’il existe des rapports faisant état de tensions entre les Kurdes et les chiites (et plus généralement on pourrait dire entre la Turquie et l’Iran par le biais de leurs alliés sur le terrain en Irak), le détonateur d’une guerre civile potentielle en Irak se situe entre les sunnites et chacun des deux autres groupes.
De plus, le pouvoir à Bagdad, quelle que soit la faction ethnico-religieuse qui le domine à un moment donné, est réticent à décentraliser l’État plus qu’il ne l’est déjà, ce qui signifie que le pouvoir à Bagdad résistera à toute tentative de développement d’un fédéralisme identitaire dans un environnement politique débarrassé de Daech, même s’il est difficile d’affirmer qu’il risquerait une guerre civile sur cette question.
Ceci nous amène à analyser l’éventualité d’une nouvelle période de violences communautaires après que l’Irak soit nettoyée de l’engeance que représente Daech. Ni l’Iran ni la Turquie ne veulent voir leur voisin commun plongé dans une guerre sans fin, même s’ils ont tous les deux des intérêts à protéger au sein même du territoire irakien. Toutefois, étant donné la nouvelle lune de miel dans laquelle convolent Téhéran et Ankara depuis l’échec du coup d’État fomenté par les États-Unis contre Erdogan, il est peu probable qu’ils se risquent unilatéralement à des manœuvres dangereuses qui pourraient être interprétées par l’autre partie comme susceptibles de déclencher une guerre civile. Ainsi, il est probable que ces deux puissances moyen-orientales soutiennent une initiative tendant à faire de l’Irak un État fédéral, avec la création légale de trois micro-États indépendants de fait les uns des autres, basés sur les trois communautés identitaires qui peuplent l’Irak aujourd’hui.
Pour être honnête, la minorité sunnite pro-américaine est aussi, d’une certaine façon, en faveur d’une telle solution, et a milité auparavant en ce sens. Le problème, tel que cette minorité le perçoit, est que les régions kurde et chiite de cet Irak fédéral contiennent la majorité des réserves pétrolières du pays et concentrent la majeure partie de l’activité économique du pays. Cela signifie que la partie sunnite de cet arrangement territorial serait la plus pauvre et sous-développée, ce qui ne manquerait pas de devenir un terreau fertile pour la propagation d’idéologies radicales, et la prolongation de sympathies pour Daesh. Même si la partie sunnite du pays parvenait à obtenir un partage des revenus pétroliers de la part des deux autres entités, ce qui est hautement improbable, cela ne constituerait aucunement un palliatif à ses lacunes économiques et idéologiques. Ainsi, quelle que soit la constitution de l’Irak post-Daech, de nature fédérale ou autre, il apparaît que la partie sunnite du pays restera la plus potentiellement belligène et sujette à des influences et provocations extérieures, ce qui semble expliquer pourquoi cette solution a la faveur des États-Unis.
Washington a compris que cette communauté sunnite peut constituer une plate-forme fiable pour la déstabilisation du champ de bataille interconnecté qu’est devenu le Syrak (Syrie et Irak). Même si les Kurdes peuvent fort bien remplir la même fonction stratégique, et ils le font déjà à l’heure actuelle du fait de leurs liens étroits avec les États-Unis et Israël, il y a de fortes chances que le concert tripartite des grandes puissances que forment la Russie, l’Iran et la Turquie réussirait à neutraliser, ou tout du moins à diluer cette menace stratégique.
À l’opposé, il est moins sûr qu’ils y parviendraient de la même manière avec les communautés transnationales et ultra-traditionnelles sunnites qui peuplent les zones rurales du Syrak : en effet, la diffusion d’images de la neutralisation des minorités sunnites serait extrêmement dommageable et pourrait provoquer des tensions régionales, sans parler d’un possible éclatement de cette tripartite russo-irano-turque naissante, si la majorité sunnite venait à être isolée [par les États-Unis et Israël, NdT] d’une Turquie musulmane influencée par les Frères musulmans.
Dans un avenir proche, le rapport de force en Irak post-Daech, qui dépend largement de la campagne actuelle de libération de Mossoul, nous donnera une indication claire de la direction politique que prendra l’Irak. La possibilité d’un conflit ethnique précédant ou suivant immédiatement la fin de cette campagne militaire est très élevée, et les États-Unis et leurs alliés du Golfe pourraient très bien créer les conditions pour la réalisation de ce scénario, afin de mieux pouvoir diviser pour régner dans la région du Syrak, tout en créant des difficultés nouvelles pour la Turquie et l’Iran.
Le scénario idéal verrait un Irak revenir à sa structure politique antérieure, à savoir un État reposant sur des tensions communautaires mais « unifié ». Cela semble toutefois impossible, ce qui signifie qu’il est bien plus probable qu’un fédéralisme identitaire soit largement instauré dans le futur. Cela amènera son lot de difficultés, à savoir sur la réorganisation territoriale du pays, en particulier au sujet des revendications kurdes sur la région de Kirkouk. Il faut anticiper d’autres problèmes au sujet du partage des revenus pétroliers, de l’organisation des forces armées de chaque micro-État, de la division de Bagdad, et de l’autorité hypothétique que détiendront le gouvernement central et ses différents corps (militaire, fiscal, diplomatique, etc.) sur chacune des trois entités.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence de presse Sputnik. Hamsa Haddad est un chercheur syrien basé à Moscou.
Article original paru sur New Eastern Outlook
Traduit par Laurent Schiaparelli, vérifié par Wayan, relu par Cat pour Le Saker Francophone
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