Les affrontements actuels au sujet de l’esclavage aux États-Unis et de la Grande Terreur stalinienne donnent lieu à des controverses similaires et révèlent un Poutine méconnu.
Par Stephen F. Cohen – Le 20 juin 2017 – Source The Nation
(…) Selon Cohen, l’héritage politique de l’esclavage aux États-Unis et de la Grande Terreur stalinienne en URSS, a eu – et continue d’avoir – des conséquences similaires. Ayant grandi dans le Sud ségrégationniste et après être devenu un historien des époques stalinienne et post-stalinienne, Cohen reconnaît que ses perceptions ont pu être influencées par sa biographie.
Il reconnaît aussi les différences importantes qui distinguent les victimes noires de l’esclavage américain de celles plus mélangées de la Terreur stalinienne. Mais il fait ressortir que les conséquences historiques et politiques on été semblables.
Plus concrètement :
- L’esclavage et la Terreur stalinienne ont fait l’un et l’autre des victimes par millions et constituent des chapitres d’histoire qui ont laissé leur empreinte sur les systèmes politiques et sociaux de ces deux pays.
- Pendant des décennies, aux États-Unis comme en Russie, l’enseignement n’a pas transmis aux générations qui ont suivi la monstrueuse vérité sur leur histoire respective. Par exemple, ni Cohen, ni Batchelor, n’ont appris à l’école que parmi les pères fondateurs de la démocratie américaine, on comptait de nombreux propriétaires d’esclaves. Et la mise en lumière partielle de la Terreur stalinienne a commencé en Union soviétique seulement au milieu des années 1950 et s’est prolongée jusqu’au début des années 1960, sous Nikita Khrouchtchev. Ensuite, ce sont vingt ans de silence et il faut attendre l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985 et sa politique de réforme dite de « glasnost » pour que la Terreur soit mieux mise en lumière.
- Les deux traumatismes ont eu pour effet de produire des citoyens dotés d’expériences de vie très dissemblables et de narratifs tout aussi conflictuels sur leurs propres vies et leurs histoires nationales. Pendant de longues années, il en a résulté des conflits incessants sur les plans politique, social et national, dont certains ont été dramatiques et même violents. En première ligne, se trouvaient les descendants tant des victimes que de leurs tortionnaires. (Le livre de Cohen The Victims Return se concentre sur cette dimension de la Terreur stalinienne et ses conséquences).
- Un aspect de cette controverse aussi bien aux États-Unis qu’en Russie a été l’affrontement qui se poursuit actuellement autour des monuments ou autres mémoriaux existants érigés il y a plusieurs décennies en hommage aux tortionnaires tant de la période esclavagiste américaine que de la période soviétique stalinienne. Affrontement sur ce qu’il fallait faire à la lumière de ce que l’on sait maintenant de ces figures historiques. Les récents événements de Charlottesville en sont seulement un exemple, comme le sont les controverses russes au sujet des sites qui honorent la mémoire de Staline et de ses bourreaux.
- Une question historique-politique profonde, voire traumatisante, domine ces conflits dans les deux pays. Comment distinguer les crimes commis par des figures historiques qui sont encore honorées pour les épisodes glorieux auxquels leurs noms sont associés, telles la fondation de la démocratie américaine dans le cas de l’Amérique et la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie dans celui de la Russie ? Et si les crimes déterminent tout, quels sont les figures et les faits auxquels il faut retirer la place d’honneur qui leur a réservée dans leurs histoires nationales respectives ? Aucun consensus n’existe sur cette vaste question dans aucun des deux pays. Chacun a ses chercheurs de consensus et ses « objecteurs » et aucune solution n’est en vue. (Sur ce point, Cohen explique pourquoi il s’oppose à la destruction de ces monuments historiques).
- Cohen termine en signalant que Poutine, depuis son arrivée au pouvoir en 2000, a joué un rôle essentiel, bien que peu compris, dans l’effort visant à surmonter cette controverse qui se prolonge depuis des décennies en Russie. Héritier d’un système politique dont la structure étatique s’est effondrée à deux reprises au XXe siècle, en 1917 et à nouveau en 1991, il s’est donné pour première mission de créer un État qui ne devrait plus jamais se désintégrer et connaître l’océan de misère qui en a résulté. Pour cela, il avait besoin d’un consensus historique assez solide sur les versions conflictuelles des passés tsariste, soviétique et post-soviétique. À la différence de la plupart de ses prédécesseurs au Kremlin, Poutine n’a pas cherché à imposer une nouvelle orthodoxie historique par le biais de la censure et du système d’éducation, mais a laissé la société – par l’intermédiaire d’historiens, de journalistes, de producteurs de films ou d’émissions, et d’autres encore – faire son tri parmi les différentes perspectives historiques rivales. À l’heure actuelle, il n’y a pour ainsi dire aucune censure historique en Russie, et les archives de la période stalinienne sont généralement accessibles – et dans certains cas plus facilement accessibles qu’elles ne l’étaient sous son prédécesseur prétendument plus démocrate, Boris Eltsine.
De fait, Poutine a un rôle que l’on peut qualifier d’anti-staliniste et qu’il a joué parfois en coulisses. Aux États-Unis, il n’existe pas, par exemple, de musée national consacré uniquement à l’histoire de l’esclavage. En 2015, s’est ouvert à Moscou, avec l’appui politique et financier de Poutine, un grand musée moderne de l’histoire du Goulag et des camps de travail où par millions les victimes de Staline ont végété comme des esclaves et ont fini souvent par périr. Bien qu’en opposition avec le ministère de l’Éducation, Poutine s’est entendu avec la direction du musée pour permettre aux enfants des écoles de visiter le musée, dans le cadre de leur formation historique. Ce conflit se poursuit à l’heure actuelle.
L’année 2017 – qui marque à la fois le 100e anniversaire de la Révolution russe et le 80e anniversaire du déclenchement de la Grande Terreur stalinienne en 1937 – a relancé la controverse et lui a donné un cadre nouveau. Avec l’accord de Poutine, il reviendra aux nombreux et puissants Partis communiste russes d’organiser la célébration de la Révolution de 1917 en mettant sur pied de grandes manifestations publiques à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans d’autres villes, pour la plupart en octobre. Ces commémorations mettront en évidence l’image de Staline. Mais le 30 octobre, le premier monument national dédié aux victimes de la Terreur stalinienne sera dévoilé dans le centre de Moscou. L’événement du 30 octobre, comme Cohen a pu l’apprendre au cours de sa récente visite à Moscou, fera figurer Poutine, qui va personnellement dévoiler le monument anti-stalinien, en dépit du fait qu’une grande partie de la population va certainement désapprouver ce geste. (D’un récent sondage d’opinion fait en Russie, il ressort que Staline est « la figure la plus admirée de l’histoire », suivi par Poutine et Pouchkine).
Pour remettre les choses en perspective, il faut savoir que Khrouchtchev avait déjà proposé un tel monument en 1961. Le projet n’a vu le jour sous aucun des maîtres du Kremlin qui lui ont succédé, y compris Eltsine et Gorbatchev, jusqu’à ce que Poutine y mette la main. Mais on n’en restera pas là (peut-être verra-t-on au contraire une nouvelle exacerbation du débat) et la longue lutte de la Russie avec son passé ne va pas cesser, pas plus qu’un président américain ne pourra, quoiqu’il fasse ou s’abstienne de faire, mettre fin aux conséquences politiques de l’histoire de l’esclavage. Comme William Faulkner l’a rappelé, et de nombreux historiens avec lui, de tels traumatismes avec leur cortège politique ne vont jamais tomber dans l’oubli. Dans le cas de la Russie, il faut tenir compte du fait que la Guerre froide avec l’Ouest, à laquelle nous assistons maintenant, ne fait qu’ajouter à la réputation de Staline dans le peuple et dans l’officialité. C’est une raison de plus pour laquelle Poutine n’est pas à l’origine de la nouvelle Guerre froide, contrairement à l’opinion qui prévaut dans les milieux politico-médiatiques étasuniens.
Stephen F. Cohen
Traduit par Jean-Marc, relu par Cat pour le Saker Francophone