Par Andrew Korybko − Le 28 juin 2021 − Source Oriental Review
Le doute qui prévaut quant à l’avenir des relations entre Pologne et États-Unis, suite au désir publiquement énoncé par Biden d’améliorer ses relations avec la Russie, ne va pas affecter la coopération militaire entre ces deux pays. Ceci est établi par les derniers progrès réalisés dans le déploiement du « bouclier de défense anti-missile » étasunien en Pologne, qui aspire à l’hégémonie sur l’Europe centrale et orientale. Mais selon toutes probabilités, ce développement sera également exploité comme écran de fumée pour masquer la campagne de guerre hybride menée conjointement par les États-Unis et l’Allemagne contre le gouvernement conservateur-nationaliste de la Pologne.
L’agence de défense anti-missiles des États-Unis a annoncé cette semaine avoir commencé à déployer des éléments de son « bouclier de défense anti-missile » (BDAM) en Pologne, la puissance aspirant à l’hégémonie sur l’espace d’Europe centrale et d’Europe orientale. Cette décision a été prise avant le désir exprimé publiquement par Biden la semaine dernière, lors de son sommet tenu à Genève avec le président Poutine, de réparer ses relations avec la Russie, une décision qui a brutalement jeté un voile de doute sur l’avenir des relations entre la Pologne et les États-Unis. J’ai développé les différences qui émergent entre les visions stratégiques d’ensemble de ces nations alliées, dans le cadre d’une analyse qui va jusqu’à explorer leurs conséquences possibles. Ce dernier développement en date démontre que leurs liens vont rester stables au niveau militaire, malgré de très importants désaccords politiques.
Si l’administration étasunienne courante, libéralo-globaliste, n’apprécie guère son homologue polonaise, conservatrice et nationaliste, les administrations permanentes étasuniennes dans les domaines militaire, de renseignement et diplomatique (l’« État profond« ) conviennent que le positionnement géostratégique de ce pays exige que leur coopération sur le BDAM ne doit pas être pour autant sacrifiée, a fortiori dans le cadre d’un rapprochement embryonnaire avec la Russie. Quelques points de clarification méritent d’être soulignés dès à présent pour que le lecteur comprenne bien le calcul stratégique développé par les États-Unis. L’amélioration des relations avec la Russie va permettre aux États-Unis de re-déployer certains de leurs soldats actuellement en Europe centrale ou orientale, vers la zone Asie-Pacifique, dans l’objectif de « contenir » la Chine de manière plus agressive, tout en déclenchant une course aux armements en Asie pour y contribuer.
Une fois le BDAM totalement déployé en Pologne, les États-Unis seront en mesure de « contenir » militairement la Russie de manière bien plus efficace sans devoir maintenir autant de soldats qu’auparavant. Qui plus est, ce système va contribuer dans une certaine mesure à rassurer les Polonais vis-à-vis de leur paranoïa quant à se faire « vendre » à Moscou, chose qui pourrait empêcher, ou à tout le moins ralentir le possible pivot de la Pologne vers la Chine en réaction ; j’avais mentionné cette possibilité dans l’analyse citée au début du présent article. Mais pour être clair, la Russie n’a aucun besoin d’être « contenue », étant donné qu’elle n’entretient aucune intention agressive vis-à-vis de ses voisins ; cette fausse notion a été et est utilisée comme arme pour exploiter le « nationalisme négatif« des pays d’Europe centrale et orientale, contre la Russie, et leur faire souscrire à des objectifs pro-étasuniens.
En fait, le concept même d’un BDAM est trompeur, car il ne vise pas à « protéger » les États-Unis et leurs alliés, mais à gêner les capacités de seconde-frappe de la Russie, et par là de faire progresser le plan tortueux des États-Unis de contraindre la grande puissance eurasiatique à subir une position de chantage nucléaire. La course aux armements commencée il y a une vingtaine d’années entre les deux pays avait été déclenchée par la décision de Bush Junior de sortir du Traité sur les missiles anti-balistiques, qui avait amené la Russie à mettre les bouchées doubles sur son programme de recherche et développement sur les missiles hypersoniques, chose qui a récemment amené Moscou à prendre la domination au plan mondial en la matière. Moscou n’aspirait pas à prendre cette position convoitée du fait de desseins agressifs, mais uniquement pour se défendre du scénario de chantage nucléaire sus-mentionné.
Cependant, les Polonais voient tout cela d’un œil tout à fait différent, car les États-Unis (ainsi que l’Allemagne, dans une vaste mesure) ont brillamment manipulé leur « nationalisme négatif » de telle sorte que ce peuple, et tout particulièrement ses dirigeants actuels, restent pathologiquement obsédés à ce stade par l’idée de « contenir » la Russie. Ils prennent donc pour argent comptant le dessein officiellement exposé du BDAM, et pourraient même trouver du plaisir à provoquer la Russie, malgré les dangers que cela pourrait présenter dans un scénario du pire : une guerre entre les États-Unis/l’OTAN et la Russie. Ce dernier développement du BDAM va donc probablement parvenir à les rassurer quant au soutien étasunien dans l’hypothèse hautement improbable d’une soi-disant « invasion russe ».
Mais dans le même temps, les États-Unis et l’Allemagne vont sans doute continuer de saper le gouvernement polonais en place pour des raisons idéologiques en lien avec leur vision libéralo-globaliste. Cette politique schizophrène, consistant à soutenir militairement le pays, tout en le sabotant politiquement, devrait apparaître comme une évidence à tout observateur objectif, mais échappe malheureusement à la plupart des Polonais, du fait de leur intense « nationalisme négatif » vis-à-vis de la Russie. Les dirigeants polonais semblent croire naïvement que le déploiement du BDAM sur leur territoire pourrait également les protéger politiquement de la guerre hybride étasuno-allemande en cours, bien que cela ne constitue évidemment qu’un vœu pieux. La réalité est que la Pologne est en train de se faire jouer par ses soi-disant « alliés » d’une manière bien pire qu’elle pourrait imaginer que la Russie se jouerait d’elle.
Le BDAM répond par conséquent à plusieurs objectifs : il permet aux États-Unis de « contenir » la Russie plus efficacement ; ce qui leur permet de redéployer certains de leurs soldats en Europe centrale et orientale vers la zone d’Asie-Pacifique pour « contenir » la Chine de manière plus agressive ; et il tient lieu d’écran de fumée pour masquer la guerre hybride en cours lancée par Washington et Berlin contre le gouvernement conservateur et nationaliste de la Pologne, en lui laissant croire de manière superficielle à des intentions stratégiques supposément « positives » des États-Unis. Nonobstant le gouvernement en poste, les relations militaires étasuno-polonaises vont rester fortes, ne serait-ce que par suite de leur coopération sur le BDAM, mais cela n’empêchera en rien la guerre hybride conjointe menée par Washington et Berlin contre Varsovie. Se laisser porter naïvement à ne pas le croire n’amènera la Pologne qu’à baisser encore la garde.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone