Désamorcer le conflit avec l’Occident : Le plan Valdaï fonctionnera-t-il ?


Pour décrypter le véritable potentiel du récent discours de Valdaï du président Poutine, pour désamorcer le conflit avec l’Occident, nous devons nous tourner vers le XVe siècle.


Par Alastair Crooke – Le 11 novembre 2022 – Source Strategic Culture

Pour décrypter le véritable potentiel du récent discours de Valdaï du président Poutine, pour désamorcer le conflit avec l’Occident, nous devons nous tourner, paradoxalement, vers le 15e siècle.

L’« événement » du 15e siècle a été la « découverte » d’un texte qui a fait irruption dans la Florence des Médicis, plongeant l’Europe dans un tourbillon d’excitation. Il s’agissait d’un ensemble de textes appelés les Hermetica, dont l’existence était bien connue : ils avaient été vénérés par des écrivains, tels que Clément d’Alexandrie (décès en 220 de l’ère chrétienne) et Origène (décès en 253), comme une source extraordinaire de connaissance intérieure, bien avant celle du christianisme.

Il y avait juste un problème : personne en Europe ne l’avait lu.

C’est alors qu’un agent mandaté par Cosme de Médicis pour collecter en son nom les nouveaux écrits grecs disponibles, arriva à Florence en 1462 avec un document en provenance de Macédoine que Cosme acheta instantanément à son dénicheur.

C’était la légendaire et vénérée Hermetica qui arrivait à Florence. Elle avait été transcrite par des personnes de langue grecque, quelque part entre 100 et 300 de notre ère, mais à partir de textes égyptiens bien plus anciens. La découverte de papyrus de textes hermétiques dans le centre de l’Égypte dans les années 1940 a montré qu’il s’agissait d’adaptations de matériaux provenant de l’« Intelligence de Rê » – l’Unique – l’Esprit divin omniprésent, et qu’ils reflétaient donc une tradition intellectuelle et une science très anciennes.

Quel est le rapport avec le discours de Poutine à Valdaï ? Eh bien, beaucoup de choses, à la fois par analogie et en guise d’avertissement. Cette époque, le 15e siècle, était aussi une période de sombre présage, durant laquelle la force tourbillonnante du littéralisme protestant vorace faisait irruption dans le christianisme traditionnel qui, jusqu’alors, avait lutté pour conserver sa place entre un monde littéral et celui de l’illumination intérieure. Partout où le christianisme traditionnel cherchait à établir ses fondations, le doute critique le suivait et le détruisait.

Une guerre ouverte entre les sectes chrétiennes semblait inévitable avec des conséquences catastrophiques pour le monde occidental.

L’historien Francis Yates a suggéré que le pape avait discrètement encouragé la traduction de ces textes hermétiques. Le pape espérait que leur idée centrale – la racine de la réalité, inhérente à une dimensionnalité multiple et à la dé-littéralisation effectuée par la pensée par l’image – pourrait permettre une synthèse aux factions européennes au bord de la guerre.

Giulio Camillo, l’un des plus célèbres penseurs du XVIe siècle, écrivant sur la signification du mot « image » , affirme que l’Hermetica « prend l’image et la similitude pour la même chose, et le tout pour le grade divin » .

Ce type d’interprétation symbolique, plutôt que littérale, du christianisme a suscité à l’époque une immense excitation et un grand espoir. Celle-ci s’est répandue dans toute l’Europe, y compris dans l’Angleterre protestante – chez John Dee, le plus grand philosophe de son temps, et proche conseiller de la reine Élisabeth Ier.

Elle semblait offrir une échappatoire aux nuages assombrissants de la Réforme et de la Contre-Réforme.

Quoi qu’il en soit, Yates insiste sur l’influence considérable de l’Hermetica. Non seulement en Italie, mais aussi dans l’Angleterre protestante, l’Hermetica avait eu un effet profond sur le cercle entourant la reine Elizabeth Ière. Sir Philip Sydney, Sir Walter Raleigh, John Donne, Christopher Marlowe, William Shakespeare, George Chapman et Francis Bacon connaissaient tous bien les textes hermétiques.

L’analogie avec Valdaï devrait maintenant devenir claire : le discours de Valdaï est centré sur la vision d’un « concert » de visions civilisationnelles polyvalentes (en tant que facettes de la civilisation, en elles-mêmes), et sur une dimensionnalité multiple.

De même, dans le paradigme de Valdaï, différentes civilisations peuvent poursuivre des valeurs spirituelles distinctes, avec l’éthique qui leur est inhérente, et sous-tendre des systèmes politiques et économiques différenciés.

Mais, dans un terrible avertissement pour nous aujourd’hui, en 1614, un érudit appelé Isaac Casaubon a publié une « analyse » de l’Hermetica, qui, selon lui, n’était rien de plus qu’une pauvre concoction de philosophie grecque, chrétienne et juive, mélangée à une touche d’astrologie et de magie.

Il s’agissait de ce que nous appellerions aujourd’hui un travail de démolition psyops, financé par Jacques Ier avec une motivation particulière en tête. L’ultra-orthodoxe Jacques Ier d’Angleterre (et Jacques VI) d’Écosse, en profond désaccord avec l’atmosphère du règne de la reine Élisabeth, avait employé (c’est-à-dire payé) Casaubon et d’autres pour discréditer et purger la Cour d’Élisabeth Ière, dite « orientée vers la magie » .

L’assassinat littéraire de Casaubon a connu un succès extraordinaire : avec l’encouragement de l’église chrétienne, sa critique accablante était simplement considérée comme allant de soi. En effet, dans les tensions psychiques de l’époque, les tentatives de l’église chrétienne de démêler rationnellement ses nœuds de divinité littéralisée ont conduit à un rejet absolu et inébranlable de « l’autre paradigme » , ou de toute résolution hermétique imaginative du littéralisme musculaire. La réceptivité précoce du Vatican s’était évaporée.

Casaubon avait porté à l’ancienne tradition un coup fatal dont elle ne s’est jamais complètement remise. En 1860, Jakob Burckhardt publia « La civilisation de la Renaissance en Italie » , dans lequel il affirmait que la Renaissance n’était qu’une société séculaire d’individus doués qui « se délectaient » d’écrits, d’art et de valeurs païens, mais qui fut entièrement dépassée et éclipsée par l’esprit de la méthodologie empirique (des Lumières).

Une fois encore, nous pouvons observer l’analogie avec Valdaï : cette réaction des « Lumières » ne se reflète-t-elle pas dans le discours d’aujourd’hui ? L’économie chinoise n’est qu’une version médiocre du modèle néolibéral occidental qui « joue » avec l’héritage confucéen et taoïste. Et le renouveau orthodoxe de la Russie n’est rien de plus qu’un jeu de pouvoir, concocté par un patriarche orthodoxe et le président Poutine. La réalité, insistent les zélateurs opposés à la polyvalence eurasienne, est que tout ce que la Chine et la Russie tentent de faire n’est qu’un piètre « décalque » du modèle de marché libéral anglo-saxon fondé sur la science et le managérialisme technologique.

Aucun ouvrage n’a fait plus que les déformations de Burckhardt pour couper les Européens occidentaux des sources mêmes de leur propre tradition intellectuelle. Dans The Reformation of the Image de Joseph Koerner, l’auteur suggère que « le rejet » des racines intellectuelles européennes reflétait une haine fondée sur l’insistance absolue de la nécessité d’une distinction sans ambiguïté entre le vrai et le faux, et une incapacité conséquente à accepter l’implicite ou le métaphorique.

L’insécurité profonde de l’époque exigeait l’authenticité, la vérité littérale et l’unicité du sens.

Pour le protestantisme, l’hermétisme était un simple culte du diable ; pour le puritanisme, c’était un culte du diable et de l’idolâtrie ; pour les philosophes matérialistes et rationnels, c’était une superstition ; et pour les scientifiques, c’était une absurdité. Alors que la conscience européenne s’assombrissait et que l’époque était obscurcie par les chasses aux sorcières et les allégations d’hérésie et d’adoration du diable, l’ensemble du mouvement néo-platonicien et hermétique a sombré, au milieu de « nuages de rumeurs démoniaques » .

Le « mage » de la Renaissance se transforma en Faust. Il disparut de l’éventail des idées intellectuellement respectables et fut poussé si profondément en enfer que les hommes sensés craignirent bientôt d’y être associés.

Le néo-platonisme a été déprécié et méprisé comme un bricolage primitif de magie diabolique. Les textes hermétiques ont été « démasqués » comme étant des faux, et avec eux, la substance de la tradition présocratique s’est tout simplement évaporée, ne devenant plus qu’une tentative bégayante de dire ce que seul Aristote, enfin, avait été capable d’articuler avec aisance.

Pic de la Mirandole, célèbre hermétiste, meurt empoisonné ; Sir Walter Raleigh est emprisonné dans la Tour de Londres ; le docteur Dee est mis au ban de la société, vilipendé et attaqué par une foule en colère, sa grande bibliothèque est saccagée.

Considéré comme le plus grand philosophe anglais de son époque, Dee mourut seul et sans ressources. Giordano Bruno, un éminent hermétiste italien, endura huit années de torture au cours desquelles il refusa d’abjurer, avant d’être conduit, en 1600, sur la Piazza di Fiori (place des fleurs) à Rome, pour y être brûlé vif.

Ce qui avait tant fasciné l’esprit de la Renaissance était la possibilité d’une participation co-créative de l’homme au développement d’une conscience véritablement sociétale. Ainsi, la participation au schéma des États civilisationnels de Poutine, obtenue par un « retour » aux anciennes valeurs, implique essentiellement un acte de mimésis.

En choisissant les aspects des idées, des images, des modes de pensée, des modèles de comportement, des icônes de l’ascension humaine à sélectionner, et la manière de les imiter, le schéma de Valdaï fait en quelque sorte écho aux valeurs de la Renaissance, et offre donc la possibilité de se reconnecter aux sources anciennes partagées par nos civilisations distinctes.

Selon le neurologue Iain McGilchrist, qui écrit dans son livre The Master and his Emissary, « la représentation mentale – en d’autres termes, l’imagination – met en jeu certains des mêmes neurones qui sont impliqués dans la perception directe. Il en ressort clairement que même lorsque nous nous imaginons faire quelque chose, sans parler de l’imiter réellement, c’est, à un niveau qui est loin d’être négligeable, comme si nous le faisions nous-mêmes » .

L’importance écrasante de la mimésis suggère aussi que les comportements que nous imitons, nous pouvons les transmettre. On pense qu’il s’agit de mécanismes par lesquels les capacités cérébrales et les aptitudes cognitives acquises au cours d’une seule vie humaine pourraient être transmises à la génération suivante. Ces mécanismes épigénétiques ne semblent pas tant dépendre de modifications de la séquence réelle de l’ADN dans les gènes, mais de facteurs qui influencent le type de gène qui sera exprimé par cet ADN inchangé de sorte que certains modes de pensée façonnent et façonneront le système nerveux individuel sur le plan structurel et fonctionnel.

Les néo-platoniciens de la Renaissance comprenaient déjà implicitement ces concepts neurologiques issus de la tradition hermétique et hellénique dite « magique » , qui a toujours fait partie intégrante de la philosophie antique. Ils ont même « habité » de manière intentionnelle et imaginative les grands personnages de l’Antiquité. C’est ainsi qu’ils ont littéralement été à l’origine du déferlement d’énergie créatrice de la Renaissance.

Pétrarque (1304-1374 de notre ère) écrivait de longues lettres à ses « familiers intérieurs » : Tite-Live, Virgile, Sénèque, Cicéron et Horace, tous morts depuis longtemps, bien sûr. Érasme priait Socrate, lui aussi exécuté depuis longtemps. Marsile Ficin a créé à Florence une académie sur le modèle de l’Académie athénienne, dans laquelle était rejoué le « Symposium » de Platon le jour anniversaire de la naissance de ce dernier. La philosophie était alors un « mode de vie » qui reposait largement sur une interaction empathique avec des icônes, visibles ou non.

Cette expérience de « l’habitation imaginative » n’est cependant plus une expérience qui est « nôtre » aujourd’hui. Dans le système mécanique de cause à effet universellement adopté aujourd’hui, les causes précèdent leurs effets et, pour ainsi dire, les poussent par derrière.

L’implication d’une telle logique est qu’en fin de compte, ce qui nous arrive est déterminé par des événements antérieurs : nous allons là où on nous pousse. Si quelqu’un fait quelque chose d’inexpliqué, alors il doit y avoir une cause directe, généralement présumée être de nature utilitaire. Et si des événements se produisent dans le monde, ils sont le résultat direct d’une cause simple. De cette façon, tout ce qui se produit est défini par quelque chose de passé, quelque chose de déjà « connu » , dans un sens empirique. Rien ne peut être véritablement nouveau.

Mais, en adoptant l’optique hermétique, en nous permettant d’être tirés vers l’avant, comme par magnétisme, pour habiter certaines valeurs et récits fondamentaux, nous pouvons nous libérer du poids de l’histoire. C’était l’aspect créatif de l’hermétisme qui enthousiasmait tant ses adeptes. « Si, lorsque nous nous imaginons faire quelque chose, sans même parler de l’imiter, c’est à un certain niveau, comme si nous le devenions réellement, alors nous sommes « libres » de « lâcher » la simple causalité physique, issue d’événements passés qui déterminent en quelque sorte inévitablement « notre présent » . »

C’est aussi une façon différente d’envisager la souveraineté. Elle englobe l’idée que la souveraineté s’acquiert en agissant et en pensant souverainement. Ce pouvoir souverain naît de la confiance d’un peuple qui a sa propre histoire, distincte et claire, son héritage intellectuel et sa propre réserve spirituelle dans laquelle il peut puiser et par laquelle il peut se différencier.

Ce sont les joyaux cachés dans le discours de Valdaï du président Poutine, qui sont en quelque sorte comparables au théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, conçu comme un système d’empreintes mémorielles permettant au monde d’être à nouveau considéré comme un tout unitaire.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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