Par Andrew Korybko – Le 12 août 2016 – Source Oriental Review
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La Thaïlande est le pays le plus crucial au sein de la structure géopolitique de l’ANASE continentale. Elle concentre les intérêts infrastructurels de la Chine, de l’Inde et du Japon tout en constituant le terrain d’un âpre affrontement politique entre les USA et la Chine. Son économie est solide et stable (la plus grande au sein de l’ANASE après celle de l’Indonésie), et sa population de près de 70 millions d’habitants répartie au cœur de l’espace régional sud-est asiatique surpasse celles du Laos, du Cambodge et de la région orientale de la Birmanie.
Forte de sa riche histoire multiséculaire, la Thaïlande est également l’un des chefs de file civilisationnels de la région ; mais contrairement au Laos et au Cambodge modernes, elle a les moyens de déployer son soft power et de faire valoir ses intérêts politiques à l’étranger. Cependant, si l’idée de civilisation constitue un élément potentiellement unificateur pour la société thaïe, elle pourrait aussi porter en germe son effritement si ce concept à trois volets venait à être ébranlé de manière significative. Si des facteurs survenant spontanément, provoqués et/ou fabriqués venaient à nuire à la monarchie, l’armée et/ou l’idée d’une « thaïsation » orchestrée depuis le cœur de la nation, la Thaïlande pourrait rapidement entrer dans une période de pandémonium susceptible de renverser son statut de chef de file régional, et de subvertir un ou plusieurs de ses projets d’intégration transnationale ; cela pourrait même occasionner une désintégration territoriale partielle.
La Thaïlande peut-elle contrecarrer les menaces de guerre hybride qui la guettent ?
Le poids géopolitique de la Thaïlande ne doit pas être surestimé. Les deux identités maritime et continentale du pays lui permettent d’exercer une influence aussi bien sur terre que dans les mers, ce qui est également le cas de ses principaux alliés dans une certaine mesure. Pendant des décennies, les États-Unis se sont servis de la Thaïlande comme d’un tremplin pour faire valoir plus profondément leurs intérêts unipolaires au cœur de l’ASEAN continental, mais le tournant pro-chinois décisif voulu par le premier ministre Parût Chan-o-Cha a permis à Pékin de tirer à son tour profit de ses percées stratégiques pour obtenir un accès illimité à l’océan Indien. De plus, la Chine n’est pas le seul pays à avoir perçu le potentiel géopolitique de la Thaïlande, de l’autoroute de l’ASEAN et du Corridor Est-Ouest. En ce qui concerne ces deux derniers, leurs projets combinés rendent possible la liaison des deux littoraux péninsulaires indochinois. Cela compliquerait bien entendu la diplomatie économique multilatérale entretenue par les Chinois avec cette sous-région via la route de la soie de l’ASEAN. En somme, la Thaïlande constitue, au sein de l’Asie du Sud-Est continentale, un centre civilisationnel particulier qui fut jadis une puissance robuste et stable. Or, la sape de son modèle unitaire, incarné par la Thaïsation, ainsi que des mécanismes de soutien structurel en faveur de l’armée et de la monarchie, quelle que soit la façon dont elle serait menée, pourrait déchaîner des forces dévastatrices à même de ruiner son potentiel de tête de pont de la multipolarité, et faire de ce pays un gouffre géopolitique.
Nous commencerons l’étude portant sur la Thaïlande par un rapide aperçu de l’histoire du pays. Nous devrons à regret escamoter certains des éléments les plus remarquables de celle-ci afin de constituer un résumé en adéquation avec le sujet qui nous intéresse présentement. Nous nous attacherons ensuite à identifier les thèmes prédominants dans l’histoire du pays et nous expliquerons comment ils éclairent sa situation actuelle. Dans la dernière partie de cette étude, nous nous pencherons sur l’imbrication des trois menaces de guerre hybride qui pèsent sur la Thaïlande et nous dégagerons divers scénarios selon lesquels ces périls pourraient se concrétiser.
L’édification du « pays du sourire »
L’affrontement régional et la retraite territoriale
Le territoire actuel de la Thaïlande a historiquement beaucoup pesé sur les problématiques régionales, que ce soit en tant que composante majeure d’empires étrangers (l’Empire khmer, le Lan Xang ou encore les dynasties birmanes Toungoo et Konbaung) ou comme centre de pouvoir à part entière (le royaume Rattanakosin). Aussi bien en tant que projecteur que récepteur d’influence régional, sa position géographique centrale a rendu le pays indispensable pour faciliter les actions engagées entre les différentes puissances et les divers peuples d’Asie du Sud-Est ; or cette constante géopolitique est restée de mise jusqu’à nos jours. En outre, le rôle de la Thaïlande fut renforcé par le modèle de relations politiques dit de la « mandala » qui prévalait durant l’ère coloniale ; celle-ci a vu divers noyaux civilisationnels propager leurs influences et autorités respectives, allant parfois jusqu’à atteindre les fiefs de leurs rivaux voisins. Ainsi, les intérêts de la Birmanie (que les historiens désignent généralement par le nom de ce qui était à cette époque connu comme le Myanmar), le Lan Xang et l’Empire khmer se sont entrecroisés à travers le territoire thaï actuel et la « mandala » d’Ayutthaya (située au nord de Bangkok). Cette situation a induit un rapport de force civilisationnel unique de plusieurs siècles entre ces différents acteurs, et souligné le rôle de moyeu que la Thaïlande a assumé au cours de son histoire.
Pour commencer par quelques points généraux concernant l’histoire thaïe, l’entité à l’origine de l’État thaïlandais contemporain fut le royaume d’Ayutthaya, dont l’existence s’est étendue sur une période allant de 1351 à 1967 ; et à l’instar du royaume Rattanakosin qui devait lui succéder en 1782 à la suite d’une brève transition marquée par la régence du royaume de Thonburi, il connut son lot de flux et reflux territoriaux. Son histoire est dans l’ensemble bien documentée. Précisons pour en faire un bref résumé qu’il fit valoir ses intérêts à l’Est au détriment de l’Empire khmer, mais qu’il fut ensuite mis à sac et détruit par les envahisseurs des dynasties birmanes Taungû et Konbaung venues de l’ouest. En un mot, 20 guerres différentes se produisirent entre le Siam et la Birmanie du XVIe au XIXe siècle, ce qui constitue une fréquence de conflits stupéfiante entre ces deux voisins. Si le souvenir historique de cette rivalité subsiste partiellement dans la psyché contemporaine de ces deux nations, il ne joue clairement plus un rôle aussi déterminant que par le passé ; cet antagonisme pourrait tout de même être ravivé par l’un ou l’autre camp à des fins de politique intérieure et/ou provoqué depuis l’étranger à certaines fins géostratégiques.
La dynastie Rattanakosin qui émergea des cendres laissées par les royaumes d’Ayutthaya et de Thonburi parvint à mettre un coup d’arrêt au blitzkrieg birman et à stabiliser globalement sa frontière occidentale. Cela lui permit de s’étendre avec plus d’ardeur vers l’Est et d’annexer à son empire les provinces d’un Lan Xang affaibli et d’entamer des manœuvres ciblant les Khmers. Toutefois, vers les années 1800, le Vietnam avait accompli l’incorporation du royaume de Champa au sud et des possessions khmères le long du delta du Mékong dans le cadre de son Nam tiến (« avancée vers le sud »), ce qui le plaçait dans un rapport de rivalité directe avec le Siam pour la mainmise sur le reste du Cambodge. Les deux États expansionnistes du Siam et du Vietnam finirent inévitablement par s’affronter pour les terres cambodgiennes qui se trouvaient prises en étau entre les deux belligérants, ce qui amena les deux nations à se faire la guerre durant les périodes de 1831-1834 et 1841-1845. La France entama son occupation impériale de l’Indochine peu de temps après par l’invasion de la Cochinchine en 1858 (qui correspond à l’aire géographique qui entoure le delta du Mékong vietnamien actuel) et le protectorat de 1863 sur le Cambodge ; ce dernier repoussa le Siam et laissa les forces françaises se positionner le long de sa frontière sud-orientale.
L’expansionnisme impérial français connut un nouveau coup d’accélérateur à la faveur de la guerre franco-siamoise de 1893, pendant laquelle Paris parvint à rafler la plus grande partie du Laos. Durant cette même période, le Royaume-Uni prit l’initiative en faisant main basse sur les États Chan sous domination birmane, coupant ainsi ce qui avait été auparavant la frontière nord du Siam avec la Chine. Les Français fixèrent leur frontière impériale avec le Siam de 1904 à 1907, et les Britanniques firent dans la foulée pression sur Bangkok pour que le pays adhère au traité anglo-siamois de 1909 qui contraignit les Siamois à céder la souveraineté sur leurs territoires du sud peuplés de Malais. Les manœuvres françaises et britanniques combinées durant la moitié de siècle antérieure furent vécues comme une humiliation monumentale par le Siam, même si certaines d’entre elles étaient considérées comme nécessaires d’un point de vue stratégique pour assurer la préservation de l’indépendance officielle du royaume. Les deux puissances impériales envisageaient pour le Siam un rôle de zone tampon géopolitique neutre entre leurs possessions respectives, et le royaume remplit ce rôle plutôt bien dans l’ensemble. Cependant, les pertes territoriales qu’endura le Siam multi-ethnique au cours de cette période dans les territoires correspondant aux actuels Cambodge, Laos, Birmanie et Malaisie firent par la suite le jeu du maréchal et dirigeant nationaliste Plaek Phibunsongkhram (Phibun) durant la Seconde guerre mondiale, et incitèrent le pays, rebaptisé « Thaïlande » par le chef militaire, à s’engager aux côtés du Japon fasciste.
La Thaïsation, Phibun et la Seconde guerre mondiale
Le Siam connut un coup d’État militaire éclair en 1933 qui dégrada le pouvoir absolu de la monarchie et déboucha sur des avancées quasi démocratiques. Cet événement est mémorable car ce fut la première des multiples ingérences militaires qui devaient se reproduire de façon régulière dans les affaires politiques intérieures au cours des décennies suivantes. Durant les années qui suivirent le renversement du pouvoir, l’État mit l’accent sur l’identité thaïe majoritaire, et tout particulièrement sur le groupe des Thaïs du centre considéré comme le noyau culturel du mouvement. À cette époque, une multitude de minorités ethniques vivait encore à l’intérieur des frontières siamoises, encore qu’elles n’étaient pas aussi nombreuses ou géographiquement concentrées que du temps où le pays dominait le Laos ou le Cambodge, par exemple. Néanmoins, dans le zeitgeist nationaliste qui prévalait mondialement durant les années 1930, le Siam se sentait tenu d’appliquer sa propre conception de ces idéaux, et le legs de cette initiative a perduré jusqu’à nos jours. Nous verrons plus loin en quoi les ressortissants thaïs d’origine laotienne du Nord-Est de la Thaïlande (l’Isan) se distinguent ethniquement, culturellement, linguistiquement et historiquement de leurs homologues thaïs du centre du pays ; pour l’heure, contentons-nous de nous assurer que le lecteur comprenne qu’il existait des disparités ethno-régionales suffisamment fortes au Siam pour justifier dans une certaine mesure la conviction des autorités qu’un programme d’unification identitaire était nécessaire.
Le concept de nationalisme thaï central fut promulgué avec enthousiasme par le maréchal Phibun après sa prise de pouvoir en 1938 et sa nomination comme Premier ministre et commandant en chef de l’armée siamoise. Un an plus tard, en farouche adepte de l’idée de thaïsation, il rebaptisa le pays « Thaïlande » (qui doit être entendu comme « le pays des Thaïs ethniques ») et émit 12 décrets socio-culturels connus sous le nom de « mandats culturels ». Ceux-ci portaient essentiellement sur des considérations nationalistes (i.e. le changement de nom du pays) et diverses mesures comportementales (i.e. l’interdiction des seins nus, l’imposition d’un code vestimentaire national, la suggestion d’heures de repas optimales et d’activités récréatives, etc.) ; mais la chose la plus intéressante pour l’étude qui nous occupe est la façon dont ces décisions visèrent à éroder les divisions ethno-régionales, ce qui indiquait que cette forme morcelée de l’identité n’imprégnait pas seulement les mentalités de certaines populations périphériques (les tribus montagnardes du Nord, les Laos du Nord-Est, les Khmers de l’Est, les Malais du Sud ou les Karens de l’Ouest) mais qu’elle était suffisamment perceptible pour représenter ce que Phibun considérait alors comme une menace pour l’unité nationale. Logiquement, le premier décret comprend un énoncé stipulant que « Le peuple et la nationalité doivent être appelés ‘Thaï’ » ; Le troisième décret dit que les citoyens devraient « cesser d’appeler le peuple thaï d’une façon incompatible avec le nom de la nationalité, ou selon la préférence du groupe » et « utiliser le nom ‘Thaï’ pour désigner le peuple thaï, sans le subdiviser » ; et le neuvième décret établit spécifiquement que « le peuple thaï ne doit pas tenir le lieu de naissance, de résidence ni l’accent régional comme des marqueurs de division ».
Les ambitions nationalistes de Phibun se projetèrent au-delà des frontières thaïlandaises, au cœur des territoires que son pays avait été forcé de céder dans des conditions humiliantes aux Français et aux Britanniques au cours de l’ère siamoise tardive. Dès lors, l’expansionnisme territorial du Japon fasciste fut favorablement perçu par le dirigeant thaï qui orienta son pays vers une alliance avec la puissance impériale montante dans l’espoir que cette dernière appuie la poursuite de ses propres desseins dans la région. Les deux États signèrent le traité entre la Thaïlande et le Japon concernant la perpétuation des relations amicales et le respect mutuel de l’intégrité territoriale de chacune des parties prenantes en juin 1940 ; or vers la fin de l’année, une Thaïlande enhardie se lança dans une guerre contre les possessions françaises d’Indochine au Laos et au Cambodge. La guerre franco-thaïlandaise qui s’ensuivit aboutit à un accord de paix, conclu en mai sous l’égide japonaise, qui octroya à Bangkok le contrôle de certains territoires laotiens et cambodgiens qu’elle avait jadis perdus au profit de Paris. Plus tard au cours de la même année, le Japon finit toutefois par envahir la Thaïlande le 8 décembre 1941 dans le but de sécuriser les droits de transit nécessaires à l’attaque que les Nippons avaient planifiée contre la Birmanie sous contrôle britannique. Le même jour, Tokyo attaqua également Pearl Harbor, la Malaisie et les Philippines.
Phibun capitula rapidement et officialisa dans la foulée son alliance avec le Japon. Cela donna par la suite lieu à des « rétributions » territoriales accordées par les Nippons à son pays. La Thaïlande reprit possession des territoires qu’elle avait perdus dans ce qui était à l’époque les États Chan birmans à l’est de la rivière Salouen, ainsi que dans les provinces majoritairement malaises qu’elle avait administrées avant 1909. À l’issue de la Seconde guerre mondiale, la Thaïlande fut néanmoins contrainte une nouvelle fois de renoncer au contrôle sur ces zones, ce qui entérina la configuration des frontières actuelles de la partie continentale de l’Asie du Sud-Est.
La guerre contre l’Indochine
Après la Seconde guerre mondiale, les États-Unis insistèrent pour que la Thaïlande ne fasse l’objet d’aucune sanction pour ses actions et qu’il lui soit seulement imposé de restituer le territoire qu’elle avait auparavant occupé grâce à l’appui diplomatique et militaire du Japon. Les Français et les Britanniques s’opposèrent catégoriquement à une telle approche, mais les USA imposèrent clairement leurs vues à leurs alliés affaiblis en les faisant consentir à cette simple « tape sur les doigts » qu’ils voulaient infliger à la Thaïlande. La stratégie de Washington était simple, mais elle fut couronnée de succès ; les États-Unis savaient que s’ils pouvaient coopter ce pays en lui tendant une « branche d’olivier » après le conflit, ils pourraient en devenir le « protecteur » implicite en se portant garant de sa souveraineté et de sa sécurité au milieu des deux empires vindicatifs entre lesquels il se trouvait. Ils pourraient ainsi exercer leur influence sur cet État crucial au sein de l’Asie du Sud-Est continentale. Les USA avaient déjà accordé leur indépendance aux Philippines, bien qu’ils exerçaient encore une influence de premier plan sur leurs affaires intérieures. Mais il fallait aux Étasuniens une composante continentale afin de compléter leur ancrage insulaire dans la région et diversifier leurs possessions géopolitiques, d’où la nécessité de tendre la main à la Thaïlande.
Très vite, les germes de cette politique portèrent leurs fruits géopolitiques lorsque les USA commencèrent à s’impliquer dans la guerre en Indochine en mettant à profit leur réseau de bases de l’Air Force en Thaïlande dans le but de mener des bombardements à travers la région. La Thaïlande était également aux prises avec une insurrection communiste intérieure dans sa région Nord-Est, ce qui conduisit ses dirigeants à renforcer encore leur coopération avec les États-Unis afin d’obtenir leur soutien le plus entier (que Washington fut bien aise de leur fournir en échange de l’autorisation de disposer leurs bases sur leur territoire national). La Thaïlande se trouvait indéniablement sur la ligne de front de la guerre menée par les USA en Indochine, et elle tenait toujours une position anticommuniste de premier plan, même après le retrait officiel des États-Unis de cette sous-région en 1975 et de la Thaïlande en 1976.
Celle-ci accueillit des unités d’insurgés Khmers rouges qui combattaient les unités vietnamiennes stationnées dans leur pays après la guerre de 1978-1979, ce qui ne manquait pas de faire écho au conflit territorial auquel les deux camps s’étaient livrés durant les années 1830 et les années 1840. Les Vietnamiens lancèrent des assauts frontaliers contre les USA et les forces rebelles khmères soutenues par la Thaïlande, cette dernière ainsi que le Laos commencèrent alors une brève guerre frontalière de 1987 à 1988. La position de Bangkok durant cette période fut considérablement renforcée par la neutralisation à laquelle elle procéda à l’encontre de l’insurrection communiste du Nord-Est, au début des années 1980. Cela lui permit de sécuriser son territoire et de déstabiliser plus sûrement ses voisins laotien et cambodgien sans crainte de représailles intérieures. L’un dans l’autre, on peut estimer que la Thaïlande demeura l’allié le plus solide des USA au sein de l’Asie du Sud-Est continentale durant la totalité de la Guerre froide, prouvant que la politique d’indulgence après la Seconde guerre mondiale menée par Washington atteignit son objectif tacite d’acquérir stratégiquement un bastion opérationnel avancé dans la région.
Le facteur estudiantin
L’un des développements politiques intérieurs les plus importants durant la période de la Guerre froide fut la montée des mouvements étudiants au cours des années 1970. Ces groupes constituaient l’avant-garde des mouvements populaires antimilitaristes qui voulaient restaurer l’autorité civile sur le pays, même si un nombre considérable de ces étudiants aspiraient à ce que le futur gouvernement présente des aspects socialisants. Plusieurs manifestations estudiantines massives se déroulèrent en octobre 1973 et aboutirent à un abandon du pouvoir par les militaires. Mais la courte période de régime civil fut interrompue à la suite du massacre d’étudiants d’octobre 1976 qui vit un autre groupe de généraux prendre la tête du pays. Ce qu’il importe de souligner dans ces deux événements historiques majeurs, c’est le rôle clé que les étudiants jouèrent dans le déclenchement des changements de régime qui advinrent, que ces derniers fussent conformes à ce à quoi les insurgés aspiraient (comme pour celui de 1973) ou pas (comme pour celui de 1976).
Le précédent des mouvements politiques estudiantins de grande ampleur est un facteur socio-culturel qui ne peut être effacé de la psyché thaïe, compte tenu de l’impact que ces deux changements de régime dans les années 1970 ont eu sur le pays. On peut dire que les mobilisations estudiantines se sont en quelque sorte inscrites dans la tradition thaïlandaise depuis lors, un modèle national précieux mais tout de même sous contrôle. De nos jours, ce type de résistance anti-establishment revient sur le devant de la scène, tandis que Thaksin Shinawatra et ses supplétifs sont en quête de procédés novateurs et créatifs visant à affaiblir un gouvernement militaire partisan de la multipolarité, et cherchent à reprendre les rênes du pouvoir.
Les mouvements étudiants de 1973 et 1976 ne disposaient pas des travaux de Gene Sharp sur la révolution colorée pour les aiguiller, mais au début du XXIe siècle, il est possible que leurs homologues modernes emploient des méthodes semblables pour accroître leurs chances d’aboutir au changement de régime voulu. Cela ne manquerait pas de remuer de vifs souvenirs chez les Thaïs du quotidien. Ainsi, des segments de la société prédisposés à éprouver de la sympathie pour un tel mouvement pourraient considérer celui-ci comme s’inscrivant dans le sillage de celui de 1973, tandis que d’autres strates de la population pourraient redouter qu’il aboutisse à une conclusion violente, comme ce fut le cas en 1976. Si l’armée venait bel et bien à mener une répression analogue à ce qu’elle fit il y a 40 ans, elle s’exposerait cette fois à d’intenses critiques du monde occidental et on parlerait de « nouveau Myanmar ». Elle serait dès lors susceptible de subir un régime de sanctions de même nature que celles que l’État thaïlandais avait infligées à ses voisins. Si les USA prenaient la tête d’une initiative visant à « isoler » la Thaïlande pour sanctionner cette répression, ils ne parviendraient qu’à précipiter le gouvernement dans les bras de la Chine, comme ils le firent avec la Birmanie après 1989.
Essor et fiasco économiques
L’économie thaïlandaise commença son envolée dans le milieu des années 1980 et le monde fut témoin de sa croissance économique comme étant la plus dynamique entre 1985 et 1994, avec un taux moyen annuel de 8,2 % au cours de cette période. Le développement éclair qui se produisit propulsa la Thaïlande parmi les pays récemment industrialisés et la plaça sur la carte des investisseurs mondiaux. Toutefois, une croissance aussi rapide présentait des inconvénients, dans la mesure où elle occasionna des bulles financières et sectorielles qui ne demandaient qu’à éclater. Mais quoi qu’il en soit, rien ne garantissait absolument que l’économie thaïlandaise pique du nez, comme ce fut le cas après la crise financière asiatique de 1997.
Rappelons au lecteur ce que nous avons écrit au tout début de l’étude portant sur l’ASEAN au début de cet ouvrage, à savoir que la crise économique régionale fut le fruit des manigances spéculatives du charognard George Soros ; or celles-ci, combinées aux défaillances structurelles de la Thaïlande et aux bulles qui la fragilisaient, suscitèrent une tempête économique aux proportions désastreuses. Il faut aussi se rappeler à ce stade que l’incident remplit le double objectif de tester le point auquel une crise économique montée de toutes pièces peut donner une impulsion à des processus anti-souverainistes, qu’il s’agisse de changements de régimes, à l’image de ce qui advint plus tard en Indonésie, ou d’une capitulation devant le FMI comme celle à laquelle la Thaïlande finit par se livrer.
La Thaïlande de Thaksin
Les difficultés économiques des années de l’immédiat après-crise donnèrent naissance aux conditions socio-politiques nécessaires au décollage de la carrière politique de Thaksin Shinawatra. L’homme d’affaires multimillionnaire avait un don pour le populisme et se présenta comme une figure étrangère à l’establishment, ce qui lui permit d’engranger un soutien exceptionnel parmi les citoyens des campagnes du pays, en particulier ceux de la région nord-est de l’Isan. Bénéficiant de tracts et de financements généreux, sa politique de « Thaksiconomics » lui valut les faveurs d’une large portion des masses jusque-là apolitiques, elle motiva de nombreux citoyens à s’impliquer dans le processus politique pour la première fois de leur vie et induisit un élargissement irrémédiable de l’électorat national.
Alors qu’il se consacrait à cultiver la lame de fond de soutien dont le gratifiaient les plus démunis dans les zones rurales, Thaksin était également impliqué dans de nombreuses activités de corruption pour son propre compte (dont il fut reconnu coupable en 2008), mais il espérait que ses liens étroits avec l’establishment aux États-Unis suffiraient à traverser n’importe quelle crise intérieure. Voulant s’attirer encore plus les faveurs de Washington, il fournit des troupes pour la guerre en Irak en 2003 et fut « récompensé » plus tard au cours de la même année en voyant son pays être désigné comme un « allié majeur en dehors de l’OTAN », ce qui lui permit d’acquérir de l’équipement militaire américain d’un calibre qu’il n’était auparavant jamais parvenu à se procurer. Cette désignation était aussi symbolique des liens étroits ayant uni pendant deux décennies les deux « partenaires » ; cette entente a d’ailleurs essentiellement consisté en une relation de vassalisation. Parvenant à se rapprocher encore plus étroitement de Washington, Thaksin prôna unilatéralement un accord de libre-échange entre la Thaïlande et les États-Unis sans consulter le corps législatif national, et l’arrogance de cette manœuvre politique contribua à la déchéance qu’il se vit infliger en 2006. Avant son renversement, il avait intensifié les opérations militaires contre le mouvement séparatiste musulman malais dans le Sud de la Thaïlande qui connaissait depuis peu un second souffle, certains de ses membres ayant commencé à recourir aux attaques terroristes et à se lier à Al Qaeda. Cette escalade des deux côtés eut pour conséquence le déploiement de 150 000 soldats dans la région dès 2014, et nous aborderons plus loin les points de vulnérabilité face au péril de la guerre hybride qu’implique ce conflit.
La prédominance de Thaksin sur la scène politique thaïe devait bientôt s’effondrer en 2006 à la suite d’un nouveau coup d’État orchestré par l’armée. La situation politique du pays avait été marquée par une accentuation notable des clivages au cours de l’année précédente, la corruption de Thaksin représentait l’un des motifs les plus rassembleurs pour la mobilisation de ce mouvement naissant. Ses opposants politiques boycottèrent les élections de 2005 qu’il avait organisées avec trois ans d’avance par rapport au calendrier électoral ; ce scrutin fut entaché par des accusations de fraude. Thaksin voulait centraliser son pouvoir tant que les masses rurales lui accordaient encore leur soutien, car il pressentait que sa cote de popularité pouvait s’effriter après à la ratification de l’accord de libre-échange avec les USA qu’il projetait de mettre en place (bien qu’il ne parvînt jamais à le conclure définitivement). Le pays fut plongé dans une crise politique après la tenue du vote, et cette agitation persista jusqu’en septembre 2006, quand les militaires prirent les devants afin de ramener l’ordre. Thaksin se trouvait alors à New York et fut accusé de corruption, ce dont il fut reconnu coupable deux ans plus tard, et son parti politique fut dissout. Une nouvelle formation ne tarda pas à voir le jour pour le remplacer. Ce nouveau mouvement bénéficia du capital social que son meneur avait développé à sa tête et remporta les élections de 2007. Cet événement déclencha une nouvelle vague de troubles politiques dans le pays.
La Thaïlande se divisa alors entre les « Chemises rouges » pro-Thaksin et les « Chemises jaunes » anti-Thaksin, et des violences urbaines opposèrent régulièrement les deux camps. Plusieurs Premiers ministres se succédèrent pendant deux ans jusqu’aux élections de 2011 qui virent la sœur cadette de Thaksin, Yingluck Shinawatra, accéder au pouvoir ; elle fut alors considérée comme l’homme de paille de son frère, ce qui lui assura le soutien des Chemises rouges et suscita la consternation des Chemises jaunes. L’opposition se réorganisa et mit en œuvre un immense mouvement de contestation à son encontre en 2013, auquel elle riposta en envoyant des hordes de Chemises rouges réprimer les manifestations. Comme cela s’était vu dans la situation tourmentée que son frère avait mise en place avant elle, l’armée dut intervenir pour rétablir l’ordre face à la flambée d’un désordre qui devenait incontrôlable. Depuis, les dirigeants installés à la tête du pays à la suite du coup d’État mené par l’ancien commandant en chef et actuel Premier ministre Prayut Chan-ocha gardent le pouvoir jusqu’à la tenue des prochaines élections.
Un nouveau départ ?
D’une certaine façon, le coup d’État de 2014 marqua un nouveau départ pour la Thaïlande en ce qui concerne ses politiques intérieure et économique. Cela étant, le principal facteur sous-jacent de déstabilisation politique intérieure reste d’actualité. Pour ce qui est de ce dernier point, les Chemises rouges partisans de Thaksin ne reculeront devant rien pour faire revenir leur héros politique au pouvoir, même si cela implique d’introniser un de ses hommes de paille dans un premier temps. Les États-Unis soutiennent désormais le mouvement des Chemises rouges car il est extrêmement hostile aux choix faits par Chan-ocha en matière de politique étrangère. Ce dernier a opté pour une réorientation géopolitique dans les relations vers la Chine précisément au moment où les USA investissaient une large part de leurs ressources dans leur stratégie de « pivot asiatique » et de Coalition pour circonscrire la Chine (CCC). On pouvait certes prévoir qu’une intervention militaire allait être menée pour apaiser les troubles suscités par les Chemises rouges à travers le pays, mais les USA ne s’attendaient probablement pas à ce que les autorités issues du coup d’État remanient à ce point les projections géopolitiques thaïlandaises.
Les USA ne se soucient pas de Yingluck ou Thaksin sur un plan personnel. La seule chose qui importe à leurs yeux est de disposer d’un gouvernement fantoche à Bangkok pour appuyer la création du CCC ; or il s’avère que la famille Shinawatra jouit d’une cote de popularité (rurale) qui justifie aux yeux de la communauté internationale le fait qu’elle se trouve à la tête du pays. Les États-Unis pourraient, si nécessaire, dénicher un candidat provisoire pour faciliter la « transition » politique en attendant que l’une ou l’autre de ces deux personnalités revienne au pouvoir « légalement ». Mais l’idéal national proclamé par Chan-ocha entre clairement en contradiction avec les projets des USA. En tant que gradé issu de la fine fleur militaire de la nation, il connaît bien les intrigues auxquelles se livrent les USA dans son pays. Fort de ce savoir, il se trouve bien placé pour élaborer les stratégies les plus efficaces afin de combattre Washington et préserver la souveraineté de la Thaïlande. Aucun dirigeant thaïlandais après la Seconde guerre mondiale n’a fait montre d’autant d’audace que lui pour défendre l’indépendance du pays. C’est ce qui rend l’ascension de Chan-ocha absolument inédite dans l’histoire des relations américano-thaïlandaises. Il n’est pas à proprement parler « anti-américain », mais il ne veut pas voir son pays devenir un vassal bon à sacrifier dans le cadre de la nouvelle Guerre froide contre la Chine. D’où les manœuvres pragmatiques multipolaires qu’il a menées en vue d’approfondir les relations avec Pékin (tout en s’abstenant de critiquer ouvertement les États-Unis).
Sa décision la plus controversée, et qui a soulevé de vives protestations publiques de la part des USA, a été celle de restreindre certaines libertés publiques dans le cadre de mesures préventives visant à contrer les manigances de Washington en vue de déclencher une révolution colorée. En tant qu’expert militaire, Chan-ocha est tout à fait conscient de l’adresse avec laquelle les Chemises rouges et les USA ont instrumentalisé ces libertés par le passé. Il a donc pris ces mesures dans le but de s’assurer que lui et son administration puissent rester au pouvoir suffisamment longtemps afin de pouvoir mener à bien les réajustements nécessaires en termes de politiques intérieure et extérieure. Mais ce faisant, en neutralisant presque complètement le dispositif « légal » de révolution colorée, il n’a laissé d’autre choix aux stratèges de Washington que de se rabattre sur des tactiques de guerres non-conventionnelle (comme l’attentat de Bangkok en août 2015). Ces stratagèmes sont toutefois d’une nature plus « douce » si on les compare à ceux mis en place sur d’autres théâtres d’opération comme l’Ukraine. La relative « retenue » des USA s’explique par leur volonté de mettre en place le type de situation déstabilisatrice propre à pousser l’armée à la faute, et accroître ainsi les chances de succès de la révolution colorée qui s’ensuivrait.
Le fait que la Thaïlande constitue une pièce maîtresse dans le dispositif reliant l’autoroute de l’ASEAN en Inde à l’axe transocéanique japonais entre la Birmanie et le Vietnam est d’une importance cruciale pour le CCC. Les États-Unis ne sacrifieraient leurs plans pour instiller une déstabilisation de grande envergure en Thaïlande qu’en dernier recours. Il y a toutefois un risque très réel de voir les intrigues de Washington contre Bangkok échapper à tout contrôle ; l’obsession étasunienne d’entraver la route de la soie chinoise pourrait ainsi compromettre inutilement les projets infrastructurels des alliés de l’Oncle Sam. C’est pourquoi Chan-o-cha relève un gigantesque défi en s’opposant aux diktats stratégiques anti-chinois tout en maintenant la stabilité au sein de son pays. S’il parvient à juguler l’escalade de la guerre hybride amorcée par les USA et à faire face à la multitude de menaces qu’ils pourraient générer dans un avenir proche (intentionnellement ou non), il s’en verra conforté comme le plus grand visionnaire que la Thaïlande ait connu après la guerre. Or, l’extrême importance des enjeux laisse à penser que les États-Unis mettront à profit tous les moyens dont ils disposent pour contrecarrer les initiatives du dirigeant thaïlandais et ruiner ses projets multipolaires.
Thématiques éprouvées
L’histoire de la Thaïlande après la Seconde guerre mondiale peut être résumée par cinq thématiques éprouvées ayant un impact considérable sur les événements actuels, et susceptibles de jouer un rôle dans les manœuvres de déstabilisation dans le cadre d’une guerre hybride :
La gestion par l’armée
La Thaïlande a connu 19 coups d’États militaires au cours de son histoire, ce qui est révélateur de la fréquence à laquelle l’armée s’implique dans la politique intérieure du pays. La relation très étroite de la Thaïlande avec les USA se caractérise aussi bien par une dimension politique que militaire. Ce dernier aspect démontre d’ailleurs la profondeur de l’influence exercée par les États-Unis sur l’establishment thaï. Bien souvent, les coups d’États militaires thaïlandais furent le fruit de querelles intestines ; mais l’influence US sur l’armée impliquait que Washington pouvait instrumentaliser cette institution à sa guise, en particulier si la poursuite d’un intérêt géostratégique l’y incitait. Ainsi, il est par exemple possible que le coup d’État de 1976 ait été déclenché à la faveur de troubles circonstanciels imprévisibles, mais il ne fait aucun doute que cet événement s’est clairement produit au bénéfice stratégique des États-Unis.
Les observateurs doivent se souvenir que le gouvernement civil de 1973 avait demandé à l’armée US de se retirer deux ans après, soit précisément l’année au cours de laquelle les forces communistes libérèrent toute l’Indochine et gagnèrent les guerres du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Les USA étaient incontestablement désavantagés dans leur retrait d’Indochine et leur départ de Thaïlande. Et compte tenu des craintes suscitées par la « théorie des dominos » à cette époque, bien des dirigeants étaient convaincus que la Thaïlande était le prochain pays qui devait « tomber ». Un gouvernement militaire devait être mieux indiqué qu’un gouvernement civil pour les intérêts stratégiques étasuniens, et ce fut précisément le cas dans le contexte de l’Indochine d’après 1975, en pleine Guerre froide. Si un gouvernement civil fut par la suite rétabli, le coup d’État de 1976 fit rebasculer la Thaïlande dans un statut d’État mandataire des USA et la fit revenir sur tous les acquis souverainistes que les dirigeants civils lui avaient octroyés. Durant les années 1980, la Thaïlande travailla en étroite relation avec les États-Unis en soutenant les rebelles Khmers rouges le long de sa frontière orientale, et en menant une guerre par procuration contre le Vietnam dont les USA entendaient bien se venger.
Du point de vue des relations bilatérales, l’armée thaïe constitua l’instrument de domination du pays le plus fiable dont disposaient les USA pour contrôler le pays. Cet instrument faisait office d’extension régionale du Pentagone (en moins puissant toutefois). Chaque fois que le moindre bouleversement intérieur menaçait de mettre à mal l’influence thaïlandaise dans la région (et l’influence étasunienne vis-à-vis du pays), l’armée intervenait pour remettre de l’ordre et contrecarrer ce risque. Il ne s’agit pas de dire que chaque coup d’État dans l’histoire de la Thaïlande fut le fruit d’une manigance étasunienne, mais que les États-Unis y trouvèrent leur compte chaque fois que cela se produisit. Les USA ne laissèrent jamais ce genre d’événements empoisonner les relations bilatérales entre les deux États. La seule exception à cette « règle » fut le coup d’État militaire de 2014 qui prit complètement Washington de court.
Prayut Chan-o-cha a préparé son coup à l’avance, comme en attestent les mesures de politique intérieure et internationale qu’il a prises depuis son arrivée au pouvoir. Il y a fort peu de chances que le pivot géopolitique vers la Chine ait été décidé sur un coup de tête. Il en va de même concernant son décret visant à limiter certaines libertés publiques afin d’empêcher qu’une révolution colorée ne vienne mettre son règne en péril. Il a eu la clairvoyance de prendre les décisions qui s’imposaient pour restaurer et renforcer la souveraineté thaïlandaise, ce qui démontre qu’il avait longuement mûri ses initiatives. En outre, Chan-o-Cha avait parfaitement anticipé que ses décisions se heurteraient à de fortes oppositions émanant des USA, et que celles-ci seraient autrement plus tangibles que leurs discours de façade qui avaient accompagné les différents coups d’État en Thaïlande. Pour la première fois dans l’histoire du pays, l’armée ne dirige pas le pays sous l’égide des États-Unis mais selon les véritables intérêts géopolitiques du royaume.
L’alliance étasunienne
L’autre fondement de l’histoire thaïlandaise après la Seconde guerre mondiale est la relation privilégiée que son élite politique, économique et militaire a entretenue avec les USA. Nous avons déjà largement étudié cet aspect plus haut, mais ajoutons que les États-Unis s’appuient sur des individus et des institutions clés pour asseoir leur hégémonie sur la Thaïlande. Nous avons déjà exposé l’instrumentalisation de l’appareil militaire à cette fin par Washington, or il en va de même en ce qui concerne l’instrumentalisation des dirigeants économiques et politiques du pays. Ainsi, Thaksin Shinawatra présentait à cet égard un profil idéal du fait de son statut d’homme d’affaires multimillionnaire ainsi que de la place qu’il occupa par la suite à la tête du pays. Cela lui permit d’exercer une influence conforme aux intérêts étasuniens sur les sphères politique et économique thaïlandaises. Si Shinawatra est le plus connu et le plus populaire des appuis dont dispose Washington en Thaïlande, il est loin d’être le seul. Il existe tout un appareil institutionnel, constitué d’entités affiliées ou non au mouvement des Chemises rouges, qui s’emploient à diffuser l’influence US en Thaïlande.
Le projet idéal des États-Unis pour ce pays sud-asiatique serait d’en faire un membre loyal du CCC en comptant sur « l’amitié historique » entre les deux nations de sorte à le transformer « à juste titre » en une version continentale des Philippines. Si l’archipel constitue le principal État fantoche à la disposition de Washington dans la mer de Chine méridionale, les USA espèrent voir la Thaïlande se muer en son équivalent continental ; les deux États pourraient ainsi exercer une influence préjudiciable à la stratégie chinoise de la Ceinture et de la route. Les Philippines ont le potentiel de nuire à la Chine dans cette zone maritime, et celui de décider les États-Unis à faire d’elles leur nouveau « porte-avion insubmersible ». De son côté, la Thaïlande pourrait revenir sur son engagement en faveur de la route de la soie de l’ASEAN. La Thaïlande et les Philippines étaient censées constituer les principaux rouages du « pivot asiatique » étasunien, mais cette stratégie fut mise à mal par l’accession de Chan-o-cha au pouvoir. Celui-ci développa une politique favorable à la multi-polarité et défendit fermement la souveraineté thaïlandaise. Sans la participation de Bangkok au CCC, la manœuvre des USA visant à « confiner » la Chine fut complètement perturbée, car Pékin fut en mesure de contrer toutes les avancées relatives de Washington sur le front naval grâce à son projet de route de la soie au sein de l’ASEAN.
Les États-Unis aspirent donc à rétablir leur hégémonie sur la Thaïlande dans le but d’empêcher l’aboutissement de la route de la soie de l’ASEAN, ou du moins d’en prendre le contrôle. Dans les deux cas, cela rendrait caduque la stratégie chinoise de « détour » via l’Asie du Sud-Est continentale, et cela y rendrait les réseaux commerciaux chinois vulnérables au chantage que ne manquerait pas d’exercer le Pentagone. Il est peu probable qu’un coup d’État au sein de l’armée vienne renverser Chan-ocha. C’est pour cette raison que les USA cherchent à présent à s’appuyer sur les alliés économiques et politiques qu’il leur reste au sein du pays. Nous reviendrons sur ce point plus en détails, mais on peut s’attendre à ce que les Chemises rouges et leurs adeptes constituent l’avant-garde d’un mouvement de révolution colorée auquel pourraient se rallier des moines bouddhistes radicaux embrassant le modèle birman de déstabilisation nationaliste et religieuse. Sur le front économique, ces deux groupes pourraient inciter leurs soutiens à organiser des grèves et à perturber la circulation urbaine afin d’infliger un coup d’arrêt à l’économie de Bangkok, ce qui alimenterait la grogne anti-gouvernementale et susciterait un élan de sympathie envers le mouvement révolutionnaire. Toutefois, les USA pourraient pencher pour une stratégie plus institutionnelle en incitant les membres de l’élite économique qui lui sont acquis à lancer une campagne d’information promouvant les « avantages » du PTP. En y associant les ONG adéquates et les acteurs politiques mentionnés plus haut, une telle manœuvre pourrait modeler une campagne anti-gouvernementale bien plus solide en développant une « vision positive » pour la Thaïlande, une fois qu’un pouvoir civil pro-américain aura été brutalement rétabli.
Dans l’ombre du roi
Souvent négligée par le traitement que les grands médias accordent au drame militaro-politique qui se joue régulièrement en Thaïlande, la monarchie constitue pourtant l’une des institutions les plus influentes du pays ainsi que l’une des voix portant le plus auprès de la population. Le souverain actuel est le roi Bhumibol Adulyadej, également connu sous le nom de Rama IX, qui occupe le trône depuis 1946. Son long règne à la tête de la monarchie constitutionnelle confère à Rama IX une expérience notable qui l’a vu se confronter à toutes les facettes de l’histoire thaïlandaise après la Seconde guerre mondiale ; toutefois, les contraintes juridiques encadrant son pouvoir l’ont parfois empêché d’exercer la politique qu’il aurait souhaitée dans certaines situations. Il n’en demeure pas moins que le souverain est perçu comme une sorte de patriarche à qui la plupart des Thaïs accordent leur confiance, un gestionnaire familier qui a la défense des intérêts du pays à cœur. Lorsque Rama IX apporte explicitement son soutien à tel ou tel camp, qu’il s’agisse d’un groupe de contestataires ou des autorités militaires, cela équivaut à une marque d’approbation à laquelle le peuple tend généralement à se rallier.
Cela étant, il existe tout de même un mouvement visant à amenuiser l’ « aura sociale » du monarque et à réfuter son pouvoir normatif. Thaksin et les Chemises rouges sont à la pointe de cette mouvance ; ils aspirent à « moderniser » la société en l’expurgeant de l’influence que Rama IX y exerce. Nombreux sont les traditionalistes qui s’opposent aux Chemises rouges pour cette seule raison. Ils refusent en effet de voir le symbole le plus résiliant de leur passé servir de victime sacrificielle à un quelconque parti politique, a fortiori un parti soutenu par l’étranger. Les Chemises rouges tirent profit des lois anti-diffamation ainsi que des restrictions de certaines libertés publiques actuellement à l’œuvre dans le pays pour attaquer la monarchie. Elles espèrent ainsi entraîner des arrestations très médiatisées, sachant que les autorités militaires feraient alors l’objet d’un traitement médiatique très défavorable de la part des organes de presse occidentaux. Ces coups d’éclat médiatiques ont porté atteinte au sentiment de quasi-dévotion que de nombreux Thaïs éprouvent à l’endroit de leur monarque, ce qui a eu pour effet d’accroître encore le clivage politique au sein du pays et d’entretenir un climat favorable à des affrontements de rue entre les camps rivaux.
L’ « opposition » pro-américaine en Thaïlande espère attiser les tensions qui se cristallisent autour de la monarchie afin de contester les autorités militaires et d’accentuer le clivage socio-politique qui divise le pays. Le partisan de la monarchie Chan-ocha et son gouvernement sont en train de mettre en place ce que l’Occidental lambda verrait comme une « législation de bâillonnement de la liberté d’expression » en emprisonnant les « militants » des réseaux sociaux qui critiquent et bafouent le roi. Les Chemises rouges orchestrent délibérément leurs provocations pour que la monarchie et l’armée soient assimilées à une « dictature » en cas de riposte. Ces manœuvres entraînent une adhésion croissante des populations et des gouvernements occidentaux envers leur mouvance de « partisans de la démocratie », et elles préparent psychologiquement l’opinion internationale (occidentale) à la politique que ces militants voudraient appliquer s’ils parvenaient à s’emparer du pouvoir.
À l’instar d’Erdogan qui a travaillé à l’anéantissement des moyens dont disposait l’armée pour perpétrer un coup d’État constitutionnel contre lui, les Chemises rouges chercheront à préserver leur situation concrète. Elles prendront dans le même temps une initiative contre la monarchie dans le but de neutraliser définitivement la menace politique qu’elle pourrait représenter contre leur pouvoir. Elle consisterait en une élimination pure et simple de l’institution (le décès imminent du monarque vieillissant pouvant en constituer l’occasion), ou elle reviendrait à amenuiser la portée de l’influence monarchique sur les affaires intérieures en reléguant la royauté à un rôle aussi dérisoire que celui des monarchies scandinaves dans leurs pays respectifs. La mise en place de l’une ou l’autre de ces politiques verrait le pays basculer dans la tourmente d’une gigantesque controverse, mais si les Chemises rouges parvenaient à relever ce défi, il s’ensuivrait une transformation des conditions d’existence de l’État thaï qui s’acheminerait dès lors vers le règne durable d’un parti unique.
L’institution militaire revêt une importance cruciale pour éviter l’avènement d’une telle situation. Mais il se pourrait que la monarchie dispose d’une influence encore plus grande à cette fin, car elle est le seul acteur à même de mobiliser de larges parts de la population en sa faveur. Si le roi réprouvait un parti politique, cela priverait ce dernier d’une validation communément nécessaire au sein de la société thaïe. Rien ne permet de penser que Rama IX effectuera un revirement en faveur des Chemises rouges, quand bien même celles-ci viendraient à s’emparer du pouvoir à la faveur d’une révolution colorée. C’est ce qui explique la vigueur avec laquelle elles s’opposent à lui. Par ailleurs, son fils Maha Vajiralongkorn, qui se destine à prendre sa succession, est un militaire qui a pleinement conscience de l’importance de cette institution sœur. Il devrait donc œuvrer à renforcer ces deux entités lorsqu’il montera sur le trône. Du point de vue des Chemises rouges, il s’agit d’une menace de premier plan susceptible de mettre en péril tous leurs projets. Ne s’estimant pas en mesure d’exercer une quelconque emprise sur le roi ou son successeur potentiel, elles souhaiteraient éliminer définitivement la monarchie pour ne pas la trouver continuellement en travers de leur route par la suite.
« Le pouvoir du peuple »
L’idée d’un soulèvement populaire anti-gouvernemental s’est inscrite dans la conscience thaïe après la révolution estudiantine de 1973, suite à laquelle les dirigeants politiques et militaires ont pris conscience de la rapidité avec laquelle les mouvements de masse pouvaient renverser l’État. Le peuple a quant à lui compris la puissance qui est la sienne, surtout si celle-ci est orientée de sorte à cibler stratégiquement certains éléments de l’establishment. Cette prise de conscience tactique ainsi que le succès de sa mise en application en 1973 ont bouleversé la nature de la politique thaïe, bien que cet enseignement ait mis un certain temps à imprégner l’esprit des différents protagonistes.
L’État a dû admettre qu’il pourrait tomber à la faveur d’une mobilisation citoyenne massive, et qu’une telle crise devrait être gérée avec doigté pour ne pas envenimer la situation. Une riposte inadaptée, comme par exemple une répression entraînant un grand nombre de victimes civiles n’ayant rien à voir avec la révolution colorée, pourrait sonner le glas du régime en place en rendant les masses protestataires incontrôlables sans le recours à une violence aveugle déployée à grande échelle. De leur côté, les manifestants, qui sont conscients du potentiel dont ils disposent, ont pris la mesure de leurs limites physiques et de leurs points faibles. Toutes les figures de l’opposition aspirent à trouver le point d’équilibre entre ces deux réalités ; or si celui-ci venait à être atteint, l’État serait en proie à un dilemme stratégique qui le contraindrait à commettre les erreurs fatales qui précipiteraient sa chute.
En Thaïlande, les mouvements se réclamant du « pouvoir du peuple » peuvent être constitués aussi bien d’étudiants (comme en 1973), d’activistes des rues (comme les Chemises rouges) que de bouddhistes (conformément au modèle birman). D’ailleurs, la formule « pouvoir du peuple » fut déposée par un parti politique en Thaïlande au sein duquel les alliés de Thaksin trouvèrent refuge après la destitution de ce dernier. Le « parti du pouvoir du peuple » servait de couverture au parti Thai rak Thai, qui avait été interdit puis dissout à son tour sur ordre constitutionnel en décembre 2008. Lorsque l’on étudie le rôle joué par les mouvements se réclamant du « pouvoir du peuple » dans la Thaïlande d’après 1973, il est important de souligner qu’ils représentent l’un des outils les plus efficaces pour procéder à un changement de régime, comme cela s’est notamment vu au cours de la dernière décennie.
Une telle arme sociale, lorsque son potentiel est pleinement exploité contre un gouvernement civil, peut susciter des effusions chaotiques nécessitant l’intervention de l’armée (un coup d’État). De la même façon, lorsqu’il est tourné contre les autorités militaires qui gèrent les affaires de l’État (comme c’est le cas dans la situation actuelle), les mouvements du « pouvoir du peuple » peuvent aussi bien faire pression sur les militaires de sorte à les contraindre à abandonner leurs fonctions (comme cela s’est vu en 1973) que provoquer une répression brutale qui déclencherait un flot de critiques acerbes du camp occidental, et qui isolerait le gouvernement militaire de la communauté internationale occidentale hostile au régime en place. Toute la difficulté pour les instigateurs du mouvement du « pouvoir du peuple » réside dans le fait de trouver un juste milieu entre l’exploitation maximale de leurs moyens et l’exposition minimale de leurs points faibles, tout en déployant finement des stratagèmes communicationnels à même d’assurer à leur mouvement une base sociétale suffisamment large. Il est aussi possible que, sous certaines conditions particulières, les meneurs de la révolution colorée mettent l’accent sur les clivages identitaires dans le but d’alimenter des différends sociétaux au sein de la population. Cela entraînerait une dégradation progressive du climat dans le pays que les autorités auraient du mal à gérer. Ce type de scénario constitue un élément clé du dispositif étasunien pour mener une guerre hybride en Thaïlande, nous reviendrons plus en détail sur ce point à la fin de cette étude.
Thaïsation
La dernière tendance à avoir marqué durablement l’histoire récente de la Thaïlande fut la politique de thaïsation, basée sur la culture et le dialecte des Thaïs siamois qui représentent le groupe le plus important dans le pays. Il est facile de comprendre pourquoi la Thaïlande en est venue à promouvoir une conception unitaire de l’identité nationale : de nombreux groupes ethniques se concentrent dans certaines régions du pays, notamment les tribus montagnardes de la Thaïlande du Nord, la population d’origine laotienne dans le Nord-Est, les Khmers dans l’Est, les Malais musulmans du Sud et les Karens à l’Ouest. Chacune de ces identités se distingue de toutes les autres, au même titre que de celle des Thaïs siamois qui sont majoritaires dans le pays. Cela étant, toutes ces ethnies forment ensemble une minorité au sein de la population nationale. La promotion de l’identité thaïe siamoise comme élément unificateur de la Thaïlande et de tous les « Thaïs » ne constitue pas seulement l’expression de la prévalence de la culture et de la langue de la majorité au détriment de celles de la minorité, elle exprime aussi la centralité géographique siamoise par rapport à sa périphérie.
Il faut garder à l’esprit que l’essentiel de la population se concentre dans la région centrale et constitue la souche principale de la civilisation thaïe. Du point de vue de Bangkok, si les critères de la culture nationale n’étaient pas alignés sur les codes culturels des Thaïs siamois, de redoutables soulèvements ne manqueraient pas de survenir parmi les groupes les plus aptes démographiquement et géographiquement à renverser les autorités. Il faut toutefois reconnaître que la Thaïlande n’est pas exempte de tout reproche. Certains représentants des groupes ethno-régionaux périphériques estiment que leur identité a été brimée et que cette politique de diffusion des codes culturels thaïs menace de l’affaiblir. Ils craignent de voir un jour les particularités culturelles de leurs communautés disparaître, et certains vont jusqu’à inclure ces craintes parmi les facteurs ayant motivé l’insurrection communiste au nord et au nord-est du pays durant la Guerre froide. On peut toujours discuter de l’ampleur du rôle que joua le différentialisme identitaire dans le conflit, il n’en demeure pas moins vrai qu’il en constitua l’un des moteurs.
La cristallisation des particularismes ethno-régionaux, indépendamment ou en dépit de la politique de thaïsation, représente l’une des plus grandes menaces pour l’unité sociale et administrative du pays. Pendant des siècles, la Thaïlande fut une société multiculturelle avant que l’idée d’homogénéité identitaire ne commence à être développée dans les années 30. Ironiquement, si cette politique fut conçue dans le but d’éliminer les aspirations différentialistes et de contrecarrer toute velléité de séparatisme (dont les autorités redoutaient l’instrumentalisation par les puissances impérialistes voisines cherchant à porter atteinte à la souveraineté du royaume), elle semble avoir entretenu, et dans certains cas aggravé, ces tensions. C’est notamment le cas du Nord et du Nord-Est de la Thaïlande, où existe une conception de l’identité ethno-régionale très différente de celle des Thaïs siamois. L’Isan, comme on appelle parfois le Nord-Est, est l’un des territoires les plus peuplés et les plus déshérités du pays. Le peuple qui y vit descend des Laos ethniques et parle un dialecte laotien. Dans les provinces les plus au sud, la plupart des habitants sont des Musulmans malais qui ne partagent ni la religion, ni l’ethnie, ni la langue, ni l’histoire des Thaïs bouddhistes.
Le clivage identitaire entre la population majoritaire du Centre et les groupes minoritaires des régions périphériques constitue la toile de fond sur laquelle pourrait s’enclencher une lutte existentielle pour définir la nature de l’État thaï, voire de la légitimité même du nom « Thaïlande ». Ce scénario hypothétique de conflit identitaire, aussi bien entre les diverses populations ethno-régionales qu’entre celles-ci et Bangkok, est un phénomène émergeant qui semble avoir déjà partiellement débuté. Le point de bascule n’a pas encore été atteint pour donner lieu à une crise généralisée, mais le processus n’a pas été pour autant enrayé au cours des dernières années. Au contraire, les tensions identitaires semblent même avoir contaminé l’ensemble de la société. Thaksin et ses soutiens de l’Isan ont contribué à mettre ces problématiques au centre du débat dans le cadre de leur activisme contre Bangkok. Si la politique de thaïsation orchestrée par le Centre siamois ainsi que l’unité symbolique qu’il défend se trouvaient menacées par les activistes des Chemises rouges de l’Isan, tous les fondements sur lesquels la Thaïlande repose depuis la fin de la Seconde guerre mondiale se trouveraient remis en question, ce qui aurait des conséquences profondes et difficiles à prévoir.
La Thaïlande plongée dans les tourments d’une guerre hybride
Il est temps à présent de s’intéresser en profondeur aux scénarios de guerre hybride auxquels la Thaïlande pourrait être confrontée. À travers les analyses historiques et thématiques plus haut, le lecteur a pu se familiariser avec le contexte dont la compréhension permet de saisir les subtilités qui expliquent pourquoi les scénarios suivants sont les plus susceptibles de se concrétiser. Chacun de ces trois scénarios pourrait en théorie se produire indépendamment des autres, mais il est hautement probable qu’ils s’enchaînent selon l’ordre dans lequel nous allons les examiner.
Ces scénarios représentent la transition graduelle d’une révolution colorée aux tensions identitaires et à la guerre non conventionnelle. Il est bon d’avoir à l’esprit que les États-Unis préféreraient éviter de détruire la Thaïlande comme ils ont tenté de le faire avec la Syrie. Ils voudraient donc que leur politique de déstabilisation se cantonne aux deux premières étapes mentionnées. Mais si cette politique implique de sacrifier les projets infrastructurels de leurs alliés indiens et japonais dans le pays afin de détruire la route de la soie dans l’ASEAN (ou s’ils ne peuvent contrôler les forces erratiques que cette politique provoque), ils admettront en dernier ressort cette éventualité et passeront à la troisième et ultime étape du changement de régime.
Les Bouddhistes rouges
Les Chemises rouges pro-américaines tiennent les manettes de la révolution colorée en Thaïlande, et il est probable que leur campagne agressive se poursuive jusqu’à ce que leur objectif de changement de régime soit atteint ou que ces militants soient balayés par l’armée (ce qui est plus facile à dire qu’à faire). Tactiquement, ces activistes visent à fédérer un vaste mouvement global regroupant des manifestants aux motifs de mécontentement disparates dans le but d’organiser une déstabilisation de grande ampleur. S’il ne s’agit pas d’un prérequis nécessaire et incontournable, rassembler un plus grand nombre de « boucliers humains » que celui que constituent les seuls militants pro-Thaksin les aiderait considérablement ; en effet, les provocations planifiées contre l’armée pourraient bien engendrer des pertes dans les rangs de ces autres protagonistes, ce qui aurait pour conséquence d’accroître le degré d’implication des groupes militants dont ils sont issus au sein du mouvement révolutionnaire.
Pour rester dans cette thématique de la tactique, les Chemises rouges réaliseraient un coup de maître en termes de relations publiques s’ils parvenaient à incorporer des nationalistes bouddhistes radicaux tels que Phra Maha Apichat Punnajantho dans leurs manifestations. La place sacrée que tient le bouddhisme dans la psyché nationale implique le profond respect que les moines inspirent aux masses du pays, et l’opinion internationale ignore largement l’existence des sous-groupes nationalistes violents que charrie cette religion réputée pour son caractère pacifique. Des moines bouddhistes impliqués dans le mouvement, indépendamment de leurs desseins nationalistes et hostiles, pourraient lui donner une image rassembleuse et positive à même de faire pencher les opinions publiques nationale et internationale en faveur des Chemises rouges, tout en égratignant celle des autorités militaires contre lesquelles ils manifestent. Un phénomène quasiment identique se produisit en Birmanie au cours de la « révolution de safran » de 2007, ce qui eut pour effet immédiat d’accroître le prestige de Suu Kyi et de son mouvement révolutionnaire.
À l’époque en Birmanie, comme cela semble se profiler en Thaïlande, l’incorporation de radicaux bouddhistes violents fut voulue par les révolutionnaires car cela leur fournissait des fantassins sous couverture qu’ils pouvaient déployer à loisir en vue de leurs provocations contre l’armée. Les images trompeuses véhiculées par les médias montrant des moines bouddhistes « sans défense, désarmés et pacifiques » se faire rosser par les soldats seront complètement sorties de leur contexte et utilisées pour susciter l’adhésion de nouveaux soutiens ulcérés par les images tronquées qu’on leur aura montré. Compte tenu de la piété qui caractérise la plupart des Thaïlandais à des degrés divers, les prétendues « violences injustifiées » des militaires contre les moines bouddhistes « pacifiques » pourraient toucher une corde particulièrement sensible chez eux et les inciter à rallier le mouvement protestataire. Cela contribuerait grandement à étendre la base populaire de la révolution colorée, et générer une mobilisation anti-gouvernementale globale.
L’une des façons dont les Chemises rouges pourraient étendre le plus efficacement la mobilisation serait d’incorporer des forces anti-monarchistes « progressistes et modernistes » dans le mouvement. Cela pourrait bien entendu occasionner des frictions avec les Bouddhistes favorables à la monarchie qui s’impliquent dans la révolution colorée. Mais à l’instar de presque toutes les mobilisations politiques hétéroclites ayant existé à travers le monde, ces éléments pourraient mettre provisoirement leurs désaccords de côté afin d’assurer l’unité nécessaire pour renverser le gouvernement, puis se chamailler concernant leurs options politiques respectives une fois le changement de régime accompli. La mort du souverain vieillissant pourrait constituer l’élément déclencheur amenant ce genre d’ « activistes » à prendre la rue, vraisemblablement pour « célébrer » la « fin d’une époque » et proclamer que le règne des autorités militaires prend fin avec la mort de Rama IX. Ce ne sont pas tant leurs revendications qui importent, mais bien plutôt le fait qu’ils s’emparent des rues et rallient un mouvement contestataire déjà structuré.
Les « manifestants » anti-monarchistes les plus radicaux pourraient même décider d’attaquer violemment les funérailles et de perturber les cérémonies exprimant le deuil national. Cela aurait pour effet immédiat de déclencher une flambée de violences entre les deux camps. L’extrême agitation qui ne manquerait pas de s’ensuivre amènerait l’armée à s’interposer d’une façon ou d’une autre. Ensuite, selon la gravité des émeutes qui risqueraient de se produire, le bilan en termes de victimes civiles pourrait s’alourdir. Une fois encore, il importe peu du point de vue des révolutionnaires de savoir précisément qui fera les frais des dommages collatéraux qu’ils auront amené les autorités à occasionner. Ce qui compte est que les victimes ainsi que les groupes dont elles sont issues (ethnies, confessions, corporations, etc.) soient amenés à rallier la mobilisation anti-gouvernementale au vu de la brutalité de la répression. Si les provocations atteignent le degré de violence requis, elles déclencheront une montée en puissance des hostilités dans le cadre de la révolution colorée qui se traduira par du terrorisme urbain. Et si elles sont coordonnées avec l’inclusion préalable d’une masse contestataire unifiée sous la même aspiration à un changement de régime, les autorités seront dépassées obligées de faire des concessions ou d’imposer une loi martiale très controversée.
La réforme de la thaïsation : Chao Phraya contre Mekong
Le développement et le maintien du sentiment d’unité parmi les divers groupes ethno-régionaux du pays représente le plus grand défi auquel Bangkok ait été confrontée pour la stabilité du pays depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Il est évident que les autorités ne peuvent dédaigner la culture portée par la majorité thaïe du Centre, mais elles ne peuvent pas non plus conduire des politiques susceptibles de mettre en péril les cultures des populations des zones périphériques, au risque de susciter chez elles un profond ressentiment à l’encontre de l’État. Il y a un besoin flagrant de culture nationale, mais la question de la mise en œuvre d’un modèle à l’échelle du pays et celle de la sélection des identités supposées y apporter leur contribution sont épineuses. À ce stade, seuls les Thaïs du Centre qui se concentrent le long de la rivière Chao Phraya sont officiellement reconnus comme légitimes pour dessiner les contours de cette identité. Leur culture et leur dialecte ont ainsi été imposés au reste du pays, ce qui a été particulièrement mal vécu par les citoyens de l’ethnie lao dans le Nord-Est et les régions traversées par le Mékong. Certaines tribus des reliefs du Nord de la Thaïlande, les Khmers de l’Est, les Malais musulmans du Sud et les Karens de l’Ouest pourraient aussi prendre ombrage de la diffusion de la culture siamoise par l’État, cependant elles ne jouent pas un rôle aussi important que celui que sa situation géo-démographique confère au peuple de l’Isan.
Le Nord-Est de la Thaïlande, appelé Isan par les partisans d’une reconnaissance de sa spécificité identitaire (l’auteur reste neutre mais emploie indifféremment ces termes pour éviter les redondances), recouvre environ un tiers du territoire national et représente une portion équivalente de la démographie du pays. La majeure partie de sa population est rurale et il s’agit de l’une des régions le plus défavorisées de la Thaïlande. Il est intéressant de noter que l’Isan a connu le taux de croissance le plus élevé durant l’ère Thaksin-Yingluck et que cette région est considérée comme le bastion de leurs partisans à travers le pays. De plus, les habitants s’y distinguent culturellement, linguistiquement et historiquement de leurs concitoyens thaïlandais du fait de leur appartenance majoritaire à l’ethnie Lao, ce qui fait qu’ils s’identifient plus volontiers à leurs cousins de l’autre côté de la frontière qu’à leurs propres compatriotes. S’il est possible qu’ils se revendiquent comme citoyens thaïs, ils ne sont pas nécessairement disposés à accepter que le gouvernement classe officiellement leur ethnicité ou leur dialecte lao comme « thaï ». Cela constitue le point névralgique de ce qui pourrait donner lieu à une crise identitaire qui se profile en Thaïlande.
L’importance du Nord-Est dans le tissu national est considérable sur les plans humain, économique et géographique, aucun dirigeant ne peut donc se permettre de le négliger. Le succès de Thaksin dans le ralliement de la majorité de sa population s’explique par l’adéquation de sa politique de subvention populiste avec les attentes des masses déshéritées. De plus, le développement infrastructurel indéniable qui a marqué les années 2000 lui a assuré le dévouement sans faille des habitants à sa cause. Plus les Chemises rouges se soulèveront contre le gouvernement, plus la probabilité sera grande de les voir mettre leurs origines ethno-régionales dans la balance, jusqu’à revendiquer ouvertement leur particularisme et à en inscrire officiellement la reconnaissance dans leur programme politique (conformément aux probables recommandations des ONG financées par les occidentaux). Si de telles évolutions peuvent aussi générer des divisions avec ceux qui approuvent la politique de thaïsation, il est possible qu’elles soient aiguillées de manière à constituer une riposte contre un système prétendument « raciste » et « discriminant » dans une volonté de privilégier une « réforme de l’intérieur » plutôt que de flatter des velléités sécessionnistes (même si le chantage à la sécession ne manquerait pas d’être tacitement appliqué si les exigences des partisans n’obtenaient pas satisfaction).
Si la reconnaissance d’un particularisme ethno-régional, en contradiction avec la doctrine de la thaïsation, par le plus grand mouvement d’ « opposition » en Thaïlande venait à connaître une diffusion médiatique de grande ampleur, cela engendrerait une crise identitaire sans précédent au sein de la nation. Et une prise de position en ce sens de la part des instances internationales (occidentales) ne ferait que jeter de l’huile sur le feu. L’idée d’un échec de la thaïsation à unifier les masses amènerait les Chemises rouges, ainsi que ceux qui les parrainent depuis l’étranger, à exiger la réforme de cette doctrine inscrite depuis longtemps dans le paysage idéologique national. Cette réforme pourrait consister en la création d’une conception de l’identité nationale résultant de concessions accordées aux cultures des régions périphériques, ou en une reconnaissance culturelle accrue, voire en l’octroi d’un certain degré d’autonomie pour certaines provinces. Le moindre pas en avant fait dans l’une de ces directions pourrait être perçu comme une menace par le pouvoir culturel siamois, qui riposterait en orientant son courroux directement contre les Chemises rouges et leurs soutiens de l’Isan, et/ou contre les autorités militaires si celles-ci venaient à répondre favorablement à de telles revendications identitaires. Les Chemises rouges de l’Isan pourraient même aller jusqu’à exiger des garanties juridiques entérinant leur autonomie culturelle ; il ne s’agirait pas tant d’obtenir de telles concessions que de jauger les réactions que ces demandes pourraient susciter dans le pays (négatives de la part des Siamois, positives de la part des groupes minoritaires) et à l’étranger (un soutien total du camp occidental).
Pour creuser encore la question de l’impact d’une telle prise de position sur la stabilité nationale, au-delà de la violence probable qu’elle pourrait engendrer chez les Thaïs siamois, on pourrait également assister au ralliement de certains groupes minoritaires dans le Nord, l’Est et/ou le Sud aux Chemises rouges de l’Isan. Cela s’explique par le fait qu’aucun de ces groupes ethno-régionaux n’est suffisamment puissant pour imposer ses revendications identitaires. Et même si l’Isan a plus de chances que les autres minorités d’obtenir gain de cause, rien n’est garanti. Cependant, si d’autres groupes de la périphérie du pays venaient grossir leurs rangs et coordonnaient des actions sur le terrain (c’est-à-dire des manifestations anti-gouvernementales et d’autres rassemblements turbulents), ils pourraient représenter une menace existentielle pour l’État thaï sous sa forme actuelle. Dès l’instant où une organisation ethno-régionaliste tentera de concrétiser ses ambitions séparatistes par voie constitutionnelle (peu importe qu’il s’agisse d’aspirations modérées ou paraissant légitimes, comme la préservation de l’usage des langues indigènes), sans même parler de l’éventualité d’une coalition de minorités issues de diverses parties du pays, les jalons seront posés pour donner à cette campagne une dimension politique visant l’autonomie, la fédéralisation ou une sécession pure et simple. Si pareille chose devait se produire, le gouvernement devrait probablement faire face à une floraison de mouvements rebelles dans les provinces de la périphérie, ouvrant ainsi la voie à une contamination de la Thaïlande par le modèle de guerre civile qui a ravagé la Birmanie.
La guerre civile ethno-régionaliste
Le déclenchement d’un conflit ethno-régional en Thaïlande pourrait être la conséquence directe de la crise identitaire qui ronge le pays, certains paramètres extérieurs pouvant contribuer à exacerber les tensions jusqu’au point de rupture. On peut s’attendre à ce que l’Isan soit le principal théâtre du conflit, même s’il recevra probablement le soutien d’un, voire de toutes les parties périphériques du royaume portant des revendications régionalistes. On peut notamment penser aux tribus montagnardes dans le Nord, aux Khmers dans l’Est, aux Malais musulmans du Sud, voire aux Karens à l’Ouest.
Toute éventuelle insurrection pourrait bénéficier d’un soutien de la part des États des pays voisins de la Thaïlande si ces derniers faisaient eux-mêmes les frais d’un changement de régime. Cela aurait pour conséquence d’envenimer terriblement la situation, compte tenu des enjeux.
Quelle que soit la situation qui adviendrait, les USA verraient d’un bon œil l’affaiblissement des autorités thaïes par des troubles qui émergeraient de part et d’autre du pays ; ces événements permettraient à Washington de renverser les dirigeants thaïlandais grâce à la poussée révolutionnaire qui verrait les supplétifs des États-Unis reprendre le pouvoir. Toutefois, comme nous l’avons vu au début de cette étude, si la « solution finale » de neutralisation de la route de la soie nécessite une guerre civile totale au détriment des projets indiens et japonais d’infrastructures transnationales dans le pays, Washington semble prête à faire ce sacrifice pour circonscrire son principal rival géopolitique dans la région.
Le Laos et l’Isan
Dans le cas où le gouvernement laotien venait à être renversé pour être remplacé par un supplétif des USA, ou si les nouveaux dirigeants se trouvaient cooptés d’une manière ou d’une autre par les États-Unis et leur CCC, il est probable que les autorités laotiennes apporteraient leur soutien aux rebelles de l’Isan. Néanmoins, il n’est pas dit que Vientiane jouerait nécessairement un rôle majeur dans une guerre civile thaïe, en partie à cause de la faiblesse de son appareil militaire et de la vulnérabilité de sa capitale face à l’éventualité d’une contre-attaque coordonnée des forces armées thaïlandaises. À cela s’ajoute la crainte d’être supplanté économiquement et démographiquement par un Isan quasi-indépendant revendiquant son héritage lao. Aucun scénario réaliste ne permet de concevoir une attitude ouvertement irrédentiste de la part des élites laotiennes à l’égard du Nord-Est de la Thaïlande, car elles savent qu’elles ne seraient qu’un associé minoritaire au sein de la structure politique qui en résulterait. Le seul intérêt que le Laos pourrait y trouver serait de convenir avec la Thaïlande d’en faire un État membre calqué sur le statut de la Biélorussie vis-à-vis de la Russie ; cela permettrait au Laos d’obtenir des garanties économiques et politiques solides sans sacrifier sa souveraineté. Mais cette hypothèse est elle aussi très peu probable à court ou moyen terme, à moins que des circonstances exceptionnelles et sans précédent ne se dessinent.
Le Cambodge et les Khmers
Plus à l’est, le Cambodge dirigé par le gouvernement Hun Sen serait peu disposé à apporter son soutien à la diaspora Khmer de l’autre côté de la frontière, quelle que soit sa situation en territoire thaïlandais. La Chine, principal allié du gouvernement, s’y opposerait coûte que coûte, consciente que la moindre rumeur selon laquelle Phnom Penh envisagerait la chose suffirait à susciter une réaction nationaliste en Thaïlande qui se traduirait par des opérations civiles et militaires dans le pays. Les deux États ont failli entrer en guerre pour une parcelle de territoire située à la frontière dix ans auparavant. Si Bangkok venait à soupçonner Phnom Penh de chercher à s’emparer d’une grande part de son territoire national sous prétexte de porter secours à ses compatriotes insurgés de l’autre côté de la frontière, elle pourrait prendre la calamiteuse décision de mener une attaque préventive. Dans un tel scénario, il faut aussi prendre en compte le nationalisme vigoureux de l’opposant Sam Rainsy et son « Parti du sauvetage national du Cambodge ». Il est tout à fait possible qu’ils profitent des réticences d’Hun Sen pour s’ingérer dans une guerre civile thaïe impliquant les Khmers dans le but de mobiliser encore plus de monde contre le chef du gouvernement, et pour épauler les meneurs de la révolution colorée. Ils pourraient même aller jusqu’à envoyer des groupes de combattants volontaires aider leurs compatriotes ethniques, et la capture ou élimination éventuelles de ces derniers suffirait à provoquer une crise internationale ou à déclencher un soulèvement planifié contre le gouvernement au Cambodge. Bien entendu, pour le cas où Rainsy s’emparerait du pouvoir (que ce soit avant ou pendant le conflit éventuel), il ne fait aucun doute que le Cambodge ferait œuvre d’ingérence dans les problèmes ethno-régionalistes de son voisin. Cela contribuerait à faire gravement dégénérer la situation.
La Malaisie et les Musulmans du Sud
Sur le front du Sud, l’actuel gouvernement malaisien dirigé par le Premier ministre Najib Razak ne semble pas très enclin à semer le chaos chez son voisin, quelle que soit la situation à laquelle les Malais musulmans se trouveraient confrontés. Ce n’est pas dans son intérêt de voir une insurrection s’embraser à sa frontière car il y a un danger d’infiltration du pays par des groupes terroristes, que ce soit par leurs propres moyens ou en se faisant passer pour des « réfugiés ». L’ordre du jour de Kuala Lumpur ne comprend aucune expansion de son territoire ni la protection de ses compatriotes ethniques vivant en Thaïlande. L’État malaisien aspire simplement à ce que les Malais n’y subissent aucune discrimination ethnique, religieuse ou linguistique. À vrai dire, le moyen le plus commode pour garantir cela et calmer les groupes d’insurgés serait de mettre en place un cadre légal comparable à ce que les Philippines ont expérimenté avec la loi organique Bangsamaro dans la région de Mindanao située au sud et peuplée majoritairement de musulmans. Cependant, étant donné le contexte thaï, il est peu probable que le gouvernement concède la moindre autonomie à la région, de peur que cela entraîne une réaction en chaîne se traduisant par l’émergence d’aspirations séparatistes analogues dans les autres régions aux particularismes ethno-régionaux marqués. De telles revendications pourraient ensuite donner lieu à une décentralisation, une fédéralisation voire une dissolution politique de la Thaïlande. La Malaisie pourrait favoriser ce processus de désintégration en cédant à une quelconque pression des USA l’exhortant à apporter un soutien politique à sa diaspora ethnique à l’étranger (de façon directe ou indirecte) ou dans le cas où un nouveau gouvernement issu d’une révolution colorée accéderait au pouvoir et mènerait une politique radicale de nationalisme ethno-confessionnel.
La Birmanie et les KarenS
Le dernier des voisins de la Thaïlande qui pourrait prendre part au scénario de guerre civile est la Birmanie, par le biais d’un soutien aux tribus montagnardes dans le Nord de la Thaïlande, ou aux Karens dans l’Ouest. Ces deux cultures sont distinctes de celle des Siamois du Centre, mais les Karens constituent peut-être un plus grand danger que n’importe quel autre groupe ethno-régional mentionné plus haut du fait de leur expérience du combat engrangée au cours de la guerre civile birmane. La plupart des Karens qui vivent en Thaïlande sont des réfugiés ayant franchi la frontière. Mais comme dans tous les cas de figure où une communauté de réfugiés de guerre s’étend de part et d’autre d’une frontière, il ne fait aucun doute que des combattants, vétérans ou toujours actifs, s’y trouvent. Ironiquement, la Thaïlande fut soupçonnée de soutenir les rebelles Karens lorsqu’ils combattaient le gouvernement birman, particulièrement du temps de la Guerre froide. Mais pour ce qui est du scénario qui nous occupe, la Birmanie pourrait renverser la dynamique et inciter certains Karens en territoire thaïlandais à lancer des attaques en Thaïlande. Il est aussi possible que Naypyidaw, quelle qu’en soit la raison (par choix ou par incompétence), refuse de s’impliquer dans cette conspiration. Les acteurs non gouvernementaux et les milices ethniques en activité dans l’État de Kayin agiront alors de leur propre initiative, probablement galvanisés par l’idée d’un irrédentisme transfrontalier. Ce sentiment pourrait même être renforcé si le gouvernement de Suu Kyi mettait sur la table l’option fédérale afin de mettre un terme à la guerre civile ravageant le pays, et si les Karens se voyaient accorder une indépendance de facto dans le cadre d’un système global vaguement fédéralisé.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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Traduit par François, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone