Colère et complicité dans un temps de limites


Par David Korowicz – Le 24 mars 2016 – Source feasta.org

Interview de David Korowicz par Alexander Ac à
Brno, en République tchèque, le 29 Janvier 2014

Partie I: Comment être piégé

Alexander Ac : – Et nous avons aussi un autre type de croissance. C’est-à-dire : quels sont les principaux facteurs selon vous, qui expliquent le nombre croissant de personnes en colère?

David Korowicz : – La colère fait naturellement partie de l’être humain et peut se déclencher parce que les gens sentent qu’ils ont été mal traités, qu’une limite personnelle a été franchie ou qu’ils se sont vus refuser quelque chose. Elle fait également partie du comportement collectif qui peut réguler ou amplifier le stress.


Nous faisons partie d’une société mondialisée intégrée qui vient heurter les limites financières et écologiques, et cela commence à remettre en question les attentes habituelles des peuples. Il y a eu une émergence claire des tensions et de la colère dans de nombreuses régions du monde depuis que la crise financière mondiale a commencé. Les effets de la crise et les réponses apportées ont mis les gens en colère contre le secteur financier, les gouvernements, le 1%, les institutions internationales ou le capitalisme lui-même. Les contraintes écologiques sont reflétées dans les prix records des produits alimentaires et pétroliers. Les prix alimentaires ont toujours été un élément déclencheur des troubles sociaux, en France en 1789 et l’année des révolutions en 1848. Plus récemment Yaneer Bar-Yam et ses collègues ont mis en évidence une forte corrélation entre l’indice des prix alimentaires de l’Organisation pour l’alimentation et laAgriculture (FAO) et les flambées de troubles sociaux. Cela a forcé les antagonismes frémissants mais contenus à faire surface, comme c’est arrivé dans le printemps arabe.

Mais nous devons être clairs, la situation difficile à grande échelle et les contraintes socio-économiques émergentes que nous commençons à vivre, ont très peu à voir avec la fraude, la corruption et l’avidité de quelques-uns. Elles ont par contre beaucoup à voir avec notre civilisation humaine qui rencontre des limites. Comme le stress socio-économique s’approfondit et l’incertitude augmente, nous pouvons nous attendre à une propagation de la colère, en gravité et en ampleur dans les années à venir. Une rage d’incompréhension tournée vers l’extérieur et vers l’intérieur, des fantasmes de catharsis par la révolution, l’extrémisme et l’autoritarisme, le pouvoir agressif, l’accumulation des actifs productifs et la désignation de boucs émissaires sont quelques-uns des comportements destructeurs que nous sommes susceptibles de voir.

Les enjeux de ces transitions signifient qu’il est important d’interroger notre colère, et remettre en question ses fondements. Voilà pourquoi je dirais que, dans la partie riche du monde, il y a eu une énorme tendance bien-pensante à montrer du doigt ; c’est non seulement illusoire, mais sera potentiellement préjudiciable à la façon dont nous traiterons les défis collectifs à venir. Rien de tout cela ne signifie, par exemple, que le débat entre équité et inégalité (surtout en groupe) n’est pas extrêmement (et naturellement) important pour les gens, et que les sociétés qui ne parviennent pas à engager ce débat dans les années difficiles à venir, ajoutent gravement au risque de fractures sociales catastrophiques qui ne feront de bien à personne.

En tant qu’espèce, nous sommes très sensibles au drame intra-humain, et dans un temps de crise croissante, nous avons tendance à polariser les récits entre ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous. Nous revendiquons avoir fait notre propre introspection complexe, posséder la vertu, la sagesse, la victimisation et la compréhension, et supposons trop facilement que ceux avec lesquels nous sommes en désaccord sont plus stupides, vénaux et porteurs de rancunes envers nous. Le stress socio-économique grandissant est systémique, très complexe, et bien au-delà de la pleine compréhension pour n’importe qui. Les décisions peuvent être prises avec de bonnes intentions, mais il peut encore y avoir des résultats désagréables et des compromis. La tentation est de simplifier et de personnifier ses effets néfastes chez les personnes ou les institutions : si seulement notre idée avait été mise en œuvre, si le gouvernement avait changé, ou si la Banque Centrale européenne avait été remplie d’altruistes verts d’esprit, économiquement astucieux, monétairement éclairés comme nous-mêmes, tout irait bien, ou du moins beaucoup mieux. Maintenant, il pourrait en être ainsi, ou pas, ou peut-être sommes-nous seulement en train de nous jouer nos propres illusions.

Les gouvernements ne pratiquent pas l’austérité ou le renflouement des banques parce qu’ils aiment faire souffrir et sont chatouillés d’aise à l’idée de bonus bancaires gigantesques. La politique est mise en œuvre dans l’incertitude et la complexité, dans des environnements sur lesquels il y a un contrôle très limité, et où les conséquences sont potentiellement beaucoup plus catastrophiques que ce qui est arrivé en Grèce. Les choix sont limités et comportent des risques, des incertitudes et des compromis. La plupart du temps, les décideurs agissent de bonne foi. Rien de tout cela ne suggère que nous devrions faire preuve de complaisance sur ce que font les gouvernements, ni que nous ne devrions pas être francs et leur demander des comptes.

Mais il est bon de prendre un peu de recul, voire d’être reconnaissants, même si nous avons de quoi nous plaindre. Nous autres, Européens ordinaires, reconnaissons ce que nous n’avons pas et nous tournons vers d’autres qui ont davantage, mais par rapport à pratiquement tout le monde, dans l’Histoire et la majeure partie du monde d’aujourd’hui, nous disposons d’une énorme richesse. Nous nous sommes habitués à ce niveau de vie, de sorte que la perte d’un peu de ce que nous prenons pour acquis peut mettre les gens en colère. D’un côté, nous avons des sentiments au sujet de l’équité, en particulier au sein de notre propre groupe social. Nous sommes en colère par exemple au sujet des 1 % (71 millions de personnes), mais nous sommes parmi les 15 % mondiaux (1,14 milliards de personnes) et sommes moins préoccupés par le fait qu’il y a 85 % de la population en dessous de nous, dont la moitié d’entre eux n’a pas accès à l’assainissement de base. Rappelez-vous que, en termes de revenus, vous rejoignez le club des 1 % lorsque vous gagnez environ 40 000 €/an ; combien de militants radicaux globe-trotters gagnent moins que cela? Et si vous obtenez des prestations de chômage en Irlande, vous rejoignez le global des 15 %, avec les avantages supplémentaires de soins de santé de pointe et des niveaux élevés de sécurité et de liberté (en termes relatifs historiques et modernes). Donc, ici, nous parlons de quelque chose de très humain et même animal : le statut relatif, en/hors groupes, et l’habituation.

Alors que les sociétés feront face à des défis croissants dans les années à venir, et que les gouvernements et les institutions internationales ne parviennent pas à répondre à nos attentes, nous pouvons nous attendre à beaucoup plus de colère et à plus de gens qui l’alimentent. Une certaine forme de contraction économique désordonnée est presque certaine, et rien ne changera cela. Comme l’a souligné l’économiste Colm McCarthy, la colère n’est pas une politique. En fait, nous savons très peu de choses sur la façon dont une société pourrait en pratique et en dynamique prendre en charge de grandes populations abasourdies par l’absence de nourriture de base, de soins de santé, de services essentiels, de sécurité et de gouvernance, dans le contexte d’une société complexe qui se désagrège.

La colère peut être une force positive pour le changement, une motivation et un levier pour dénoncer les intérêts particuliers et assurer un niveau d’équité au sein d’une société. Mais elle peut aussi être une forme de dépendance et de narcissisme du lien social qui se nourrit sur lui-même; rétrécissant le domaine de l’empathie, restreignant la gamme d’options, encourageant des simplismes désastreux, transformant les gens et les groupes en codes chiffrés, tout en offrant le confort facile de la certitude et de la justice. À son paroxysme, surtout en période de dislocation, elle peut se transformer en quelque chose de violent, tout en invitant à trouver, et même en trouvant, un sens dans une réponse violente : en aspirant l’oxygène des classes médianes, en sapant la confiance de la société, en absorbant des ressources rares, et en semant les graines d’antagonismes prolongés et de fractures psycho-sociales.

Généralement, nous pouvons remarquer ces traits chez d’autres, et même les pointer fièrement, à juste titre ; le défi moral est de les aborder en nous-mêmes. Et l’histoire de l’Europe fournit assez d’avertissements qu’il s’agit d’une bête immonde que nous alimentons à nos propres risques et périls.

– Nous sommes donc les mêmes que ces 15%, parce que nous nous plaignons à leur sujet tout en ignorant ceux en-dessous de nous.

Permettez-moi de vous répondre d’une manière humoristique et anachronique. Nous sommes la haute bourgeoisie mondiale se répandant en injures contre l’aristocratie mondiale tout en réclamant le manteau du prolétariat mondial. Cela nous permet de nous sentir justes, tout en évitant les questions qui nous rendent complices.

– Nous n’avons donc aucun droit moral d’être en colère?

Nous allons être en colère ou non selon le cas peut-être, quel que soit le vernis intellectuel ou moral qu’on lui donne.

Quoi qu’il en soit, contre qui sommes-nous en colère, le 1%, ou une fraction de celui-ci? La majeure partie de leur richesse financière est basée sur de futures promesses abstraites qui ne peuvent pas être transformées en produits et services, sauf aux marges. Une grande partie de cette richesse est d’ordre financier, où la richesse financière mondiale observable a une valeur totale d’environ 350% du produit mondial brut – si les riches essayaient de convertir leur part de cette richesse en argent, la valeur serait vaporisée (qui achèterait les actifs?). Et quid des £50 millions du manoir Belgravia et la collection des Vieux Maîtres? Ceux-ci sont parfois appelés produits Veblen, ce sont des biens désirables parce que leur prix est élevé et ils sont en général relativement uniques et fabriqués à partir de ressources produites il y a longtemps. Encore une fois, si les riches essayaient de vendre à toute force, le prix chuterait. Mais imaginons que les super-riches, par désir ou parce qu’ils y auraient été contraints, vendent leur richesse et récoltent disons trois fois le Produit mondial brut, en espèces prêtes à aider le monde pauvre. Cela ne pourrait toujours pas augmenter la circulation des biens et services produits dans le monde, sauf marginalement (en supposant que l’inflation résultante ne fasse pas déraper l’économie en tête-à-queue) ; faire cela nécessite de l’énergie, des ressources et la coordination d’un système socio-économique complexe qui est déjà mis à rude épreuve à proximité des limites.

De plus, si toute la consommation personnelle d’énergie et de ressources du super-riche avait été partagée également par habitant dans le monde entier, elle serait à peine notable ; il y a trop peu d’entre eux et de toute façon après le méga-yacht, une paire de collections de voitures et l’entretien de quelques maisons, consommer davantage d’énergie et de ressources demanderait tellement, eh bien, de travail! Par exemple, il y a 60 000 navires de poids supérieur à 10 000 tonnes dans le monde ; un peu de temps sur Google devrait vous convaincre qu’il y a seulement un petit nombre de super-yachts privés de cette taille – c’est un simple hoquet statistique sur le nombre total. La plupart de la richesse des super-riches ne nécessite presque pas de ressources sur le plan mondial, ces gadgets sont seulement d’abstraits marqueurs de statut.

Voilà pourquoi, quand Oxfam dit que les 100 personnes les plus fortunées ont assez de richesse pour mettre fin à la pauvreté mondiale quatre fois, ils sont profondément trompeurs. Ils confondent la richesse réelle avec les revendications virtuelles sur la richesse. Mettre fin à la pauvreté nécessiterait des investissements massifs dans des infrastructures gourmandes en ressources (énergie, eau, déchets, routes, télécommunications) ; l’alimentation (davantage de pesticides à base de combustibles fossiles, les engrais, le drainage, l’irrigation, le stockage, la logistique) ; le logement ; les soins de santé (hôpitaux, cliniques, médicaments, équipement, formation), et l’éducation. Cela ajouterait une exigence énorme sur l’énergie et les ressources, en plus de ce que nous utilisons déjà, qui est à sa limite.

La seule chose possible que nous puissions faire au niveau mondial pour fournir de l’investissement, de l’énergie et des ressources aux pauvres est de le prendre dans le monde plus riche qui utilise réellement des ressources, et non pas dans des piles de papier et des promesses électroniques. Et ces ressources sont utilisées dans nos aliments, les vêtements, les soins de santé, l’assainissement, les voitures et les jours fériés, les appareils électroniques, les livres, la lumière et le chauffage. Derrière ces biens et services personnels il y a des infrastructures complexes, des usines et encore des usines, du fret maritime et aérien, des écoles et l’administration civile etc., partout dans le monde. Pour élever de manière significative le niveau de vie réel dans le tiers-monde, il faudrait qu’au moins les 25% les plus riches à l’échelle mondiale entreprennent une baisse massive de la consommation, ce qui affecterait même les gens dépendants de la protection sociale à travers l’Europe et, dans un monde interdépendant, causerait des perturbations autour du globe, même pour les personnes pauvres. Cependant, j’ai mentionné que notre système socio-économique complexe est adaptable à la croissance et à l’échelle. Cela signifie qu’une baisse de la consommation d’une telle ampleur provoquerait très probablement un effondrement systémique largement incontrôlable de l’économie mondialisée. L’énergie et l’utilisation des ressources s’effondreraient (80 %, 90 % ?) et ainsi le ferait l’intégration du système dans l’économie mondialisée, mais voici ce qui serait nécessaire pour élaborer et déployer des mesures de lutte contre la pauvreté pour les pauvres du monde, appellation qui inclurait désormais tout le monde !

Bien sûr, le statut compte, il donne le pouvoir, par exemple, comme le fait le sens de la justice. Et l’inégalité a de nombreux corrélats négatifs. Mais je soupçonne les attentes des super-riches d’être beaucoup plus vulnérables qu’eux-mêmes, ou que la plupart des gens, pensent :  il y aura très peu de chances que les latifundia constituent un refuge aussi sûr que lorsqu’elles ont protégé les élites romaines quand leur empire a fané.

Les fournisseurs d’énergie ? Eh bien, si nous ne voulons pas de ces entreprises (ou des sociétés trans-nationales en général), et les déchets produits par l’énergie, les ressources et la fabrication associés aux énergies renouvelables et aux systèmes à combustibles fossiles, alors tout ce que nous devons faire est de cesser de consommer. Et en tant que classe A des consommateurs du monde entier, nous avons beaucoup de possibilités (ce que l’Irlande consacre à l’alcool est équivalent au PIB du Kirghizistan, qui a une population similaire, ce que les femmes britanniques dépensent en cosmétiques est équivalent au PIB de la République centrafricaine). En effet, si le groupe relativement restreint des écologistes du monde développé, les anti-frackers, les partisans de Occupy Wall Street, et les révolutionnaires justes de Facebook réduisaient leur propre consommation, cessaient d’avoir des enfants et détruisaient leur épargne, il y aurait une chance qu’ils puissent faire pencher une économie mondiale déjà vulnérable dans une spirale dépressionnaire qui ferait s’effondrer la consommation d’énergie, les sociétés fournisseurs d’énergie, les émissions de gaz à effet de serre, l’utilisation des ressources, la destruction de l’habitat et tout cela se traduirait par une souffrance catastrophique. Un argument similaire a été posé par David Holmgren récemment dans son article Crash On Demand.

Qu’advient-il de tous ces efforts visant à entraver le changement climatique? Tout d’abord, si l’on veut réduire les émissions, cesser de consommer, alors il n’y a pas besoin de convaincre les gouvernements ou les sociétés – seulement certains de vos concitoyens. Si vous êtes inquiet au sujet des opposants au changement climatique, cessez de les nourrir avec l’attention dont ils se gavent pour se développer, et de toute façon, depuis quand les gouvernements ont-ils besoin d’un consensus total pour faire quoi que ce soit ? Il est assez largement admis à la fois politiquement et dans le monde de l’entreprise, que le changement climatique est un risque réel. La question est le coût, et les entreprises et les gouvernements ne veulent pas payer les coûts de réduction des émissions si cela fait perdre en compétitivité ou entrave la croissance économique. Quelle société se mettrait elle-même en faillite et ses employés au chômage ? C’est particulièrement important lorsque les gouvernements tentent de faire grimper le PIB pour conjurer la hausse de la pression sociale et empêcher le système financier de tomber sur la tête de tout le monde.

Il y a eu des estimations disant que le coût de la réduction des émissions à 550ppm CO2eq serait d’environ 2 % du PIB par an (Stern, estimation révisée). D’autres ont dit qu’il n’en coûterait presque rien. Un problème essentiel est que les économistes ne savent pas comment modéliser l’énergie, ni ne comprennent la dynamique des systèmes complexes. (Une exception notable au premier point est le groupe de Michael Kumhof au FMI, qui a mis au point un modèle énergie-économie plus réaliste pour observer le pic pétrolier, mais, comme ils l’ont accepté, il ne peut pas décrire les effets à grande échelle). Si vous voulez réduire les émissions mondiales de, disons, 3 % par an et vous assurer que les pauvres du monde pourront se permettre d’acquérir un peu d’énergie (en supposant que vous obteniez un accord pour cela), alors vous pouvez utiliser un système tel que le Cap & Share développé par Feasta. Cependant, je soupçonne que cela ne marcherait jamais. Forcer une telle quantité de carbone, et à ce rythme, hors de l’économie mondialisée, équivaudrait à forcer le pic et le déclin de l’utilisation d’énergie par l’économie et à augmenter les prix alimentaires mondiaux. Ce serait appliquer la contraction économique. Encore une fois, une telle contraction est instable, ce serait probablement l’effondrement de l’économie mondialisée dans quelques années et, dans le processus, la destruction de l’ensemble du système de plafonds et de permis. Quelles sont les chances de survie d’un État démocratique acceptant l’instigation d’une telle calamité ? La majeure partie de ce dont nous parlons lorsque nous discutons de la politique sur le changement climatique est tangent aux vrais problèmes, ce qui convient à presque tout le monde : les militants, les opposants, le public, les gouvernements, la CCNUCC et ainsi de suite. Comme je l’ai mentionné dans la première partie de l’entrevue, les émissions de gaz à effets de serre sont susceptibles de chuter très sensiblement de toute façon en raison des effets de la déflation de la dette, des chocs financiers/monétaires et du pic pétrolier.

Dans la même veine, l’un des nombreux privilèges que les Européens ont eus est de ne pas avoir à subir les conséquences massives des nécessaires (à cause des lois de la thermodynamique) déchets, les dangers et la destruction environnementale qui viennent de notre consommation de classe A. Tout cela est surtout tombé aux pieds de gens beaucoup plus pauvres que nous et avec beaucoup moins de liberté d’adaptation. Ainsi, par exemple, si nous protestons contre les éoliennes ou la fracturation hydraulique (le scintillement final de l’âge des combustibles fossiles, avec peu de temps restant à courir), mais ne réduisons pas notre propre consommation ou ne reconnaissons pas notre complicité, nous ne protégeons pas l’environnement en général ; nous protégeons NOTRE morceau de l’environnement, les privilèges habituels de notre groupe de membres du premier monde. Il y a peu de vertu sincère (être-plus-saint-que-toi) là-dedans.

Les politiciens ? Ils sont humains, imparfaits et parfois délirants, élus par les mêmes. Qu’attendons-nous qu’ils fassent ? On peut commander depuis les hauteurs morales en disant que nous voulons la durabilité et que nous voulons notre niveau de vie basique suivant la norme européenne et que nous voulons l’équité mondiale. Mais non seulement c’est impossible du point de vue de l’économie bio-physique, et douteux quant à la façon dont les gens vont réellement se comporter, c’est la culture active de l’évitement et de l’illusion. Si on désire du politique le maintien de nos attentes habituelles, le contrôle de l’incertitude et la main toujours secourable, alors toute politique échouera à nous satisfaire.

Tout cela ressemble à de l’hypocrisie, mais nous devrions être gentils avec nous-mêmes. Comme les psychologues évolutionnistes tels que Robert Trivers et Robert Kurzban l’ont exploré, les interactions sociales sont des exercices de gestion de l’impression. Dans de telles situations, être vu comme altruiste et plein d’empathie envers les autres est un trait précieux ; nous sommes considérés comme faisant partie d’un groupe, une personne qu’il est utile d’avoir près de soi en temps de besoin, et nous arrivons à partager les avantages de la coopération. Mais nous ne sommes jamais parfaitement altruistes. Un comportement qui encouragerait une personne à traiter son propre bien-être et celui de ses enfants ou de sa communauté comme équivalent à celui d’un complet étranger sans relations, serait amené hors d’existence par la sélection naturelle. Au contraire, c’est dans des situations sociales que nous pratiquons l’hypocrisie, qui est la solution cavalière pour paraître altruiste tout en se comportant égoïstement. La meilleure façon de convaincre les autres du sérieux de notre vertu, est de le croire nous-même. La dissonance cognitive est le coût occasionnel de cette séparation mentale des croyances et des actions. Cependant, dans notre propre intérêt / en groupes, vous trouverez généralement que les membres ne font pas allusion à ces complicités, ce qui est l’un de leurs avantages.

Reconnaître ces vérités un peu dérangeantes sera particulièrement important. Comme nous faisons face aux défis à venir, une acceptation de notre complicité et un degré d’humilité serviront à adoucir la conversation sociale plus large dont nous avons désespérément besoin. En concentrant de bon droit toute condamnation sur des groupes petits mais influents, nous signalons à un public plus large que notre situation pourrait être résolue si seulement les cibles étaient aussi vertueuses et aussi sages que leurs critiques. Ce sont des balivernes! Quels que soient les arguments sur les banquiers, les fournisseurs d’énergie et les négationnistes du changement climatique, ils sont marginaux, de la simple mousse par rapport à nos responsabilités collectives et aux défis auxquels nous sommes confrontés. Nous sommes une civilisation complexe en sur-dépassement et nous devrions être reconnaissants d’avoir bénéficié à peu près du meilleur.

Les limites de la croissance sont susceptibles d’être exprimées par le stress économique et financier, puis la désintégration, ce qui signifie que les contraintes écologiques qui sont au cœur de ces limites seront masquées aux yeux de la plupart des gens. Si tout ce qui arrive est que les gens finissent par blâmer les banquiers et les politiciens, nous aurons perdu les idées les plus cruciales que nous devons poursuivre : le sens de la dépendance et de l’inter-dépendance et l’obligation de soigner et entretenir l’environnement qui nous supporte. Nous pouvons également dans notre rage et notre bon droit, finir par remplacer nos institutions politiques imparfaites par une série de valets corrompus – l’excellente série de John Michael Greer sur le fascisme (qui ne ressemblera pas à ce que la plupart des gens en pensent) donne un aperçu narratif de ces processus.

Notre meilleur espoir pour aller de l’avant est d’apprendre à lâcher prise, et une partie de ce que nous devons laisser aller est la colère et l’illusion. Une grande partie du pointage de doigt actuel est fondamentalement conservatrice, car elle cherche à maintenir un statu quo impossible, même si elle arbore une bannière radicale. Mais les grandes conversations dont nous avons besoin sont à engager les uns avec les autres. Et pour cela, nous sommes davantage dans le besoin de guérisseurs blessés (reconnaissants, incertains, compassionnels, complices) que de prophètes rageurs.

– Mais si vous perdez un emploi, vous perdez votre revenu…

Au sens large, c’est la vie ! Nous sommes une espèce en sévère dépassement. Nous, les 10 %, avons eu la meilleure part du gâteau mondial. C’est injuste seulement si vous pensez que vos attentes sont un droit ou que cela vous est dû à vous. Mais par qui ? C’est entièrement conditionné à la viabilité historiquement contingente de l’économie mondialisée auto-organisée et au flux de ressources qu’il fallait. Ces conditions touchent à leur fin et aucun groupe de riches, pas une société, pas une banque centrale, aucun politicien, aucun effort de la communauté ne peuvent changer cela.

Alors oui, les emplois, les revenus et les visions du monde seront brisées. Bien sûr, c’est triste, mais nous devons seulement apprendre à l’accepter, à nous laisser aller. La partie la plus passionnante et nécessaire du débat est de savoir comment nous répondons à ces conditions changeantes. Pouvons-nous apprendre à vivre avec l’incertitude et la perte ? Pouvons-nous nous adapter de façon créative et façonner de nouvelles attentes qui honorent le meilleur des aspirations humaines ? Pouvons-nous nous soutenir mutuellement pour le bien commun ? Donc, on peut se demander si les nouveaux chômeurs sont seulement des victimes, ou si l’occasion leur a été donnée d’être des éclaireurs et des guides pour les nombreuses personnes qui les suivront. Comment alors peuvent-ils être pris en charge dans ce domaine ?

– Que pensez-vous que soient les conditions-clé nécessaires pour un avenir durable?

Nous avons besoin de nourriture de base, d’eau, d’un abri, de la sécurité et de communautés où nos voix sont entendues et respectées. Si cela peut être fait sans porter atteinte aux possibilités de bien-être futur, c’est que nous sommes sur le bon chemin. Une fois que les besoins de base sont pris en charge, et si nous sommes aussi sages et brillants que nous pensons que nous sommes, alors nous ne devrions pas avoir besoin de davantage de choses pour nous rendre heureux et nous divertir. Notre besoin de statut social, par exemple, peut être satisfait par des activités beaucoup plus constructives écologiquement et socialement.

– Si vous avez une estimation, quand pensez-vous que sera atteint le pic de population à l’échelle mondiale?

Je pense qu’il y aura un pic dans la population, mais pas comme les scénarios des Nations Unies le présentent. Notre économie mondialisée complexe a massivement augmenté la capacité de charge humaine de la planète, mais dans le même temps, elle a compromis la capacité de la planète à nous soutenir sans l’économie mondialisée. Si cette économie mondialisée subit un échec majeur – et je pense que c’est probable dans les prochaines décennies – un gouffre va s’ouvrir entre nos besoins réels et ce qui est productible, accessible et abordable. Les défis de mortalité récurrents de l’histoire humaine, la famine, la maladie et les conflits sont des risques très réels. Je pense que dans les sociétés complexes, les risques de la faim et de la maladie sont grandement minimisés, et les risques de violence probablement surestimés par les commentateurs.

Mais cela fait partie de notre défi : la façon dont nous définissons les conditions pour de meilleurs résultats. À la fin, nos dépendances seront largement localisées, ce qui va façonner une vaste gamme de différentes conditions écologiques et environnementales, suivant la manière dont les communautés et les régions interagiront avec leur milieu. Après cela, il y a le choix de savoir qui nous sommes, comment nous nous préparons et si nous avançons à bon escient.

– Pensez-vous que nous pouvons réduire la consommation de combustibles fossiles, disons, entre 80 % et 90 % au milieu de ce siècle ?

Eh bien, je peux voir comment cela va se produire (une baisse de 80 % nous amènerait au niveau de la consommation mondiale d’énergie vers le milieu du XXe siècle). Mais ce n’est pas parce que nous l’aurons collectivement décidé, plutôt parce que les circonstances nous y auront amenés. Et c’est un scénario global possible, que nous pourrions ne pas attendre de découvrir avant que le milieu du siècle n’arrive.

– Pensez-vous que le changement de comportement à grande échelle vers le développement durable est possible?

Les circonstances guideront les comportements. Et la manière dont notre comportement s’adapte aux circonstances va varier. Voilà où il y a des champs de différentes possibilités.

– Quelle est votre empreinte carbone?

Je dirais qu’elle est un peu inférieure à la moyenne pour l’Irlande, mais bien au-dessus de la moyenne à l’échelle mondiale.

– Quelle a été votre plus grande erreur professionnelle?

Dans les premiers jours de ce type de travail, j’ai senti le besoin d’avertir le public, les politiciens et les décideurs ; donc je l’ai fait – en Irlande et ailleurs –, mais cela pouvait être abrutissant. Je pense vraiment que je n’aurais pas dû prendre la peine de le faire, pour diverses raisons – bien que ce ne soit pas une critique des personnes. Maintenant, je préfère travailler avec ceux qui ont déjà fait une partie du chemin, qui sont déjà intéressés et concernés.

Ce qui me fait le plus grincer des dents est mon incapacité à modifier mon propre travail. Trop souvent, j’ai envoyé des publications uniquement pour avoir en retour une boîte de réception pleine de fureur à propos de mon orthographe, de mots manquants, de mots inversés, de calamités grammaticales, mélangeant gauche et droite, positif et négatif. Bien sûr, cela ne contribue pas à ma crédibilité ! J’ai fait de la dyslexie et un peu subsiste encore. Maintenant je me fais aider et ne publie que des textes édités par quelqu’un d’autre… mais quelque chose parvient toujours à nous échapper !

– Dans quel genre de monde vivons-nous?

Toujours immanent, se révélant. En fin de compte, ni bon ni mauvais. Mais je le ressens comme beau, profond, improbable… On ne peut pas être pessimiste sur l’univers et notre place en son sein. Je vais marcher dans la ville maintenant, le long du canal sous les saules pleureurs où les familles nourrissent les cygnes, me vautrer dans l’habituel et le banal, comme le poète Patrick Kavanagh l’a écrit au sujet de cette même promenade. Nous vivons dans la journée, dans chaque bruit de pas, dans la brise sur notre peau et les gens que nous rencontrons. Il n’y a pas besoin de se soucier de l’avenir, le monde dans lequel nous vivons est plus que suffisant.

Alexander Ac travaille actuellement comme chercheur post-doctoral au Centre Global Change Research (Académie des sciences de la République tchèque) dans le domaine de la physiologie végétale et appliquée Rensing à distance. Ses intérêts de recherche comprennent également les impacts du changement climatique sur les systèmes naturels et socio-économiques, le pic pétrolier et les systèmes énergétiques en général, et l’économie de l’épuisement des ressources. L’auteur gère également un blog Halte à la croissance et publie régulièrement dans les journaux.

Partie I: Comment être piégé

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Traduit par Stépĥane, relu par Diane pour le Saker Francophone

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