Par Rob Urie – Le 27 mars 2015 – Source CounterPunch
«Le postulat est l’existence d’une information dont la forme et le contenu sont traités par le marché, que l’ensemble de l’expérience humaine réduit à un pornographe économique, au point d’abandonner la responsabilité de l’organisation sociale.»
Deux semaines après qu’un ancien représentant de l’administration Obama ayant contribué au renflouement de General Motors a demandé un siège au conseil d’administration de GM en vue de forcer un rachat de $8 milliards d’actions au profit de fonds spéculatifs, General Motors s’est jointe à Ford – également renflouée – pour annoncer son intention d’ajouter un niveau de rémunération encore plus bas à la structure salariale à deux niveaux existante. Invoquant la concurrence étrangère, les dirigeants de General Motors mobilisent 8 Md$ de bénéfices non distribués pour relever le cours des actions de la société détenues par des fonds spéculatifs, mais également à leur propre avantage. Le rôle de l’administration Obama dans le maintien de la structure salariale à deux niveaux lors du renflouement de General Motors et dans l’envoi d’un de ses anciens membres à la chasse aux miettes devrait susciter quelques questions essentielles sur l’imbrication de la politique et de l’économie.
Cette imbrication soutenue par la théologie économique du néolibéralisme depuis plusieurs décennies est aujourd’hui totalement ancrée dans les grandes institutions de l’Occident. En réduisant le champ de l’expérience humaine à la doctrine bien grise des relations avec le marché, le néolibéralisme s’apparente pour le moins à de la pornographie économique. Il se caractérise par le transfert d’un contexte dans un autre, la suppression de toute l’étendue et de toute la profondeur des relations humaines, qu’il s’agisse de la famille, des amis, des voisins ou de la communauté, pour remplacer les êtres humains par des consommateurs à contrôler, à racketter et à exploiter. Le ton est donné: peut-on imaginer plus belle réussite politique que celle du néolibéralisme? L’histoire regorge d’idéologies fédératrices au service du statu quo jusqu’à ce que, ayant atteint leurs limites, elles soient contraintes de s’ouvrir à d’autres possibilités.
Avec la gauche américaine égarée depuis maintenant près d’un demi-siècle dans le désert, la tentation se fait de plus en plus forte de chercher une opposition brillante et immuable. Pour le moment, laissons de côté la tendance au tribalisme idéologique. Se pose toutefois la question suivante: le problème vient-il d’une absence d’influence sur l’ordre existant, ou s’agit-il d’une conception totalement différente de ce que le monde devrait être? Vue de l’intérieur, l’adhésion politique à l’ordre existant est complète. Elle ne saurait être partielle. Le consentement est total. Les citoyens américains qui ne sont pas politiquement actifs sont néanmoins considérés comme des citoyens à part entière. Ce sont sans doute les meilleurs d’entre nous. Dès lors, il ne s’agit pas de savoir comment la gauche se définit en interne, mais plutôt comment elle se définit par les infimes possibilités hors de l’ordre existant.
La tentation d’attribuer un éclat fédérateur au capitalisme moderne, à l’instanciation sans cesse plus systématique du modèle de la grande entreprise caractéristique du néolibéralisme dans les domaines du public et du privé, brouille les frontières entre l’intelligence locale et globale. Par analogie, l’Église catholique a passé deux mille ans à attribuer tout ce qui ne cadrait pas à la volonté divine. La voie capitaliste de la sécularisation de Dieu en tant qu’intelligence extérieure est la suivante: Dieu -> la nature -> les marchés, ces derniers représentant une intelligence fédératrice extérieure. Hors considérations stratégiques, la gauche doit se demander si l’acceptation de ce dieu séculaire est intellectuellement et théoriquement cohérente, ou bien s’il s’agit d’une réponse sociologique à une profonde absurdité. Quant à la question stratégique, elle se pose en ces termes: hors de cette logique fédératrice, doit-on s’efforcer d’agir sur les esprits ou sur les circonstances?
Le fait que les néolibéraux ont réussi à imposer leur vision dans la plus grande partie du monde peut être attribué à une anticipation stratégique, mais la stratégie proprement dite n’a rien de nouveau. Depuis plusieurs dizaines d’années, les Républicains modernes ont compris l’avantage politique qu’il y a à s’attirer la sympathie des bureaucrates et à l’entretien de réseaux de relations fidèles. George H.W. Bush a ainsi désigné son fils à la présidence une douzaine d’années à l’avance au travers de nominations judicieuses à la Cour suprême. Dans The German Dictatorship [La dictature allemande], Karl Bracher revient sur les années passées par les dirigeants nazis à infiltrer la bureaucratie et les rouages du système dans toute l’Europe occidentale avant l’avènement du Troisième Reich. Dans The Crisis of the German Ideology: Intellectual Origins of the Third Reich [Crise de l’idéologie allemande: origines intellectuelles du Troisième Reich], George Mosse fait remonter les origines de ce jeu politique de longue haleine à l’Empire romain.
L’idéologie est-elle la cause de l’économie politique ou bien celle-ci est-elle à l’origine du discours apologétique qui la soutient ? L’absence d’arguments de la gauche dans le discours mainstream [pensée unique] coïncidant avec la montée du capitalisme radical depuis une quarantaine d’années en est la preuve. Cette orientation causale a été bien exposée par Antonio Gramsci il y a quelques dizaines d’années. C’est sans la moindre trace d’ironie que le grand défenseur du libre-échange Ronald Reagan a appliqué la politique économique la plus protectionniste de l’histoire moderne. L’anarcho-libertarianisme de Newt Gingrich était tout aussi superficiel. M. Reagan comme M. Gingrich ont tous deux utilisé le gouvernement à des fins clientélistes. La tendance au «Faites ce que je dis, pas ce que je fais» du néolibéralisme reflète bien le caractère capricieux de la classe dirigeante.
En tant que branche des pratiques scientifiques et académiques de la modernité, l’économie partage, avec divers degrés de plausibilité, le concept de progrès intellectuel et théorique. S’agissant d’un processus affranchi des autres disciplines et des résultats sociaux interconnectés par ceux qui le pratiquent, la question de savoir pourquoi l’histoire explique mieux les performances économiques sur le long terme (graphique 1 ci-dessus) que des théories économiques changeantes est tout à fait pertinente. Le théoricien universitaire Philip Mirowski suit l’idée, inspirée de Michel Foucault et Thomas Kuhn, d’une rupture structurelle, idée selon laquelle le néolibéralisme représente une rupture par rapport aux théories capitalistes antérieures. Bien que je sois très près de pencher pour la thèse de la rupture, [je considère que] le capitalisme est une idéologie fédératrice depuis qu’il a vu le jour au travers de son dualisme cartésien.
Au niveau théorique, la conception «Dieu -> nature -> marchés» de la nature en tant qu’intelligence extérieure précède même Adam Smith. À l’instar de Smith, les lecteurs peuvent laisser la migration déiste au niveau de la nature sans perte d’autre interférence avec les marchés. Dans l’ouvrage d’Adam Smith, La richesse des nations, livre IV, paragraphe 9:
En préférant s'appuyer sur l'économie nationale plutôt que sur l'économie étrangère, il s'attache uniquement à sa propre sécurité; en orientant cette industrie de manière à ce que ses produits aient la valeur la plus élevée possible, il recherche uniquement son propre profit. Ainsi, comme dans bien d'autres cas, il est dirigé par une main invisible vers une fin qui n'entrait aucunement dans ses intentions. Pour la société, ce n'est pas toujours plus mal qu'il n'y ait été pour rien. En poursuivant ses propres intérêts, il promeut fréquemment [cet aspect] de la société plus efficacement que lorsqu'il souhaite réellement le faire. J'ai rarement constaté de bons résultats de l'action de ceux qui prétendaient commercer pour le bien commun. Cette affectation, certes, est peu répandue chez les marchands, et très peu de mots suffisent à les en dissuader.
L’hypothèse de départ est le dualisme cartésien intérieur/extérieur, qui organise ceux qui agissent dans leur propre intérêt au travers d’une intelligence extérieure tournée vers l’amélioration de la société. La main invisible de Smith est la manifestation métaphorique de cette intelligence extérieure. L’acteur social de base est l’individu pour lequel la main invisible est un élément extérieur: les intentions extérieures des individus sont un obstacle à des réalisations sociales qu’il est préférable de laisser à une nature bénévole. Ce point est important: en effet, tout en soutenant que c’est le souci de son propre intérêt qui motive de bonnes réalisations sur le plan social – «il recherche uniquement son propre profit » –, Smith exprime une compréhension plus large de l’intérêt social ailleurs. Par l’allocation extérieure de la production sociale à laquelle Smith fait plusieurs fois allusion dans le même chapitre (voir lien ci-dessus), la main invisible agit comme une forme d’intelligence située hors des intentions et de la compréhension humaines.
Lorsque Philip Mirowski (voir lien ci-dessus) soutient que le néolibéralisme est un amalgame de philosophie sociale autrichienne et américaine élaborée depuis les années 1940, il ne mentionne pas la possibilité d’un contexte social – il ne s’agit pas d’un amalgame de philosophie sociale tunisienne et ougandienne. Ce qu’il faut retenir, c’est que les écoles de pensée n’existent pas par hasard. Des économistes autrichiens tels que Friedrich Hayek ont été importés dans les années 1940 et 1950 par des ploutocrates américains dépossédés, afin de ressusciter l’idéologie capitaliste primitive. M. Hayek en est un exemple intéressant. Il a en effet compris et articulé les conséquences sociales de la production capitaliste, dont la pollution, jusqu’à ce qu’il soit payé pour ne pas le faire par Fred Koch, père des litigieux frères dystopiques Koch. Cela donne à penser que le néolibéralisme moderne était considéré comme primitif, même par les idéologues voués à la cause du capitalisme des dernières décennies.
Cette histoire est importante, car l’argument d’une rupture structurelle entre l’orthodoxie pré-keynésienne qui a précédé l’orthodoxie keynésienne bâtarde du New Deal et du libéralisme exige une analyse offrant une autre explication. Quel que soit le crédit que l’on accorde à la science, elle repose sur la dualité de la relation entre observateur et observé. Dans un domaine, dit-on, bien couvert par M. Mirowski, les économistes William Stanley Jevons et Leon Walras ont coopté dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle des modèles issus de la physique sur lesquels ils ont plaqué leurs théories économiques. Le principe selon lequel les systèmes économiques seraient analogues aux systèmes physiques précédait nécessairement cette cooptation. Ces modèles sont des métaphores des processus physiques/économiques qu’ils sont censés représenter; ils découlent d’un intérieur métaphorique qui, en théorie, représente certains aspects d’un monde extérieur.
Cette conception de l’économie en tant que système naturel suit la migration déiste Dieu -> Nature de la modernité occidentale. À l’instar de l’idée physiocratique d’un ordre naturel qui a précédé La richesse des nations de Smith, Jevons et Walras rendent allégeance à un système économique reposant sur des règles naturelles, dont les acteurs économiques agissent séparément d’un système donné de l’extérieur. Paradoxe supplémentaire de la théorie néolibérale, les marchés sont la structure organisatrice qui s’est organisée elle-même de l’extérieur. Par analogie, et dans le même cadre dualiste, on ne peut pas assimiler les individus à la gravitation. Il y a d’une part les individus, de l’autre la gravitation. Par extension, on ne peut pas assimiler les individus à la nature. Il y a d’une part les individus, de l’autre la nature. Il convient de noter que cette dualité ne laisse pas de place à l’humain: nous sommes éternellement à l’intérieur d’un espace nébuleux séparé du monde.
C’est là que réside le paradoxe. Constituant une force organisatrice extérieure ou, selon les termes de M. Mirowski, un système de traitement de l’information, les marchés néolibéraux sont extérieurs aux affaires humaines. La réorganisation des relations sociales autour de cette intelligence extérieure suppose une parfaite connaissance de celle-ci, ou bien une réorganisation sociale reposant sur celle-ci ne peut être considérée d’emblée que comme une marque d’arrogance. Le postulat est l’existence d’une information dont la forme et le contenu sont traités par les marchés, que l’ensemble de l’expérience humaine réduit à un pornographe économique, au point d’abandonner la responsabilité de l’organisation sociale.
En vérité, les pensées et les actions créatrices sont réalisées avec une forme et un contenu sans rapport avec la notion de traitement de l’information économique. Le cercle conceptuel allant des gens aux marchés et revenant aux premiers n’offre pas une meilleure visibilité; ce n’est qu’une tautologie vide de sens. Alors qu’Adam Smith et les économistes capitalistes qui l’ont suivi entretenaient différentes visions de l’État et du marché, même de manière peu plausible comme Marx et Lénine, une fois l’idée d’une intelligence extérieure bénévole acceptée, la distinction apparaît arbitraire. Si l’État a vocation à servir les intérêts de la classe dirigeante, même en y voyant une formulation crue de l’explication marxiste-léniniste de l’État capitaliste, l’État remplit une fonction économique. Son rôle dans la politique participative est alors largement illusoire. Inversement, si les marchés fonctionnent dans le cadre de l’économie, pourquoi ne fonctionneraient-ils pas dans celui de la politique? La réponse à cette question étant que ce n’est pas le cas, du moins pas comme ils le proclament (voir graphique 1 plus haut), indique la nature éthérée de l’idéologie fédératrice. Le fait que le néolibéralisme veuille se tenir à l’écart des conséquences sociales de ses actes constitue pour lui un vice fondamental.
Dans les années 1950 et 1960, les scientifiques qui concevaient les fusées étaient considérés comme le summum de l’intelligence humaine, car ils étaient capables de lancer des missiles et de les faire atterrir ailleurs. Le fait que bon nombre d’entre eux aient été des nazis convaincus avant de s’engager dans le développement d’armes nucléaires pour les États-Unis rend suspecte cette conception de l’intelligence. Avant le krach de 2008, les banquiers et les spécialistes de la finance étaient considérés comme les esprits les plus brillants pour la création de ce qui, après coup, est apparu comme une prospérité à la répartition très inégale. Selon le ministère [étatsunien] de la Justice, l’emploi qui est fait des ressources municipales de Ferguson, dans le Missouri, confirme avec éclat les vertus du néolibéralisme. Un groupe de blancs becs dégoulinant [de respectabilité] en costume a invoqué l’histoire pour s’arroger des privilèges aux dépens de la population qu’il était censé gouverner.
Le néolibéralisme est l’équivalent métaphorique d’une sorte de pornographie, c’est-à-dire d’une réduction de la structure et de la finalité de l’existence humaine à une succession sans fin d’images d’individus qui chient les uns sur les autres. De ce point de vue, les seules alternatives possibles sont d’autres styles de pornographie où on se chie dessus également. L’ironie de la critique des alternatives socialiste et communiste, vues comme des théories inventées par des envieux, réside dans le fait que cette critique vient principalement d’individus qui voient les relations sociales uniquement à travers l’idée qu’il est dans la nature des hommes de se chier continuellement dessus. Ce qui est déprimant dans ce point de vue et son ancrage profond est que les jeunes n’ont pas la mémoire de l’Histoire ni l’expérience de la vie qui leur permettraient de le mettre en perspective. En ce sens, le néolibéralisme est fondamentalement prédateur. Cependant, in fine, il est mal conç : comment le montrent les citoyens de Ferguson, vous pouvez légalement chier sur les autres pendant un certain temps, mais pas éternellement. En outre, l’étroitesse de la vision néolibérale laisse suffisamment d’espace pour d’autres perspectives sociales, car l’intelligence n’a pas les excréments pour seule monnaie des relations sociales.
Rob Urie
Rob Urie est artiste et économiste politique. Il croit en la jeunesse d’aujourd’hui, aux crusties et aux punks, aux anarchistes et aux communistes, en résumé, à tous ceux qui, par choix ou par suite d’un enchaînement de circonstances, rejettent le désir de contrôler et dominer les autres.
Traduit par Gilles Chertier – http://www.gilles-chertier.com/