Par David Korowicz – Le 17 mars 2016 – Source feasta.org
Interview de David Korowicz par Alexander Ac à
Brno, en République tchèque, le 29 janvier 2014
Alexander Ac : – Comment avez-vous commencé à être intéressé par les systèmes adaptatifs complexes et pourquoi?
David Korowicz : – J’ai toujours eu une sensibilité envers la relation dynamique des choses, jusqu’à me retrouver attiré par la pensée post-structuraliste et la métaphysique bouddhiste, par exemple. Ces perspectives mettent l’accent à la fois sur la conditionnalité et l’interdépendance dynamique de l’univers, la vie, les mots et les significations. J’ai fait mes études universitaires en physique, et nous n’avons jamais eu un seul cours portant sur les systèmes complexes. J’ai fait un travail d’études supérieures sur l’origine de l’entropie et du temps dans l’univers, ce qui conduit nécessairement à l’étude de la naissance de la complexité.
Mais le tournant dans ma vie, comment j’ai fini par faire ce que je fais maintenant, découle de quelque chose de tout à fait inattendu. Je vivais en Asie centrale et avais l’habitude de passer du temps dans un petit village au Kirghizstan pour visiter mon ami, un ethno-biologiste qui faisait des recherches sur les pommes et les jardins familiaux. Cette partie du monde est la source originelle de la pomme et il y a encore une énorme biodiversité, le village voisin avait 49 variétés ! Les jardins familiaux fournissent de la nourriture et plus d’un tiers de leur revenu annuel aux familles, à peine quelques centaines de dollars.
En résumé, un projet de développement a été proposé, qui permettrait d’accroître l’efficacité de ces jardins et assurer ainsi aux familles de pouvoir augmenter leurs revenus. La vie pouvait être difficile par moments et au minimum, cela pouvait signifier que les familles auraient un tampon de trésorerie pour faire face à une crise ou pourraient se permettre des travaux d’assainissement intérieur. Ce projet, à sa propre mesure, s’intégrait au récit global qui semblait pointer vers la richesse croissante, de nouvelles possibilités, des droits sociaux et politiques. Il justifiait également la vision du monde social et économique progressiste des agences de développement occidentales qui pouvait être vertueuse, aventureuse et bien sûr, la seule vraie voie à suivre.
La proposition était de fournir de nouvelles variétés d’arbres – ceux qui produisent des pommes douces et sans tache, qui pourraient être vendues pour un bon prix, plutôt que l’habituel mélange hétéroclite composé de pommes qui pouvaient être trop amères, trop sujettes aux parasites, trop laides et ainsi de suite. En outre, ils fourniraient des pesticides, des engrais et de meilleures variétés de semences pour stimuler la production et le revenu général du jardin familial. Les investissements pourraient tous être pris en charge par des micro-crédits, bien que pas très micro en termes relatifs.
C’était l’une de ces situations où vous ne voyez que quelque chose de tout à fait évident, car on l’observe hors d’un contexte familier. J’avais beaucoup lu sur le changement climatique et le pic pétrolier, et je me demandais quelles pouvaient être leurs implications sur cette proposition.
J’imagine que tous les villages auraient adopté le projet, la productivité de leurs sols aurait augmenté avec les intrants et de la dette aurait été contractée. Les besoins auraient été satisfaits, et les désirs, avec le temps, seraient devenus des besoins. Des niveaux de dépendance nouveaux et plus complexes se seraient développés et l’augmentation des revenus aurait facilité davantage d’emprunts, rendus nécessaires par l’augmentation des attentes et des coûts d’intégration (une voiture, un cours universitaire). Ils seraient toujours pauvres selon les normes européennes et donc plus vulnérables à la hausse du coût des intrants essentiels.
Ensuite, si les prix des carburants fossiles avaient augmenté de façon significative, les villageois auraient été contraints de réduire les intrants agricoles, la production aurait baissé de manière significative et le poids de la dette aurait augmenté (par rapport au revenu). Si en plus de ces changements, les bouleversements climatiques commençaient à toucher leurs pommiers parfaits, ils n’auraient rien sur quoi se replier, une fois que la biodiversité, inefficace mais résiliente, des semences et du sol et des pommiers bigarrés aurait été perdue.
Si la croissance était une progression harmonieuse et positive, son inverse pourrait être une défaillance multi-système relativement abrupte qui laisserait les gens dans des conditions bien pires qu’avant le début du projet. En outre, une fois qu’on a entrepris un tel chemin, il deviendrait plus difficile de faire demi-tour. J’avais là une démonstration claire de la façon d’être pris au piège.
Mais si tel était le récit d’une société relativement simple, qu’est-ce que cela pouvait signifier pour la société beaucoup plus complexe d’où je viens, de quelle façon étions-nous piégés ? L’augmentation de la connectivité et l’intégration mondiale a globalement été une très bonne chose pour le bien-être humain et la réduction des risques, mais il semblait que l’équilibre des risques changeait. Aiguillonné par la curiosité et avec une certaine inquiétude, je suis retourné en Irlande avec l’intention de me consacrer à ce genre de choses, quelles qu’elles soient !
Ici, heureusement, je fus présenté à feu Richard Douthwaite et Feasta. Richard avait une merveilleuse capacité d’encouragement et une intelligence large et critique. Crucialement pour moi, il s’intéressait à l’argent et au crédit, la façon dont ils étaient créés, et comment ils façonnent notre monde. Je commençai donc à essayer de comprendre l’économie mondialisée, non pas comme un économiste le ferait, mais plutôt comme un naturaliste, conscient que je suis aussi un observateur partial et avec des œillères. Le domaine général des systèmes adaptatifs complexes avait déjà développé des concepts et des outils analytiques qui pouvaient être appliqués à l’économie mondialisée d’une manière qui répondait à mes inclinations naturelles. Il est également devenu clair que si l’on voulait comprendre l’évolution, la stabilité et en particulier l’effondrement des sociétés complexes, l’économie universitaire avait un pouvoir explicatif très limité et, pire, était structurellement aveugle à des transformations de base telles que la croissance de la complexité et les transitions catastrophiques.
Heureusement, le projet de village n’a jamais obtenu le feu vert.
– Si vous regardez aujourd’hui dans les médias grand public et le discours des hommes politiques, tout le monde veut relancer la croissance. Est-ce que c’est une bonne idée?
– C’est une bonne idée, en quelque sorte. Cela fait partie de notre vision du monde, des méthodologies, de nos structures institutionnelles, c’est ce à quoi notre société est adaptée. La croissance économique n’est pas seulement un indicateur, elle représente et masque parfois une dépendance structurelle complexe. Si nous n’avons pas de croissance, il y a de fortes répercussions sociales, économiques et politiques. Si nous voulons que toutes les choses que nous tenons pour acquises continuent, oui, bien sûr, nous devons redémarrer la croissance.
Le problème est qu’une croissance économique continue n’est pas nécessairement notre choix. Je pense que nous sommes aux limites de la croissance en ce moment (je ne discuterai pas sur quelques années). Notre système financier et monétaire, dont les liens de confiance et d’attentes animent le monde dans un acte de foi, est de plus en plus instable, car il a promis beaucoup plus que ce qu’il pourra jamais tenir ; les flux de pétrole (et donc de nourriture) qui maintiennent l’organisation socio-économique mondiale sont à un pic ; et, de plus en plus, les effets du changement climatique et les pénuries d’eau se font menaçants. De plus, notre dépendance à l’égard d’une économie mondialisée complexe, de sa structure et de sa dynamique, nous rend extrêmement vulnérables à de telles contraintes.
Nous sommes probablement en train d’entrer dans une spirale déflationniste chaotique en développement au niveau mondial ; un cycle de baisse de la confiance, du crédit et de la liquidité monétaire qui conduit à la hausse du chômage, à la baisse des salaires et des revenus du gouvernement, les mauvaises créances s’accumulent, les faillites bancaires, et une augmentation du coût réel de la dette. Il y aura également, en parallèle, la menace de catastrophiques chocs financiers et monétaires, un risque systémique croissant avec de graves implications multi-système. Une bulle mondiale de crédit s’est effectivement gonflée au moment du pic pétrolier, une spirale déflationniste la fera tomber sur nous. Cela dit, nous pourrions ne pas remarquer les contraintes dues au pétrole initialement (les prix de l’énergie risquent de tomber de manière significative, et cela même si elle peut être moins abordable) car une dépression et même un choc financier potentiellement catastrophique auront brisé la capacité de l’économie mondiale à utiliser l’énergie et les ressources. Et si cela arrive il n’y aura pas de retour en arrière, nous serons entrés dans une nouvelle phase de localisation forcée et d’énormes nouveaux défis.
Il est assez facile de pointer les problèmes liés à notre dépendance à l’égard d’un système monétaire basé sur la dette ou les combustibles fossiles, ou à l’absence de redondance dans les infrastructures essentielles. Il y a beaucoup de promoteurs ardents, par exemple de la monnaie non basée sur de la dette et dépensée en circulation ; de l’usage d’assouplissement quantitatif pour éteindre la dette privée; ou d’un nouveau plan de Chicago – la cavalerie venant à la rescousse. Mais se figurer de telles idées comme étant des solutions possibles aux problèmes revient à mal se représenter notre situation, ce qui est au mieux un processus de gestion des risques. Ce dont on entend beaucoup moins parler est l’existence de risques implicites et des incertitudes dans ces propositions.
Cela ne veut pas dire qu’elles ne devraient pas faire partie de la gestion dynamique des risques, mais que dans notre contexte actuel, elles ne peuvent pas être réputées pouvoir écarter tout risque ou garantir de résultats certains. Rien qu’un aspect de cela, par exemple, est le risque de réflexivité massif, c’est à dire que des mesures destinées à éviter une crise peuvent finir par déclencher la crise en provoquant un changement de comportement, en anticipation de ce qui pourrait arriver. De plus, pour prendre et appliquer de telles décisions de gestion des risques, on a besoin de comprendre ou de deviner intuitivement la nature du risque – ce qui pourrait être perdu, et à quelle vitesse cela pourrait arriver, surtout si les choses tournent mal – et très peu de membres du public, de politiciens ou de décideurs le comprennent réellement. Ou pour le dire plus directement, si vous voulez faire une chirurgie radicale sur le système monétaire, à quoi ressemble votre planification de la sécurité alimentaire ? C’est particulièrement aigu pour tous ceux qui essaient de faire face à un risque systémique à grande échelle – quoiqu’on fasse, il y a toujours beaucoup plus de risques d’effets négatifs que de bénéfices potentiels, ce qui naturellement rend les responsables monétaires prudents. Il y a une grande différence entre donner son avis depuis l’extérieur, et risquer de gérer un processus intrinsèquement incertain et dangereux où l’on pourrait être tenu pour responsable d’une catastrophe. Même si nous parvenions à résoudre nos problèmes financiers et monétaires, nous arriverions directement dans les crises pétrolière et alimentaire qui sont déstabilisantes de façon systémique.
Notre situation est fâcheuse et le dilemme de la tentative de changement est le suivant : au vu des contraintes de temps et de ressources, et de la réalité que nous dépendons d’un système en réseau délocalisé sans contrôle central, comment pouvons-nous changer le système tout en veillant à ne pas ruiner ses fonctions essentielles ? La diminution de la résilience globale et la complexité croissante, l’interdépendance, le couplage serré et la vitesse des processus dont nous dépendons, rendent fondamentalement incertaine, décourageante, complexe et très dangereuse cette série de défis. Donc, nous essayons de nous protéger parce que nous ne pouvons pas nous en sortir. Nous luttons pour la croissance, nous achetons du temps et poussons le bouchon toujours plus loin, et à chaque pas devenons plus vulnérables.
Donc, l’idée que la croissance est une bonne ou une mauvaise idée est un peu à côté de la plaque – on ne va pas continuer à en avoir bien longtemps encore, et il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire à ce sujet.
– Vous ne croyez pas alors dans une sorte de non-croissance de l’économie, un état d’équilibre ?
– L’état d’équilibre à partir de là où nous sommes maintenant est, selon de nombreux indicateurs écologiques, largement dépassé. Donc, s’il devait y avoir quelque chose comme une économie à l’état d’équilibre durable, elle serait en termes de consommation des ressources bien au-dessous de là où nous sommes maintenant. Loin, loin en-dessous. Et comment pouvons-nous y arriver ?
Pour toutes sortes de raisons, la possibilité d’une décroissance orchestrée, contrôlée, jusqu’à une certaine position dans un état d’équilibre viable est probablement illusoire à l’extrême. Je signalerai simplement une chose : une telle vision tend à incarner la confusion que, parce que l’économie mondialisée est faite par l’homme, elle est donc conçue à dessein, compréhensible et contrôlable. Les humains peuvent le faire dans des niches, mais la structure émergente de multiples niches interagissant sur de nombreuses échelles au fil du temps ne l’est pas. Cela reflète le genre d’argument rendu célèbre par William Paley dans sa théologie naturelle, qui a dit que l’existence d’organismes vivants a prouvé l’existence d’un divin créateur/concepteur par analogie avec la façon dont la découverte d’une montre conduirait à croire en l’existence d’un horloger intelligent.
Un demi-siècle plus tard, Darwin et ses disciples ont montré que la sélection naturelle pouvait faire le travail de conception émergente sans CONTRÔLEUR – l’horloger aveugle dans les mots de Richard Dawkins. Mais en tant que croyants dans le progrès de l’Homme, nous semblons avoir endossé le rôle que Paley a autrefois attribué à Dieu – c’est-à-dire, en tant que créateurs de l’économie mondialisée complexe, celle-ci est donc concevable et contrôlable et potentiellement perfectible si seulement les bonnes personnes et les bonnes idées sont au poste de pilotage. Nous trouvons toutes sortes de confusions découlant de cette idée fausse, lorsque l’on tente d’appréhender linguistiquement l’économie, en confondant une émergence complexe interdépendante avec la conception intentionnelle (comme dans : l’économie est capitaliste / néolibérale / socialiste, ou, nous devons changer l’architecture monétaire). Donc, même sans entrer dans les détails au sujet de l’irréversibilité dans les systèmes complexes ou de la myriade de problèmes pratiques allant avec une décroissance contrôlable, la puissance de la croyance en sa possibilité semble, du moins pour moi, représenter une hubris digne du Titanic.
Cela dit, une décroissance désordonnée ou un effondrement, nous amènerait à une nouvelle ère où nous nous retrouverions avec une capacité beaucoup plus réduite pour accéder aux ressources, les utiliser et éliminer les déchets. Mais nous aurions encore à répondre à d’autres problèmes et cela exigerait généralement de requérir toute l’énergie et toutes les ressources qui sont à portée de main. Par exemple, les émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique piqueraient probablement du nez, une bonne chose, bien sûr, bien que les effets néfastes des changements climatiques continueront à se faire sentir en raison des inerties dans le système, alors que notre capacité d’adaptation par rapport à aujourd’hui aurait été brisée. Ainsi, le coût réel du changement climatique aurait grimpé tout à coup au-delà de notre capacité à payer, et beaucoup plus rapidement que les modèles économico-climatiques n’auraient pu le suggérer. Le danger ici est que, dans un état de pauvreté et de localisation forcée, nos tentatives pour répondre à un tel stress et aux crises émergentes ne consistent pas à saper nos environnements locaux et leur capacité à nous soutenir à terme. Ainsi, toute forme d’économie à l’état stable dans un avenir prévisible est problématique en soi.
Mais dans une époque où certains d’entre nous pourraient être en mesure de maintenir une économie simple, l’état d’équilibre par l’acculturation à cette nouvelle réalité pourrait exister, au moins pendant un certain temps. Peut-être dans un monde où le poète frugal et le conteur en guenille sont aimés et admirés, tandis qu’une affliction pour les objets vous laisserait seul et abandonné ! Je suis persuadé qu’il y aura encore des gens qui vivent de bonnes vies, utiles et écologiquement responsables, jusque dans un avenir lointain.
– Si oui, ne pouvons-nous pas alors passer à la croissance verte?
– Tout d’abord, si c’est de la croissance, elle aura toujours besoin d’énergie et de ressources. D’autre part, le point de départ sera toujours dépendant du chemin et donc contraint. Troisièmement, la technologie ne peut pas faire de l’énergie, seulement aider à trouver, traiter et distribuer ce qui est déjà là. Et ce qui est potentiellement encore disponible, renouvelable ou non, est moins adaptable à l’économie, de moins bonne qualité et d’un rendement énergétique inférieur à ce qu’il remplace. Donc il n’y a pas de solution magique pour éviter notre problème central. Quoi qu’il en soit, qu’entendons-nous par passer ? [passer à la croissance verte, NdT] Cela présuppose un niveau de compréhension et de contrôle de l’économie mondialisée dont nous ne disposons pas. Cela implique une transformation rapide qui en réalité est intrinsèquement limitée à un rythme assez bas (les révolutions de l’énergie ont eu lieu sur plusieurs décennies), et dépend de la cohérence continue et de l’intégrité de l’économie mondialisée et de ses systèmes constitutifs essentiels.
En outre, la résolution de problèmes dans une société complexe souffre de la baisse des rendements marginaux. De nouvelles solutions nécessitent des efforts scientifiques, économiques et sociaux, des économies d’échelle et de plus en plus de ressources. Elles ne vivent pas dans le vide, elles vivent dans ce système interdépendant – l’économie mondialisée. Par exemple, la découverte de la plus petite particule, l’électron, dans les années 1890, a été faite par Thompson sur un banc de laboratoire ; maintenant il faut 10 000 doctorants, un anneau de haute technologie de 27 km et la cohérence de notre économie mondialisée moderne pour révéler la nouvelle particule, le boson de Higgs. La découverte de la pénicilline dans les années 1920 n’a presque rien coûté en argent d’aujourd’hui et a eu un impact révolutionnaire ; maintenant nous dépensons des centaines de millions d’euros pour apporter des améliorations mineures sur des médicaments de niche. Pour résoudre les problèmes de croissance avec une croissance verte, cela nécessite d’encore augmenter le coût de résolution des problèmes complexes – et cela implique une hausse des flux d’énergie et de ressources – qui eux-mêmes souffrent de la baisse des rendements marginaux (Energy-Return-on-Energy-Invested).
De plus, nous sommes à court de temps. Les implications du franchissement des limites de la croissance sont que les systèmes complexes mondialisés (financier, monétaire, les comportements sociaux adaptatifs, les chaînes d’approvisionnement, les infrastructures critiques, les usines, l’accès aux ressources et leur traitement, la R & D, etc.) qu’il est nécessaire d’inventer, de fabriquer, et de déployer à grande échelle commencent à stresser, à perdre leur résilience et enfin se brisent. Dans un tel cas, nos aspirations de croissance verte tomberont loin hors de notre portée, alors que le sol socio-économique s’effondrera sous nos pieds.
– Mais il est toujours préférable d’avoir une croissance verte plutôt que le business as usual?
– Si nous l’avions fait correctement, alors investir dans certaines des choses qui sont considérées dans les plans de croissance verte aurait pu aider à nous rendre plus résistants à l’avenir, mais seulement marginalement. La plupart du temps cependant, la croissance verte est conçue pour et adaptée à l’hypothèse d’une croissance économique soutenue et à la persistance de l’intégration du système dans l’économie mondiale.
Par exemple, si nous mettons l’énergie renouvelable en place à grande échelle sur un réseau et si nous sommes frappés par une crise parce que notre système financier déraille, par exemple, et la demande chute de 80 %, alors une grande partie de cette alimentation variable peut finir par être effectivement inutile. L’une des raisons est qu’un certain niveau de charge de base sur un réseau est nécessaire pour soutenir un niveau variable d’alimentation (renouvelable), une autre raison est que le réseau perd des économies d’échelle. Dans un tel scénario, cela peut devenir uniquement un autre investissement gaspillé. Ce serait plus résilient si nous mettions l’énergie renouvelable dans des réseaux locaux adaptés à la variabilité, résistants aux ruptures du réseau général, et utilisés pour protéger quelque chose de critique pour le bien-être collectif, tel que l’assainissement. Un tel investissement ne serait pas logique ; économiquement à l’heure actuelle, il est tout à fait inefficace.
Encore une fois cependant, je pense que nous sommes à peu près à court de temps quel que soit le type de croissance.
– De toute évidence, nos sociétés sont accro à la croissance. Quelle est votre explication?
– Eh bien, il y a différents points de vue.
Nous sommes enfermés dans des processus et des comportements socio-économiques de plus en plus complexes qui dépendent de la croissance. Ces processus permettent que nous soyons nourris, que les lumières puissent s’allumer, que notre eau soit propre et que les hôpitaux soient ouverts. Ils assurent que les biens et services circulent à travers le monde, générant de l’emploi et du pouvoir d’achat. Alors que la situation économique mondiale se détériore et que nos capacités d’adaptation (épargne, crédit pour l’investissement, recettes fiscales du gouvernement, stocks de marchandises) deviennent tendues, nous (en tant qu’individus, entreprises, pays) devons effectivement rester dans le jeu pour éviter d’avoir à l’abandonner, et devoir souffrir beaucoup plus de conséquences immédiates. Nous avons besoin de croissance pour maintenir les systèmes dont nous dépendons pour le travail et éviter d’énormes risques socio-économiques. Encore une fois, nous creusons plus profond parce que nous ne pouvons pas sortir du trou, et nous perdons continuellement de la résilience du système.
Dans tout cela, des sous-systèmes critiques tels que notre système financier et monétaire sont dépendants de la croissance. D’autres systèmes critiques et réseaux sont à échelle adaptative, par exemple, les infrastructures essentielles et le revenu discrétionnaire. Tous sont instables en contraction économique sévère ou prolongée. Il ne faut pas oublier les mythes et les histoires, les visions du monde, les réseaux de confiance et d’hypothèses occasionnelles qui incarnent les attentes de croissance.
À un niveau plus large, l’économie mondialisée est un système auto-catalytique, c’est à dire qu’il crée les conditions requises par sa propre expansion. C’est un processus d’auto-organisation, sans concepteur ou contrôle central, c’est la manière dont les écosystèmes évoluent, c’est la main invisible d’Adam Smith. Par exemple, les niveaux croissants de complexité poussent les individus, les entreprises, les institutions et les groupes sociaux et politiques vers des niveaux plus élevés de complexité si elles veulent persister (économiquement et socialement) dans un environnement dynamique où il y a concurrence pour les ressources, le statut, l’efficacité, la bande passante, etc. Un système avec une complexité relative, une taille et une résilience plus grandes signifie, en moyenne, une plus grande probabilité de persistance, mais qui nécessite, en moyenne, davantage d’énergie et de ressources. Autrement dit, il y a un avantage à maximiser la puissance (énergie par unité de temps). Ceci est la connexion que Howard Odum a faite entre l’écologie et l’économie il y a plus de trente ans. Sur le plan sociétal, cela fait partie de la façon dont la plupart d’entre nous finissent par se joindre à une échelle commune de complexité/croissance (utiliser l’internet, les supermarchés, les avions). La croissance est en ce sens naturelle – à condition que vous puissiez accéder à des flux d’énergie.
Donnons un exemple. Imaginez que quelques amis sont en train de mettre en place une organisation de décroissance inspirée de l’environnement. Les premières choses qu’ils pourraient faire sont de mettre en place un site Web, une page Facebook, d’organiser des réunions publiques, de se renseigner auprès d’un spécialiste en haut-parleurs, de lever une campagne fonds – c’est à dire de payer le coût de la complexité et des ressources nécessaires pour coopérer, dans un système socio-économique complexe où ils doivent rivaliser pour attirer l’attention et diffuser leur message. Ce faisant, ils ont ajouté à la complexité du système dans son ensemble. Ils ont ajouté un petit incrément aux économies d’échelle des infrastructures et des entreprises à travers le monde, soutenant ainsi leur investissement continu dans la complexité. Ils ont ajouté encore un autre ruban de déchets dans l’écosystème global. Une taille croissante entraînerait une augmentation croissante des coûts d’exploitation fixes et la nécessité d’un financement plus important. Ils façonneraient le monde à leur petite échelle et le monde les façonnerait comme de nouvelles dépendances et interdépendances ayant été acquises récemment.
Mais l’origine de la croissance est une chose plus fondamentale que nos déboires économiques. La vie fait évoluer des caractères physiques et comportementaux afin de persister et se reproduire dans la lutte à long terme pour les ressources. Si vous regardez n’importe quelle espèce, elle est expansionniste jusqu’à ce qu’elle rencontre une limite posée par les autres espèces ou par l’environnement. Si vous avez un vieux bâtiment abandonné depuis quelques années, vous trouverez de l’herbe et des arbres émergeant de toutes les fissures, et des créatures rampant dans tous les coins disponibles. Ou bien une espèce invasive pourrait réduire un écosystème en l’absence de prédateurs naturels. Ce qui se passe dans un écosystème quasi-stable est qu’une espèce rencontre et interagit avec les obstacles environnementaux et les limites d’autres espèces, et une certaine forme de régulation mutuelle se met en place, telle qu’on peut l’observer dans les modèles prédateur-proie, même simples.
Nous avons évolué dans la rareté et les environnements difficiles et nos pilotes d’instinct (comme le désir/l’aversion, le statut, en/hors groupes, le couple stimulus-réponse, l’habituation et le taux d’actualisation) y sont adaptés (voir Nate Hagens dans Fuyant Vésuve pour une bonne introduction). Mais il y a quelque 80 000 ou 50 000 années, nous avons développé la capacité à utiliser le langage qui a permis la pensée abstraite, l’apprentissage et le partage, l’organisation sociale sophistiquée et une capacité d’adaptation rapide par rapport au changement génétique. Notre capacité à résoudre les problèmes de l’environnement ou des espèces contraintes a été extrêmement amplifié, mais cette capacité était encore au service de nos traits instinctifs archaïques. Nous avons donc continué à sauter par-dessus les contraintes, davantage d’entre nous ont pu survivre et même vivre mieux. Mais la contrainte limitante principale, celle de l’énergie primaire, a été surmontée quand nous avons appris comment exploiter les combustibles fossiles. Cela a lancé un cycle auto-catalytique extraordinaire de deux cents ans de désir et d’innovation, de croissance de l’excédent et de stratification sociale, d’émergence de la complexité et de la croissance économique, de sorte que même les avertissements de Malthus ont glissé dans la mémoire collective vers la poubelle des prédictions erronées de l’Histoire.
Nous désirons et atteignons de nouveaux niveaux de confort et de sécurité, nous nous y habituons, nous sentons l’angoisse de la situation ou prenons conscience de quelque nouvelle absence qui nous ronge avant que le cycle du désir ne revienne de nouveau. Il y a quelque 2 400 ans, le philosophe grec Épicure a dit:
Tant que l’objet de notre désir reste inaccessible, il semble plus précieux que tout autre. Une fois qu’il est nôtre, nous aspirons à autre chose. Donc, une soif inextinguible pour la vie nous tient toujours sous emprise.
Une telle observation est contenue dans les Quatre Nobles Vérités du bouddhisme écrites à peu près au même moment en Asie. Elle fait partie de notre patrimoine évolutif, nos instincts aiguisés par la rareté et le risque existaient bien avant que l’industrie de la publicité n’ait appris à les exploiter. Cependant, une fois que nous nous sommes habitués à quelque chose, il est très difficile de le perdre. L’accès à une douche chaude, un lave-linge, la chirurgie, même une télévision sont maintenant considérés comme presque une nécessité dans les pays développés. Nous remarquons à peine ce que nous prenons pour acquis. Presque tous les écologistes que je connais (Mea Culpa) qui parlent de la nécessité de consommer moins, vivent en réalité une vie de consommation plus ou moins comparable à celle de leurs voisins non écologistes.
Il y a un point de vue encore plus large. La croissance de l’organisation complexe (étoile, planète, la vie, l’organisation sociale humaine) peut émerger spontanément là où les gradients d’énergie sont contraints. L’existence de tels gradients d’énergie, en réalité la flèche du temps, dépendent des conditions thermodynamiques au début de l’univers. La croissance de la complexité est la manière optimale qu’utilise l’univers pour trouver l’équilibre. De ce point de vue, l’émergence de notre civilisation mondiale complexe et son inévitable effondrement sont seulement une conséquence des lois de la physique, rendues manifestes à travers nous.
Le point crucial ici est que la croissance et l’effondrement est un processus beaucoup plus fondamental que le capitalisme, le système monétaire basé sur la dette ou le changement technologique, comme l’histoire des civilisations effondrées et les espèces disparues peuvent en témoigner. Cela fait partie de nous, c’est une partie de la vie.
Les gens peuvent être mal à l’aise avec de telles explications évolutives. Cependant, celles-ci ne sont pas mécanistes déterministes, mais statistiques. Les individus et les petits groupes seront toujours plus surprenants que les très grands groupes humains. Après tout, déambuler dans un couvent de célibataires n’est pas un signe que le sexe humain est mort ! Pas plus que de tels arguments ne définissent de façon rigide les comportements. Par exemple, Stephen Pinker rassemble des preuves diverses (dans The Better Angels of Our Nature) pour montrer qu’il y a eu une baisse remarquable du risque de violence personnelle qu’il a associée à la hausse des richesses, la mondialisation, les États et les systèmes juridiques indépendants, l’évolution des cultures et l’expansion de l’empathie. Bien sûr, nous restons très sensibles au risque de violence, et il n’y a aucune raison que la situation ne puisse pas se renverser, mais il démontre que nous sommes devenus beaucoup plus agréables l’un envers l’autre de toutes sortes de façons !
Mais reconnaître que notre comportement est façonné par ces processus à grande échelle revient à accepter notre place dans la merveilleuse tapisserie de la vie, de l’univers et notre place dans son histoire. C’est ce que nous partageons avec d’autres animaux et qui nous permet de nous reconnaître en eux. Cela suggère également qu’en tant qu’espèce nous devrions nous pardonner nous-mêmes. En tant qu’espèce, en tant que civilisation, nous ne sommes pas mauvais ou malfaisants.
Alexander Ac travaille actuellement comme chercheur post-doctoral au Centre Global Change Research (Académie des sciences de la République tchèque) dans le domaine de la physiologie végétale et appliquée Rensing à distance. Ses intérêts de recherche comprennent également les impacts du changement climatique sur les systèmes naturels et socio-économiques, le pic pétrolier et les systèmes énergétiques en général, et l’ économie de l’ épuisement des ressources. Auteur gère également un blog Halte à la croissance et publie régulièrement dans les journaux.
Partie II: Colère et Complicité dans un temps de limites
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Traduit par Stéphane, relu par Diane pour le Saker Francophone
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