De la Chine à Assad, l’aventure c’est l’aventure


Un bloc militaire eurasien va-t-il prendre forme pour combattre l’Armée de la Conquête lancée contre la Syrie?


Par Philippe Grasset – le 17 juin 2015 – Source Dedefensa

Christina Lin

Pour une fois, attardons-nous à une prospective assez audacieuse, qui se formule avec le titre «Un bloc militaire eurasien va-t-il prendre forme pour combattre L’Armée de la Conquête lancée contre la Syrie ?». L’auteur(e) est une dame, Christina Lin, qui n’est ni une amatrice, ni une rêveuse impénitente. Elle est chercheuse à l’université SAIS-John Hopkins, au Centre des relations transatlantiques, après avoir été directrice de la politique chinoise au département de la Défense (Pentagone). Elle a publié un livre qui témoigne de son expertise chinoise qui lui est évidemment naturelle puisqu’elle est d’origine taïwanaise, La nouvelle Route de la soie : la stratégie de la Chine dans le grand Moyen-Orient. Sa spécialisation à cet égard porte sur l’évolution stratégique de la Chine, non pas dans le cadre asiatique/Pacifique mais à l’inverse, dans le cadre eurasien et par rapport au monde moyen-oriental ; donc l’évolution de l’Eurasie qui nous concerne directement, puisque la Russie y est partie prenante avec la question tchétchène, – la Russie qui est l’objet d’une crise fondamentale avec le bloc BAO à propos de l’Ukraine.

Sur son blog de Times of Israel et à la date du 13 juin 2015, Lin publie un article intitulé “Assiste-t-on à l’émergence d’un bloc militaire eurasien pour combattre l’‘Armée de la Conquête’ en Syrie ?”. Ce texte précise de façon dramatique l’intérêt que Lin, en tant que spécialiste des affaires chinoise et eurasienne en connexion avec le Moyen-Orient, porte à la situation spécifique des rapports de la Chine avec la crise syrienne, et cela dans un contexte que nous qualifierions par exemple d’“eurasien-élargi” ; c’est-à-dire, un contexte marqué par la proximité nouvelle de la Chine avec la Russie, des relations de l’Eurasie avec l’Iran qui est sur le point de changer de statut avec la fin possible des sanctions, tout cela impliquant les divers pays rassemblés pêle-mêle dans diverses organisations, essentiellement les organisations telles que la SCO (Organisation de Coopération de Shanghai, ou OCS en français), la CSTO (l’Organisation du Traité de Sécurité Collective) rassemblant au départ les anciennes républiques de l’URSS, voire les BRICS. Tout cela est écrit dans la perspective désormais très proche des réunions de la SCO et des BRICS, en juillet en Russie. L’idée centrale de Lin porte sur l’intérêt inquiet de la Chine pour la situation syrienne, en cas de chute d’Assad, – avec la crainte qu’une chute d’Assad conduisant à une prise du pouvoir par des djihadistes et une certaine “stabilisation” de la crise syrienne “libèrent” des combattants de cette nébuleuse pour des expéditions vers l’Eurasie et notamment vers la province chinoise musulmane du Xinjiang. (La même logique, aussi bien d’inquiétude et de tension concerne la Russie vis-à-vis de la Tchétchénie, voire l’Inde vis-à-vis du Cachemire, – nous sommes bien dans le contexte de l’Eurasie.)

Dans un article précédent, le 12 mai 2015, Lin avait développé le point particulier de l’intérêt de la Chine pour la crise syrienne, et la tendance de cette puissance à défendre Assad contre ses ennemis djihadistes. A ce propos, Lin impliquait la Turquie, principale instigatrice avec l’Arabie Saoudite de l’assaut djihadiste contre Assad, constatant ainsi un “antagonisme objectif” entre les Chinois et les Turcs. Cet antagonisme a des racines plus profondes, qui concernent la population des Ouïghours, musulmane sunnite et turcophone, habitant le Xinjiang et ayant des revendications à cet égard, au travers de l’organisation TIP (Turkistan Islamic Party) , avec des perspectives qui emplissent de terreur le pouvoir central chinois. Il y a donc un vieux contentieux entre Erdogan lui-même et les Chinois, concernant d’une part les ambitions nécessairement mégalomanes du premier et les inquiétudes évidemment obsessionnelles des seconds, tout cela par rapport au Xinjiang et aux Ouïghours…

«En 1995, quand M. Erdogan était maire d’Istanboul, il a donné à une partie du parc Sultan Ahmet (Mosquée Bleue) le nom d’Isa Yusuf Alptekin, le leader du mouvement d’indépendance du Turkestan oriental et l’ennemi juré de la Chine des années 1990. Après la mort d’Alptekin, Erdogan a érigé un monument commémoratif dans le parc en souvenir des Sehitlerinin (ou martyrs) du Turkestan oriental, qui avaient perdu la vie dans la «lutte pour l’indépendance.» En 2009, les relations bilatérales sont tombées au plus bas lorsque [Erdogan] a qualifié la répression chinoise au Xinjiang de «génocide» et que, en 2014, le porte-parole de l’AKP, le Daily Sabah, s’est mis à servir une rhétorique anti-chinoise du même acabit.

»De plus, un article de juillet 2014 a contesté la légitimité des revendications de la Chine sur le Xinjiang et a fait dire au vice-président du Congrès mondial ouïghour : La question du Turkestan oriental est sous la responsabilité de la Turquie. Ankara a, en outre, contesté l’autorité de Pékin sur les Ouïghours chinois, en accueillant, en novembre, les réfugiés clandestins ouïghours capturés en Thaïlande, ce qui a provoqué la réaction indignée de la Chine qui a immédiatement demandé à la Turquie de cesser d’interférer dans les affaires intérieures de la Chine et de soutenir l’immigration clandestine … [qui] nuit à la sécurité des pays et des régions concernées.»

Dans ce texte, Lin appréciait la Turquie comme étant, aux yeux des Chinois “le Pakistan d’un Afghanistan que serait la Syrie”, organisant un flux constant de nouveaux combattants djihadistes avec la fourniture de toute la logistique nécessaire et la profusion de faux passeports turcs, certains de ces combattants venus du Xinjiang en tant que fidèles Ouïghours, pour alimenter l’“Armée de la Conquête” anti-Assad dont les Turcs sont, avec les Saoudiens, les principaux pourvoyeurs et qui rassemble un patchwork de diverses organisations djihadistes. Lin signale, dans un autre article, du 1er juin 2015, que cette “Armée de la Conquête”, qui est l’objet d’une grande hostilité de la part de Daesh/ISIS parce qu’elle est formée d’entités nationales qui s’affirment comme telles, contre l’organisation islamiste fondamentale qui caractérise Daesh, a le potentiel de devenir elle-même un autre “État Islamique”. Parmi ces références “nationales”, on trouve le TIP des Ouïghours du Xinjiang.

«Le 25 avril 2015, une coalition de forces rebelles menée par l’affilié d’al-Qaïda, Jabhat al-Nusra (JN), le Parti du Turkistan islamique dirigé par les Ouïghours chinois (PTI), le groupe ouzbek Imam Bukhari Jamaat (IBJ), et le groupe Katibat Tawhid wal Jihad, a écrasé l’armée syrienne à Jisr al-Shughur au nord-ouest du gouvernorat syrien d’Idlib. Selon un article récent du Terrorism Monitor, du fait que la coalition rebelle soutenue par la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite bénéficie d’une ligne d’alimentation directe qui va de la province turque de Hatay jusqu’à Idlib, pourrait permettre aux «rebelles d’avoir assez de ressources pour établir un État de facto au nord-ouest de la Syrie qui serait dirigé par Jabhat al-Nusra et soutenu par plusieurs milices d’Asie centrale». Ceci corrobore les conclusions du rapport de 2012 de la DIA, publié récemment, selon lesquelles les États arabes du Golfe et la Turquie voulaient créer un mini-État salafiste en Syrie pour faire pression sur le régime d’Assad.»

»L’état de facto, qu’ISIS condamne parce qu’il autorise la présence de symboles jahliyya (pré-islamiques) aux côtés de symboles islamiques – comme le drapeau nationaliste bleu du «Turkestan oriental» et le drapeau de l’Armée syrienne libre – poserait désormais une menace à la sécurité de la Chine et des pays d’Asie centrale qui craignent de servir de base arrière aux groupes militants pour lancer des attaques sur leurs fronts. De fait, les groupes rebelles chinois ETIM et PTI ont autrefois utilisé l’AfPak (l’Afghanistan/Pakistan)* comme rampe de lancement pour des attaques terroristes contre la Chine, et maintenant la Syrie/Turquie est considérée par Pékin comme leur nouveau AfPak.»

Depuis 2012, les Chinois sont intervenus à plusieurs reprises auprès des Turcs et d’Erdogan directement pour faire cesser ces pratiques qui établissent un lien fâcheux (pour les Chinois) entre le conflit syrien et les grandes régions d’Eurasie, mais tout cela sans beaucoup de succès. Il est difficile de faire changer d’avis Erdogan car il se charge lui-même de cette besogne, et dans tous les sens.

L’on est évidemment conduit à penser qu’il ne ferait guère de doute que cette situation sera un des grands sujets d’entretien des réunions de juillet en Russie, où l’Inde et le Pakistan, et sans doute l’Iran, devraient être admis comme nouveaux membres de la SCO. Lin ne recule plus désormais devant l’image de la SCO se constituant en “Otan de l’Est”, concept jusqu’alors écarté en général, et surtout, et avec la plus grande vigueur, par les Chinois … Mais la situation évolue très vite et la SCO devient un formidable rassemblement de producteurs d’énergie, une structure naturelle pour soutenir le grandiose projet de “Nouvelle Route de la Soie” de la Chine et, surtout, un instrument militaire promis à une coopération, sinon une intégration militaire (du point de vue technique) grandissante si les perspectives d’affrontement dues à l’immense désordre moyen-oriental menacent de déborder ce cadre. La nouvelle ontologie belliciste instaurée par ISIS/Daesh passant du terrorisme à la constitution en État islamique, imitée éventuellement par le projet concurrent de Daesh des autres organisations djihadistes de l’“Armée de la Conquête”, transforme à mesure les ripostes militaires. La SCO, qui prévoit une collaboration active dans la lutte contre le terrorisme, devrait voir cette collaboration anti-terroriste envisager une évolution vers une collaboration militaire du type-Otan, à mesure de l’affirmation de la transformation des terrorismes en structures à prétention étatique…

Lin poursuit dans cette voie : «Avec les nouveaux dirigeants nationalistes que sont Poutine, Xi et Modi à la barre, Moscou, Pékin et Delhi mettent de côté leurs rivalités stratégiques en Eurasie. Et, en mai, ils ont annoncé qu’ils mèneraient leur premier exercice anti-terroriste conjoint plus tard dans l’année – unis par la menace commune de déstabilisation de leur patrie par ISIS et l’islam radical. Durant le même mois, la Chine et la Russie ont également conduit, au large de la côte syrienne, l’exercice naval «Mer commune 2015», immédiatement suivi en juin par «Pont de l’Amitié 2015», un autre exercice naval de l’Égypte et de la Russie, près du port égyptien d’Alexandrie où la Russie souhaiterait établir une nouvelle base navale.

»L’Égypte et la Syrie viennent également d’exprimer leur volonté d’adhérer à l’OCS pour lutter avec les autres États membres contre les islamistes politiques et les salafistes djihadistes de Frères musulmans, des affiliés d’al-Qaïda, d’ISIS, d’ETIM et de PTI qui menacent de déstabiliser leurs pays. En janvier, on avait discuté de la question d’accepter la Syrie au sein de l’OCS pour contrer l’Otan et le plan occidental de remplacer Assad par les salafistes, et pour empêcher l’avènement d’un Damas islamiste qui exporterait l’extrémisme et radicaliserait ces états d’Eurasie qui ont une importante population musulmane sunnite.

»Dans un sommet de juillet 2014 à Tachkent, l’OCS dirigée par la Chine a également examiné la possibilité de fusionner avec l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), l’alliance militaire dirigée par la Russie, puisque la plupart de leurs membres respectifs appartiennent aux deux organisations. De 2012 à 2015, l’Iran, l’Égypte et l’Inde ont eu des entretiens avec l’OTSC sur le statut d’observateur et une éventuelle adhésion ; l’Iran a déjà actuellement le statut de candidat. ISIS, avec son expansion rapide et sa volonté de conquérir le territoire de l’OCS, et les djihadistes salafistes d’al-Qaïda soutenus par la Turquie, membre de l’Otan, et les pays arabes du Golfe, pourraient, tel un hameçon fiché dans la mâchoire des pouvoirs eurasiens, les entraîner sur la ligne de front de la bataille contre l’Islam radical en Syrie et en Irak.

»L’OCS mène déjà des exercices militaires conjoints similaires à ceux de l’Otan, sous le nom de Mission de paix. En août dernier, les membres de l’OCS ont conduit un exercice de contre-terrorisme à grande échelle visant à repousser des séparatistes soutenus par l’étranger, en Mongolie intérieure, impliquant 7 000 soldats, dont la presse occidentale a très peu parlé. L’OCS était jusqu’à présent un bloc interne de sécurité collective et non une alliance de défense collective contre des menaces externes, mais étant donné le danger croissant de terrorisme, d’extrémisme et de séparatisme en provenance de l’extérieur de son territoire, l’OCS s’intéresse désormais à l’extérieur.

»Si l’OCS et l’OTSC fusionnaient pour former une alliance militaire eurasienne de lutte contre le terrorisme, pourraient-elles éventuellement mettre des bottes sur le terrain en Syrie et en Irak ? En 2012, le bruit a couru que la Chine, la Russie, l’Iran et la Syrie envisageaient de conduire un immense exercice militaire impliquant 90 000 soldats. Si l’Iran et la Syrie rejoignaient toutes deux l’OCS, cet exercice pourrait avoir lieu et s’appeler la nouvelle Mission de paix 2016 de l’OCS.

»La Chine s’est battue contre la Turquie dans la guerre de Corée de 1950 à 1953, quand la ligne rouge de Pékin a été franchie. On peut se demander si la Turquie, en utilisant la Syrie pour recruter les Ouïghours et stimuler le séparatisme Xinjiang, ne cherche pas à provoquer à nouveau le dragon chinois. En outre, si l’Iran se joint à une alliance militaire collective, cela aurait aussi sans doute pour effet d’exclure une éventuelle opération militaire des États-Unis et d’Israël contre son programme nucléaire illicite.

»Les États-Unis et l’Otan feraient peut-être bien de conseiller à leurs alliés arabes du Golfe et de Turquie de se retirer de cette armée djihadiste de conquête et de se concentrer sur la lutte contre ISIS, plutôt que de saboter la coalition anti-ISIS sous commandement étasunien et d’inciter, par leurs provocations, des États nucléaires eurasiatiques à passer d’une opération de contre-terrorisme à une grande guerre entre superpuissances.»

Une SCO pour la “projection de force” ?

Pourquoi cette prospective-là et pas d’autres  ? Il y a bien des scénarios possibles, certes… D’abord, madame Lin montre une solide érudition et une expertise à mesure, qui la démarque en se dégageant de la narrative courante chez les “experts” du bloc BAO, bien qu’elle soit passée au Pentagone et qu’elle fasse partie du monde académique US. (Il est d’ailleurs assez remarquable de voir Christina Lin disposer d’un blog publiant de tels articles sur un site comme Times of Israel, en suivant une ligne de réflexion qui est plutôt favorable, d’ailleurs selon une saine logique plus qu’un parti-pris, à la Syrie d’Assad, à l’axe sino-russe, aux rassemblements eurasien et de type-BRICS. Ce ne sont pas des “lignes” en odeur de sainteté, non plus que la “saine logique”, dans les milieux qu’on évoque ici.)

Ensuite, il y a une description prospective qui est exposée, qui est certainement intéressante. Il s’agit de l’effet de ce phénomène de la transformation du fait terroriste, ce que nous désignions plus haut par la remarque “passant du terrorisme à la constitution en État(s) Islamique(s)”, c’est-à-dire le passage de la structure volontairement informelle du terrorisme vers une structure formelle appelant à la souveraineté de la constitution étatique. Cette évolution se fait selon un complet paradoxe, puisque la politique prônée et les actes impliqués rassemblent des éléments d’une politique expressément voulue comme radicale et irrationnelle par rapport aux pratiques courantes, et d’une sauvagerie complète dans les actes, – toutes choses que n’appellent guère les structures en général apaisées et à prétention rationnelle d’un État, – mais il y a des exceptions… A nouveau et selon un même mouvement du même paradoxe, ces politiques et ces actes sont l’objet d’une promotion qui utilise tous les moyens du système de la communication, les moyens les plus modernes tant pour l’information que pour la promotion et la publicité. Ainsi, ce qui était traditionnellement secret, dissimulé, camouflé, qui concerne les pratiques du terrorisme (alors que les effets du terrorisme étaient, eux, l’objet d’une large publicité du fait de la simple évidence des dégâts et des pertes occasionnés), deviennent l’objet même d’une mise au grand jour ostentatoire, comme s’il s’agissait ainsi d’affirmer une souveraineté tout de même bien problématique.

L’effet possible de cette évolution qui reste d’abord un phénomène de communication, c’est de transcender le phénomène du terrorisme, de le hausser au niveau d’un affrontement où les États eux-mêmes sont concernés. C’est le phénomène que décrit implicitement madame Lin, lorsqu’elle évoque cette possibilité que des partenaires aussi puissants mais également généralement très prudents que sont la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran, puissent envisager des projets de manœuvres qui pourraient se transformer en forces d’intervention, ou d’interposition, dans le cours même de leur déroulement, et cela sur des théâtres d’opération très lointains. C’est ce qui est impliqué, au travers d’une organisation telle que la CSO, jusqu’alors cantonnée avec la plus extrême prudence, – essentiellement par la volonté chinoise, – dans le seul champ du terrorisme pour la coopération d’ordre sécuritaire… Mais puisque le terrorisme change de constitution… Il s’agit d’un changement révolutionnaire qui est ici évoqué, puisqu’il est question de ce que les USA nomment la “projection de forces”. («Alors que la SCO avait été jusqu’ici conçue comme un bloc pour la sécurité collective intérieure et non comme une alliance collective contre des menaces extérieures, du fait que les menaces de terrorisme, extrémisme et séparatisme émanent de plus en plus d’en-dehors des territoires de ses membres, la SCO est conduite à envisager de plus en plus à agir vers l’extérieur.»)

Cette évolution, qui n’est pour l’instant que de simple communication basée sur une prospective restant aléatoire, implique une transformation fondamentale de la SCO vers ce que le bloc BAO, – quand il s’avisait de son existence, – identifiait par habitude d’exagération de la menace effectivement comme “une Otan de l’Est”, ce qu’elle n’était en aucune façon. Le scénario qui nous est exposé change complètement la donne, – mais non pas la donne de la réalité, ou même d’une vérité de situation, mais la donne de la communication à cause de la perception. Il n’empêche, c’est bien suffisant dans une époque totalement dominée par la communication, et il est probable qu’on commencerait à s’apercevoir que des navires chinois croisent dans des mers qui leur étaient bien étrangères, et que des manœuvres inhabituelles ont lieu, – successivement des manœuvres russo-chinoises puis russo-égyptiennes dans une zone proche de la Syrie, – avec même la possibilité que l’idée de faire d’Alexandrie une base logistique pour la flotte russe ne ressurgisse. (La mention de l’Égypte dans ces diverses agitations, ce qui correspond à l’option anti-djihadiste maximaliste de Sisi, n’est pas non plus un fait inintéressant bien qu’il s’avère parfaitement logique ; il participe à l’extension du domaine déjà fourni de la diversification de la situation, d’autant que l’Égypte entretient les meilleurs rapports avec quelques-uns des sponsors attitrés de diverses entités djihadistes, islamistes, etc.)

Des conséquences diverses, nombreuses et inattendues sont possibles, devant ce qui se dessine comme étant une sorte d’expansionnisme forcé d’un groupe de pays représentant la puissance montante mais qui s’était juré que cette puissance montante resterait dans le cadre contrôlé et raisonnable de l’économie, de la diplomatie bien tempérée, etc. Toujours au niveau de la perception, une telle évolution, attendue et déjà considérée presque comme un fait stratégique alors qu’on est au stade de la supputation, modifie également la situation dans l’axe eurasien vers l’Ouest. Il serait en effet difficilement envisageable que de tels bouleversements potentiels n’aient pas des effets au niveau de la crise centrale, européenne mais aussi eurasienne, et de plus en plus eurasienne en même temps que de plus en plus européenne, que constitue la crise ukrainienne qui s’étend dans tous les sens. Il y a eu des incursions, sinon la présence structurée de terroristes tchétchènes au côté des forces de l’Ukraine-Kiev contre les séparatistes du Donbass, sinon contre la Russie, avec le lien Tchétchénie-Ukraine qui formerait un triangle Tchétchénie-Ukraine-Moyen-Orient à cause de l’implication de terroristes tchétchènes sur ces divers théâtres. Même si ce n’est qu’une possibilité spéculative (néanmoins substantivée par certains événements de l’affrontement ukrainien), c’est un fait du point de vue de la communication et il ne peut laisser l’organisation SCO elle-même indifférente selon les nouvelles conditions qu’elle affronterait. Ainsi, la chaîne crisique constituée essentiellement pour ce cas, il y a quatre ans, à partir des pressions européennes contre la Syrie, pour des cause de pur affectivisme dans la constitution de la politique suivie, reviendrait-elle vers l’Europe par une immense boucle passant par l’Iran, par la Chine, par la Russie et par l’Ukraine. La dynamique crisique se joue des frontières et se rit des logiques géopolitiques dont les experts font si grand cas.

La situation prend des allures étranges, où la communication et ses innombrables excès ont un rôle considérable. Le régime d’Assad, cerné de toutes part et que certains jugent aux abois, devient plus important que jamais, notamment pour ceux qui y voient un pôle de stabilité à défendre, et parmi ceux-là éventuellement les pays de la SCO. Les pays du bloc BAO, complètement enfermés dans leurs promesses et leurs anathèmes anti-Assad qui les font dépendre d’une élite-Système de la communication qu’ils ont éduqué dans ce sens, ne peuvent rien entreprendre de sérieux contre la dynamique de transformation du terrorisme vers des entités à prétention étatique tant qu’Assad est au pouvoir ; leur intérêt vital est d’empêcher à tout prix que cette transformation se fasse et ils ont fait dépendre une défense efficace contre elle de la chute d’un régime dont le maintien est la meilleure arme contre cette transformation. Autour de ce tourbillon tournent des éléments incontrôlés, on dirait des “électrons libres” dont nul ne sait où se trouve leur tête et où se trouve leur queue, jusqu’à croire qu’ils sont sans queue ni tête, – qu’il s’agisse d’un Erdogan ou de cet objet étrange et de moins en moins identifiable qu’on nomme “politique extérieure des USA”. Il n’y a aujourd’hui plus rien des caractères initiaux de la crise syrienne, qui est devenue un élément d’une dynamique crisique contribuant à l’extension du désordre, et qui est de plus en plus nettement liée à l’élément européen et eurasiatique qu’est la crise ukrainienne, par l’implication potentielle dont on a décrit ici la possibilité, des grands acteurs du monde alternatif que sont la Russie et la Chine.

On attendra donc avec une certaine impatience les rendez-vous de juillet en Russie, à Ufa. On pourra mesurer les effets de tous ces événements, des perceptions qui les précèdent ou les précipitent, des hypothèses et des prospectives qui les accompagnent, dans les politiques et dans la structure des organisations concernées. Le sommet de la SCO tiendra dans aucun doute la vedette puisqu’il y a des événements structurels d’ores et déjà quasiment acquis, avec l’entrée des nouveaux membres (Inde, Pakistan, éventuellement Iran). Mais cette affirmation de la SCO, loin d’être une structuration d’un monde multipolaire remplaçant le monde unipolaire dépassé du temps de l’hyperpuissance US, constituerait d’abord l’effet de l’extension du désordre crisique qui marque les relations internationales. Et encore n’aurait-on sans doute rien vu, si une telle évolution (celle de la SCO) s’affirmait ou même s’esquissait ; c’est du côté des effets de communication, des réactions des uns et des autres, dans une atmosphère où les psychologies ont déjà montré leur faiblesse, leur pauvreté et leur vulnérabilité, qu’il faudrait attendre les plus grands effets et les effets imprévus ; il faudra guetter avec gourmandise et tendresse les exclamations des pays du bloc BAO dans un état constant d’hyper-paroxysme, découvrant que l’Organisation de Shanghaï existe, qu’elle s’étend, qu’elle prend ses aises, qu’elle devient l’“Otan de l’Est”, – déniant ainsi à l’Otan, avec quelle brutalité, sa vertu d’exceptionnalité et d’exclusive unicité (l’Otan vaut bien un pléonasme)…

Note

* Af-Pak est le nouvel acronyme inventé par le gouvernement américain pour désigner l’Afghanistan/Pakistan

Traduction des parties en anglais : Dominique Muselet

 

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